Archives de catégorie : dîners de wine-dinners

129ème dîner de wine-dinners au restaurant Taillevent jeudi, 18 février 2010

Le 129ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Taillevent. Quand j’arrive à 17 heures, le lieu fourmille de gens qui nettoient, astiquent et ordonnancent. Un restaurant est comme un théâtre, dont le décor doit être fin prêt au lever du rideau. Nous serons dans la magnifique salle lambrissée du premier étage. Les vins sont déjà en position pour que je les ouvre. Je fais la photo de groupe des bouteilles, photo que je ne pourrais pas faire dans ma cave, et j’officie. Le bouchon du Mouton 1962 est d’un liège absolument parfait. Si le bouchon est déterminant, il est une condition nécessaire mais pas suffisante. Car l’odeur me fait peur. Je redoute que ce vin ne soit pas présent au rendez-vous qui lui est donné. L’Yquem 1928 au bouchon d’origine, est d’une couleur d’une rare beauté, de cuivre et de mangue. Je le fais sentir au chef pâtissier pour que nous recomposions ensemble ce qui devra être le dessert. Nous changeons tout : le bavarois aux poires caramélisées devient pomme caramélisée à la noisette. L’odeur de l’Yquem à ce stade est un miracle. Le Petit Village 1950 m’étonne, car les pomerols de 1950 sont d’une solidité absolue. Je le trouve torréfié et son bouchon m’indique qu’il a certainement subi un coup de chaud. Les autres vins n’appellent pas de remarque particulière, mais le doute sur le Mouton me pousse à ouvrir le vin de réserve, un Beaune de 1969, même si le besoin n’existe pas, car nous aurons treize vins pour onze personnes. Il est des dîners où ma confiance dans les vins ouverts est totale. L’incertitude du Mouton et peut-être aussi celle du bourgogne de 1943 me déplaisent, car j’aime bien les repas « sans faute ». Nous verrons.

Les arrivées s’étalent dans le temps selon un travers « à la française » (en anglais dans le texte). Notre assemblée comporte une majorité de nouveaux. Un fidèle de la première heure a invité des relations d’affaires, trois journalistes dont une japonaise apportent l’élégance féminine à notre table et trois jeunes donnent au dîner la fraîcheur et la gaîté, le fils et le gendre d’un ami assidu de mes dîners ainsi qu’une jeune vigneronne enthousiaste pour son métier.

Nous prenons le premier champagne debout ce qui me permet de donner les explications d’usage. Le Champagne Pol Roger 1993 a dix-sept ans, ce qui ne se remarque pas, tant il est d’une belle jeunesse. Il est élégant, très champagne, et manque peut-être d’un peu de folie.

Nous passons à table. Le menu créé par Alain Solivérès est ainsi rédigé : Œufs brouillés à la truffe / Coquilles Saint-Jacques marinées à la truffe noire / Foie gras de canard et légumes d’hiver en pot-au-feu / Epeautre du pays de Sault en risotto à la truffe noire / Pigeon façon Bécasse / Stilton, marmelade d’oranges / Pomme caramélisée à la noisette / Palet au chocolat parfumé au Rooibos.

Le Champagne Krug Vintage 1989 est un champagne d’une puissance de conviction impressionnante. Il représente un bon jalon de l’échelle des âges, car à seulement quatre ans de plus que le précédent, on sent qu’il a franchi un cap. Il a toujours une belle jeunesse, mais les premiers signes de maturité se font sentir. La jeunesse est florale et la maturité est fruits confits. L’accord avec les œufs brouillés est poli, mais le champagne n’est pas ce qui correspondrait le mieux à ce plat dont un détail me gêne : il ne faudrait pas donner des cuillers en métal argenté quand il y a de l’œuf.

Tous les plats qui vont suivre vont être associés à deux vins. Et j’ai eu l’envie de m’écarter pour une fois des codes habituels. J’ai senti que le Petit Village avait une similitude de parfum avec le vin espagnol aussi ai-je décidé de faire des couples de régions différentes. Trois fois nous réunirons un bordeaux et un bourgogne sur le même plat, puis un bordeaux et un espagnol. Que donnera l’expérience, je n’en ai aucune idée au moment où je la décide.

Le Château de Francs, bordeaux blanc 1980 fait partie de ces fantassins que j’aime inclure dans mes dîners. Il nous faut explorer les belles étiquettes, mais aussi laisser la place aux vins plus ordinaires qui font partie du voyage que nous voulons accomplir. Le vin est solide, charpenté, avec une jolie acidité. Il est un peu court, bien sûr, mais la coquille Saint-Jacques lui donne du coffre. A côté de lui, le Bâtard Montrachet 1993 domaine Pierre Morey est beaucoup plus accessible, car on est dans une gamme de goûts connue. Le vin est fruité, goûtu, et la truffe lui apporte de la fraîcheur. C’est un vin très agréable. Déterminer quel est le meilleur des deux est vraiment une question personnelle car chacun doit puiser dans sa mémoire ou ses références pour accrocher la médaille au cou du préféré. J’ai une petite tendance à considérer que la charpente du bordelais correspond mieux au désir de la coquille. L’expérience de faire cohabiter ces deux vins dissemblables est intéressante et enrichissante.

Le foie gras poché est une merveille. Le Château Tertre Daugay 1955 Saint-Émilion crée un accord que j’aime car la continuité gustative est saisissante. Le vin est riche, structuré, avec le charme solide d’un beau saint-émilion. Et l’année 1955 est en ce moment dans une phase de plénitude. Sa sérénité enlève toute ride à son beau visage. A côté de lui, puisque les régions s’entrecroisent, est servi le Clos Vougeot Drouhin-Laroze tasteviné 1943. La Bourgogne est belle à cet âge, avec ses trois quarts de siècle. Mais le message est un peu simple. Il est plaisant car il est bourguignon, mais le charme est du côté du solide bordeaux. L’accord des deux vins avec la chair du foie et même avec les petits légumes joliment traités est beau et entraînant.

Nos narines succombent lorsque l’assiette d’épeautre exhale le parfum de l’abondante truffe. On me sert en premier, pour goûter, le Château Mouton Rothschild 1962 Pauillac. J’avais tellement insisté sur la mort plus que probable de ce vin, qui m’avait poussé à ouvrir le Beaune associé sur ce plat au Pauillac que je ne peux contenir l’étonnement que je ressens. Car si le nez est plutôt peu expressif, la bouche est absolument parfaite. Le vin est riche, beau, chaleureux et chatoyant. Mon erreur de diagnostic est patente. A côté de ce vin, le Beaune Les Cent Vignes Caves Nicolas 1969 dont l’odeur initiale m’avait convaincu fait maintenant plus frêle. Il est, lui aussi, un bourguignon charmeur, mais la finesse de trame du Mouton emporte les suffrages. L’accord du Mouton avec l’épeautre est d’une émotion de même nature que celui du lobe de foie avec le Tertre Daugay. Je me sens un peu bête d’avoir diagnostiqué une mort quasi certaine d’un vin qui aura tenu son rang sans qu’on puisse le critiquer, seul son parfum étant un peu en dedans. Voici un vin que pratiquement tout le monde aurait jeté, tant l’odeur initiale était rebutante, et que le temps a sauvé, puisqu’il a été ouvert six heures avant son service.

Alain Solivérès, avec qui j’avais mis au point les derniers réglages avant le repas, m’avait annoncé un pigeon servi en force. Et c’est vrai qu’il est sacrément fort ce pigeon. J’avais suggéré une infime trace de café dans la sauce pour accompagner deux vins aux notes torréfiées. Lorsqu’on prend sur la pointe du couteau une goutte de sauce, la continuité avec les deux vins est parfaite. Le Château Petit Village 1950 Pomerol ne donne plus l’image classique du pomerol. Il a dû avoir un coup de chaleur, dont on lit la trace sur la tranche du bouchon, et son goût torréfié n’est pas déplaisant mais a perdu de son authenticité. A côté le Vega Sicilia Unico 1964 est d’une richesse conquérante. Ce vin puissant a la quarantaine rugissante. Il est dans l’explosion de sa virilité. La puissance du pigeon était faite pour lui, et l’accord sur des saveurs mouvantes et fortes se crée magiquement.

La plus jeune femme de la table étant vigneronne à Barsac, j’avais décidé d’ajouter un vin pour le plaisir de le boire à l’aveugle, afin de recueillir des commentaires. Et autour de la table, deux convives ont suggéré Yquem, ce qui est flatteur pour le vin, la jeune vigneronne suggérant une autre région, selon une hypothèse plausible. Il s’agit d’un Clos Champon-Ségur Loupiac 1961 qui démontre une fois encore que les liquoreux des « petites » régions bordelaises, dans l’ombre de Sauternes et Barsac, sont capables de créer de grands vins.

Quand apparaît Château d’Yquem 1928 Sauternes, le silence se fait car la couleur de ce vin est magistrale. Elle est cuivres, ors et mangues mêlés. Le vin au bouchon d’origine a un parfum d’une élégance absolue. C’est Loulou de la Falaise habillée par Yves Saint-Laurent. En bouche, c’est la race qui s’impose en dictatrice. Quel grand vin à la profondeur et à la complexité infinies ! Nous lisons une page de la perfection que peut représenter Yquem. Le dessert, joliment signé d’un caramel calligraphe, est élégant et approprié à l’Yquem auquel il ne fait pas la moindre ombre. Il est déjà bien tard, ce qui affadit nos aptitudes à l’extase, mais savons que nous tutoyons le divin.

Le Quinta do Noval Nacional 1964 Porto dont l’étiquette dit ‘from prephylloxeric grapes’ est un porto extrêmement élégant. Tout en lui est douceur. Le pruneau est noble. L’alcool est discret, la fraîcheur est belle. J’adore ce porto très élégant, profond, à la trace en bouche interminable sans pression exagérée.

Il est bien tard quand il nous faut voter. Sur treize vins, onze figurent dans les votes ce qui me fait plaisir. L’Yquem 1928 accapare beaucoup de places de premier : huit sur onze votants, les autres premiers étant Mouton 1962 (eh, oui !), Vega Sicilia Unico 1964 et le Quinta do Noval Nacional 1964.

Le vote du consensus donne des scores très proches pour les deuxième, troisième et quatrième, après l’écrasante suprématie du premier : 1 – Château d’Yquem 1928, 2 – Château Mouton Rothschild 1962, 3 – Vega Sicilia Unico 1964, 4 – Quinta do Noval Nacional 1964.

Mon vote est : 1 – Château d’Yquem 1928, 2 – Quinta do Noval Nacional 1964, 3 – Château Tertre Daugay 1955, 4 – Château Mouton Rothschild 1962.

Nous étions dans le plus beau salon de restaurant qui se puisse imaginer. L’art d’Alain Solivérès est d’une maturité qui s’affirme de plus en plus. Nous avons exploré des vins aux profils contrastés. Il est apparu qu’en comparaison, les bordeaux ont le plus souvent brillé. Il y a eu, comme cela arrive parfois, un vin « Lazare », qui ressuscite contre les prédictions du mage Audouze, peu voyant pour ce Mouton. Et il y a eu l’illumination d’un vin qui fait partie du Panthéon du goût du vin français, un Yquem 1928 au bouchon d’origine simplement magistral. Ce fut un grand repas.

129ème dîner – photos des vins jeudi, 18 février 2010

Champagne Pol Roger 1993

Champagne Krug Vintage 1989

Château de Francs, bordeaux blanc 1980

Bâtard Montrachet 1993 domaine P.Morey

Château Tertre d’Augay 1955 Saint-Emilion

Château Petit Village 1950 Pomerol – la bouteille a été gardée dans un papier de couleur qui a marqué l’étiquette.

Château Mouton Rothschild 1962 Pauillac – l’étiquette se détachant a été remise avec un vilain ruban adhésif.

"son tendre velouté séduit les plus rebelles" dit l’artiste qui a dessiné l’étiquette

Un vin de réserve a été ajouté du fait des craintes que me donnait le Mouton. C’est un Beaune les Cent Vignes Caves Nicolas 1969

Clos Vougeot Drouhin-Laroze tasteviné 1943 – l’année est très lisible, le fait que le vin a été tasteviné par Drouhin Laroze aussi. Mais le nom du vin est plus difficile à deviner

Vega Sicilia Unico 1964

J’ai ajouté un "vin mystère" bu à l’aveugle : Clos Champon-Ségur Loupiac 1961

Château d’Yquem 1928 Sauternes – le bouchon est d’origine ainsi que l’étiquette, dont je n’ai pas enlevé la protection pour la photo. On voit la magnifique couleur de ce vin.

Quinta do Noval Nacional 1964 Porto from prephylloxeric grapes

dîner du 11 décembre – les vins vendredi, 11 décembre 2009

Magnum de Champagne Pol Roger Cuvée Winston Churchill 1990

Champagne Dom Pérignon Oenothèque 1975

champagne Moët & Chandon 1952

Magnum de Champagne Salon 1985

Bâtard-Montrachet Domaine Fleurot-Larose 1930

Magnum de Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1982

Montrachet Bouchard Père & Fils 1989

Château Malartic-Lagravière rouge 1947

Clos de Tart 1985

Mazis-Chambertin Domaine Faiveley 1979 (n’a pas été ouvert, du fait de l’absence de Bernard Hervet)

La Romanée Domaine Comte Liger-Belair 1988

Magnum de Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1946

Chateau Rayas Chateauneuf-du-Pape 1990

Champagne Krug année 1976

Château de Fargues 1990

Château Lafaurie-Peyraguey 1945

le vin surprise ajouté au dîner de vignerons vendredi, 11 décembre 2009

C’est le jour du dîner que j’ai pris possession de ce Volnay Clos des Mouches Café Anglais 1885, le plus vieux bourgogne proposé à la vente d’une partie de la cave de la Tour d’Argent qui s’est tenue il y a seulement quatre jours.

Ce vin a ému tout le monde (voir récit) et en particulier Aubert de Villaine qui a reconnu les émotions des vins préphylloxériques.

128ème dîner, 9ème dîner avec des vignerons – photos vendredi, 11 décembre 2009

Les vins du dîner (il manque le Volnay 1995 et le Rayas 1990)

les bouchons

Le Bâtard-Montrachet 1930 et le Malartic-Lagravière 1947

Le Fargues 1990 (pourquoi deux capsules ?) et le Lafaurie-Peyraguey 1945 certainement reconditionné par la maison Cordier

.

Le Corton-Charlemagne Bonneau du Martray 1982 et le Montrachet Bouchard P&F 1989

Il faut imaginer que le bas du bouchon était comprimé au point d’avoir la même épaisseur que le haut !

les plats du menu

la photo ne montre pas assez la forêt de verres que nous avions sur la table

le 9ème dîner des amis de Bipin Desai avec des amis vignerons vendredi, 11 décembre 2009

Le dîner que je vais raconter est un moment important de ma vie de passionné de vins. C’est un moment de bonheur et de fierté. Comme dans tout roman, il faut ficeler l’intrigue. Commençons par le premier bout de ficelle.

Bipin Desai est un collectionneur américain d’origine indienne, professeur de physique quantique à Berkeley, qui réalise les plus grandes dégustations verticales de la planète en faisant appel aux apports d’autres collectionneurs et de vignerons. Nous nous sommes connus en 2000 lors d’une dégustation des trente plus grands millésimes d’Yquem depuis 1893. Bipin ne me connaissait pas. Il lui manquait deux millésimes. Quelqu’un lui dit que je pourrais les avoir. Je les ai. Ma participation aux trois repas se décide. Bipin et moi sommes depuis cette fabuleuse verticale devenus des amis.

Nouons une deuxième ficelle. Bipin vient chaque année deux ou trois fois en France, conduisant avec lui un groupe d’amateurs américains. Ils enchaînent les trois étoiles, les repas gastronomiques et les visites de domaines à une cadence effrénée. Depuis 2001 une habitude est devenue un rite : j’organise chaque année un repas que l’on a baptisé « le dîner des amis de Bipin Desai », où sont invités principalement des vignerons qui apportent des bouteilles de leur cave. J’organise ces dîners comme des dîners de wine-dinners aussi le 9ème dîner des amis de Bipin Desai est-il le 128ème dîner de wine-dinners.

Tirons un autre petit bout de la pelote. Nous sommes un vendredi. Lundi dernier démarrait la vente très médiatisée d’une partie de la cave de la Tour d’Argent. Il « fallait » donc en être. Or quand on regarde le catalogue, il n’y a pas grand-chose : pas de vins de la Romanée Conti ni de Coche-Dury, ni de Pétrus sauf un. L’essentiel est de petites années récentes. Comme il fallait une accroche, il y a de très vieux alcools et quelques lots de vins du 19ème siècle. Comme dans toutes les ventes il y a des prix irrationnels du fait de l’ivresse de la vente ou de la compulsion, et parfois des prix très bas, car nul ne surenchérit.

J’ai pu mesurer à quel point je ne suis pas raisonnable, car à côté de quelques bonnes pioches, j’ai payé pour certains vins des prix doubles de ce qui s’obtient en n’importe quelle boutique. Compte tenu de l’ambiance fébrile où les prix les plus fous se multiplient, je quitte la salle après le lot 200 alors qu’il y en a encore plus de 1.600. Pour la suite de la vente qui dure deux jours, je donne des ordres écrits pour ne pas avoir la tentation d’enchérir en salle. Mercredi matin, je me présente pour payer et l’on me tend un bordereau qui ne comprend que des lots que j’ai achetés en salle. Aucun de mes cinquante ordres supplémentaires n’a eu de succès. Mes achats sont enlevés à leur lieu d’entreposage dans Paris et je me rends le jour même à une autre vente où des lots peuvent m’intéresser. C’est à l’hôtel Régina et je vois le jeune commissaire priseur guilleret qui ne cesse de dire : « nous faisons mieux que la Tour d’Argent », car la même folie acheteuse gagne la salle. J’obtiens des lots lorsque mon bras ne se baisse pas assez vite, mais aucune des cibles que j’avais repérées ne viendra dans ma cave car les prix sont trop élevés.

Il y avait dans la vente de la Tour d’Argent, hormis des alcools du 18ème siècle seulement huit bouteilles de vin du 19ème siècle, deux bordeaux de 1870 et six bourgognes de 1885, aux descriptions peu engageantes : une basse, deux vidanges, une grande vidange et deux à moitié vides. Je n’avais remis d’ordre que pour la seule qui ne soit pas vidange, la basse.

Jeudi matin, un mail de confirmation de la maison de vente comporte deux bordereaux : celui que j’avais déjà payé et dont les lots avaient rejoint ma cave, et un deuxième bordereau où il apparaît que j’ai obtenu la bouteille de Volnay Clos des Chênes Café Anglais 1885 annoncée basse. Je fais part de ma contrariété à la maison de vente, car je me vois obligé de recommencer un processus de paiement et d’enlèvement car le deuxième bordereau n’avait pas été joint au premier. Après avoir râlé juste ce qu’il faut, je peux le vendredi en début d’après-midi prendre possession de mes achats de l’hôtel Régina et cette bouteille de la Tour d’Argent. J’examine la bouteille et il m’apparaît que le niveau est nettement vidange et non basse. J’appelle l’expert de la vente pour lui faire part de ma constatation. Je le sens gêné au téléphone. Il n’a pas l’intention de me reprendre la bouteille alors que c’eût été logique. En regardant au travers de la bouteille très sale, je peux imaginer que la couleur du vin soit acceptable. Je demande que l’on se souvienne que je ne fais pas d’esclandre, et je prends la bouteille.

Voici le quatrième bout de ficelle de cette intrigue : dans ma voiture, je gamberge. Ce soir, il y aura autour de la table tout ce qui se fait de plus grand dans le monde du vin. Jamais je ne trouverais une assemblée aussi prestigieuse pour partager une telle bouteille. L’idée me démange. Compte tenu de la générosité de chacun, il y a déjà beaucoup trop à boire. Mais la folie m’excite : je demanderai ce soir à mes amis s’ils veulent partager cette bouteille incertaine, accroche médiatique de la vente de la Tour d’Argent.

A 17 heures le restaurant Laurent m’accueille avec toujours autant de gentillesse pour l’ouverture des bouteilles. Daniel sera le sommelier qui accompagnera le voyage que nous allons faire. Les vins étant récents, je ne rencontre aucune difficulté. Dans le noir au premier étage, allongé sur la moquette, un petit complément de sommeil me permet de reprendre des forces, car le souvenir du dîner de la veille pèse encore sur mon organisme. A partir de 19h30 les convives arrivent : Mmes Pamela de Villaine et Silke Audouze, MM. Jean Berchon, Florent Daujat, Didier Depond, Richard Geoffroy, Olivier Krug, Louis-Michel Liger-Belair, Alexandre de Lur Saluces, Jean-Charles de la Morinière, Sylvain Pitiot, Aubert de Villaine. Les apporteurs des vins seront indiqués entre parenthèses tout au long du récit.

Avant que tout le monde ne soit là nous prenons l’apéritif dans la belle rotonde de l’entrée du restaurant. Nous commençons par un Champagne Pol Roger Cuvée Winston Churchill en magnum 1990 (Patrice Noyelle qui ne pouvait venir mais s’est fait représenter par cette bouteille). Dès la première gorgée, on se sent bien. Ce champagne est rassurant, car il est très champagne et très compréhensible. On le boit avec facilité, car il est très équilibré, dans des notes de jaunes, qu’il s’agisse de citron ou de mirabelle. Un champenois présent me dira qu’il manque d’un petit grain de folie. C’est vrai, mais le parti pris de la sérénité est convaincant.

Avec le deuxième champagne d’apéritif, c’est un coup de barre à 90°. On change de cap. Le Champagne Salon en magnum 1985 (Didier Depond) est l’opposé du précédent. C’est un hors bord cigarette au bruit assourdissant qui succède à la péniche de croisière sur les canaux. On se sentait bien et voici que l’on caracole. Disons-le tout net, ce Salon en pleine possession de ses moyens est un champagne fou que j’adore. Son côté canaille m’interpelle.

Nous passons à table et le menu préparé par Alain Pégouret est un régal absolu : Arlettes aux épices et Rôties au thon fumé / Crème de champignons en cappuccino / Foie gras de canard et gibier cuits en terrine / Saint-Jacques au naturel, beurre citronné / Homard dans un consommé clair, pleurotes et borage / Trompettes de la Mort juste rissolées, crémeux d’œuf de poule et jaune coulant / Aiguillettes d’une pièce de bœuf rôtie, gratin de macaroni et jus aux herbes / Caille à la rôtissoire, pommes soufflées Laurent / Joues de veau fondantes, moelle, risotto à la truffe blanche d’Alba / Brie de Meaux / Nougat glacé aux coings / Palmiers Laurent.

Bipin fait un court discours de bienvenue et je prends la parole pour demander si mes amis aimeraient partager le Clos des Chênes 1885. Le « oui » est plus massif qu’un référendum du Général de Gaulle. Aubert de Villaine me demande : « vous attendiez-vous à une autre réponse ? ». Je file vite ouvrir la bouteille qui aura ses quatre heures d’aération puisqu’elle sera servie en fin de repas et je rejoins la table.

Le Champagne Moët & Chandon 1952 (Jean Berchon) a hélas un nez dévié. Il y a un léger goût de bouchon, mais il n’y a pas que cela. Le défaut va disparaître puis réapparaître et fort heureusement, en fin de verre, les deux dernières gorgées ont l’intense subtilité de ce vin mythique, car 1952 est une des plus belles réussites historiques de Moët. Je vois Richard qui scrute si l’accord avec le foie gras se trouve sur le Champagne Dom Pérignon Œnothèque 1975 (Richard Geoffroy). Ce champagne est absolument superbe. Il a la fluidité incomparable des Dom Pérignon, avec une précision de trame extrême. Le foie gras est un peu travaillé. Le charme est du côté du champagne, très grand.

Le Bâtard-Montrachet Domaine Fleurot-Larose 1930 (François Audouze) a été présenté sur les mails que j’ai envoyés à tous comme « curiosité ». Car lorsque j’ai cherché des vins pour ce repas, je suis tombé sur cette bouteille d’une année infiniment rare, que j’ai eu envie de partager avec ces amis, car j’aime sortir des sentiers battus. Aubert dit tout de suite : « fatigué ». Or, si l’on accepte de boire ce vin pour ce qu’il est, il a une précision de structure tout à fait enviable. Il n’a plus, bien sûr, les caractéristiques d’un Bâtard, mais il est délicieux et riche de complexités de fruits jaunes de belle ordonnance. Le plus enthousiaste est Jean-Charles qui jure qu’il aurait dit Corton-Charlemagne si ce vin avait été bu à l’aveugle et lui trouve de belles qualités.

Tout le monde applaudit le Corton Charlemagne Bonneau du Martray en magnum 1982 (Jean-Charles de la Morinière) qui est exceptionnel. On peut faire un parallèle entre le Dom Pérignon et ce vin, car il y a cette magique fluidité porteuse de complexité. Le palais pianote sur ce vin raffiné et délicat. Ce qui est amusant, c’est que ce Corton-Charlemagne est servi en même temps que le Bâtard. Et si l’écart de classe est évident, on peut passer de l’un à l’autre sans que l’un n’écrase l’autre. Le 1982 est fluide, d’un final frais très rare.

Le Montrachet Bouchard Père & Fils 1989 (François Audouze) est l’opposé du vin de 1982 comme le Salon était l’opposé du Pol Roger. Le Montrachet passe en force. Extrêmement poivré, puissant, bagarreur, il trouve un superbe écho avec le homard traité en douceur. Si le homard avait eu du poivre, le choc gustatif n’eût été profitable à aucun des deux partenaires alors que le consommé clair rend le Montrachet encore plus brillant. Nous venons d’explorer deux antithèses du vin blanc de Bourgogne.

Comme aucun vigneron bordelais de vins rouges n’avait été assez rapide pour répondre à mon invitation, j’ai ajouté ce Château Malartic-Lagravière rouge 1947 (Alfred Bonnie) qu’Alfred Bonnie avait apporté en secours au dîner de 2007. Il était resté en réserve dans ma cave et avec son autorisation je l’ai inclus ce soir. La couleur est d’un rouge foncé fringant et jeune. Le vin s’impose immédiatement par l’impression de profondeur et de richesse de trame. Ce vin insiste sur les papilles pour montrer combien il est grand. C’est un magnifique vin de bordeaux. Il fallait bien cela pour recueillir l’adhésion de vignerons bourguignons.

Le premier contact avec le Clos de Tart 1985 (Sylvain Pitiot) m’évoque l’arrivée des rois mages à Bethléem ou la vigie qui après des mois de mer crie « terre » en découvrant une île. Car on se dit : « je touche enfin la Bourgogne », avec l’un des exemples les plus précis possibles. Ce vin est la définition de dictionnaire du goût du bourgogne. De plus, aidé par l’aiguillette de bœuf qui est le plat le plus goûteux de ce merveilleux dîner, il brille comme un jeune premier.

La Romanée Liger-Belair 1988 (Louis-Michel Liger-Belair) a beaucoup plus de mal à s’installer en bouche. Il est servi un peu froid, et après avoir réchauffé mon verre, je conçois ce qu’il a de grand, gêné toutefois par une timidité excessive. C’est un grand vin au fumé délicat qui mérite d’être encore attendu.

Le premier contact avec le Richebourg Domaine de la Romanée Conti magnum 1946 (Aubert de Villaine) est exactement ce que j’attendais, voire même un peu plus. Or Aubert dit « on voit bien sûr, qu’il est un peu fatigué ». Rien en ce vin ne l’est. C’est l’expression de ce que l’on doit attendre de 1946 avec même un peu plus de fruité que ce que j’imaginais. Le parfum de ce vin est une signature de la Romanée Conti. Les vignes sont très jeunes, quinze ans tout au plus, ce que l’on ressent dans une léger manque d’ampleur, mais ce vin racé, fruité, bien dessiné pour la première année de vinification du père de Bernard Noblet est un réel bonheur, très belle expression du domaine.

Arrive maintenant le Volnay Clos des Chênes Café Anglais 1885 (François Audouze) acquis ce jour même. Le nez du vin est très pur, sans déviance. Le goût mérite que l’on ajuste son palais pour envisager de le comprendre. Aubert qui était trop sévère pour son vin s’enthousiasme pour celui-ci, dont il sait ignorer les défauts. Le vin délivre un message extrêmement convaincant. Aubert est sûr qu’il s’agit d’un vin préphylloxérique, ce qui explique l’étrangeté de certaines saveurs. Il y a du torréfié dans ce vin, ce qui s’explique par le niveau de la bouteille, mais aussi une belle richesse dont la mémoire est suffisamment vivace pour que ce vin soit adoré par tous. Voilà une bonne pioche, et un témoignage historique de première grandeur. 1885 est l’année qui a été servie lors du mariage des parents de l’un d’entre nous. Hasards et coïncidences ajoutent du sel au plaisir.

Florent ayant été l’invité de la dernière heure, il n’y avait pas de plat prévu pour le Château Rayas Chateauneuf-du-Pape 1990 (Florent Daujat). Nous l’avons bu comme un intermède, ce qui ne lui a pas permis de briller autant qu’il le mérite. Apparaissant très simple après les bourgognes subtils, il n’a pas convaincu certains convives alors que c’est un vin d’une pureté de définition exceptionnelle, juteux et joyeux. Alors que le Brie est prévu pour le Krug, on peut braver des interdits en le mariant au Rayas, et le titillement des papilles est réjouissant. Mais la logique est avec le Champagne Krug en magnum 1976 (Olivier Krug) champagne qui a tout pour lui. Si le miel est évident, c’est surtout la complexité gustative qui m’intéresse, car ce champagne est tout simplement parfait, au final claquant sur la langue.

Le Château de Fargues 1990 (Alexandre de Lur Saluces) est d’un bel or et d’une précision de définition qui fait évidemment penser à Yquem qu’Alexandre a aussi réussi. C’est un grand sauternes et quand arrive le Château Lafaurie-Peyraguey 1945 (François Audouze) d’un or encore plus profond, on se dit qu’avec les sauternes il est impossible de trouver le moindre défaut quand ils sont de ce niveau.

Chacun des amis présents était heureux de connaître enfin ma femme dont ils suivent les aventures culinaires dans mes bulletins. A beaucoup de détails cités je me suis rendu compte qu’ils lisent mes bulletins et s’en souviennent. L’ambiance amicale, la générosité de tous, la chaleur communicative et le privilège d’être ensemble ont créé une atmosphère unique fondée sur l’amitié. J’ai été gratifié de remerciements qui m’ont franchement ému. Un tel dîner est certainement l’un des plus beaux cadeaux dont je pouvais rêver.

On ne vote jamais dans ces dîners de vignerons, mais pour mes archives il me faut choisir et c’est bien difficile. Le premier sera le Volnay Clos des Chênes Café Anglais 1885, parce qu’il procure une émission unique. Le second sera le Château Malartic-Lagravière rouge 1947 parce qu’il s’est comporté de façon remarquable, à un niveau insoupçonné. Le troisième est le magnum de Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1982 parce qu’il est parfait. Cela devient plus difficile ensuite. Nommons trois ex-æquo, le Dom Pérignon, le Krug et le Salon.

127ème dîner – photos des vins jeudi, 10 décembre 2009

Champagne Dom Pérignon magnum 1973

Champagne Henriot Réserve du Baron Philippe de Rothschild 1973

Château Laville Haut-Brion 1994

Château Petit-Faurie de Souchard Saint-Emilion 1955

Cos d’Estournel 1947

Chambolle-Musigny Bouchard Père & Fils 1967

Grand Chambertin Sosthène de Grésigny, Jules Régnier # 1929

Hermitage de Vallouit 1978

Cru d’Arche-Pugneau Sauternes 1948

Château Gilette Crème de tête Sauternes 1953

127ème dîner – photos jeudi, 10 décembre 2009

L’entrée du restaurant est joliment décorée sur un thème de l’Avent

la montée d’escalier a-t-elle été décorée pour mes convives ?

Voici les vins que nous allons boire

merveilleuse surprise que de constater que le millésime du Grand Chambertin Domaine de Grésigny est 1919

les bouchons des vins de la soirée

les plats (voir intitulés dans le compte-rendu)

les merveilles couleurs des deux Bordeaux

coquilles Saint-Jacques lutées et foies gras

le lièvre à la Royale avant et après le service de la sauce

le merveilleux dessert, au joli dessin dans l’assiette

127ème dîner de wine-dinners au restaurant Ledoyen jeudi, 10 décembre 2009

Le 127ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Ledoyen. Une équipe de télévision a proposé de filmer l’ouverture des vins ainsi que le repas, aussi, en accord avec Patrick Simiand, directeur du restaurant, nous occuperons un petit salon, pour ne pas indisposer les tables voisines si nous nous installions comme d’habitude dans la grande et belle salle du restaurant. Dans ce lieu rien n’indique que le pays est en crise, car l’immense salle du rez-de-chaussée est réservée par une société événementielle pour un grand repas, et le salon qui jouxte le notre s’organise autour d’une table de 24 couverts. Le personnel bruisse comme dans une ruche.

L’ouverture des vins est particulièrement facile. Le seul bouchon qui me résiste est celui du Cos d’Estournel 1947, qui tressaute au lieu de glisser en remontant. J’aime les belles surprises. J’avais annoncé à mes convives un Grand Chambertin Sosthène de Grésigny, Jules Régnier. L’année étant illisible, j’ai indiqué : # 1929, c’est-à-dire autour de 1929. Or le bouchon révèle avec une belle netteté qu’il s’agit d’un 1919. Les bourgognes de 1919 étant remarquables j’ai un large sourire, conforté par l’odeur du vin qui est particulièrement aguichante. J’annonce au journaliste qui me pose des questions pendant que j’officie qu’il ne me surprendrait pas que ce vin soit le gagnant des votes de ce soir. Nous verrons ce que l’avenir nous réserve. Les plus belles odeurs sont celle de ce Chambertin, du Cru d’Arche Pugneau 1948 qui est divinement agrume alors que le Gilette Crème de Tête 1953 a un parfum très classique. J’annonce à Vincent, efficace sommelier qui servira les vins ce soir, que nous inverserons sans doute l’ordre de service des sauternes si les odeurs restent ce qu’elles sont près de cinq heures avant leur entrée en scène. Le Chambolle-Musigny Bouchard Père & Fils 1967 a une odeur avenante, tout comme les deux bordeaux rouges. Le responsable du projet télévisuel sent tous les vins et s’étonne que tous puissent être aussi prometteurs.

Notre table ce soir ne comptera que neuf personnes du fait d’une annulation de dernière minute. Des habitués sont présents, l’un des plus fidèles avec un de ses amis fidèle aussi, un nouveau fidèle qui devient assidu et régulier, le couple de japonais attachés à ces dîners dont la femme ne boit pas mais aime l’atmosphère et partager la joie de son mari, un couple de nouveaux venus dont le mari avait assisté à l’académie des vins anciens comme une autre convive qui écrit sur le vin.

J’avais demandé à Vincent d’ouvrir un quart d’heure avant l’heure du rendez-vous le Champagne Dom Pérignon en magnum 1973. Bien m’en a pris, car lorsqu’il me montre le bouchon et me fait goûter le champagne dont la bouteille est restée au frais, je suis inquiet. Le bouchon rétréci est devenu noir en surface, ce qui n’est pas bon. Et si l’attaque en bouche du vin est agréable, l’arrière-goût, bien après le final, est métallique et dérangeant. J’ai bien peur.

Lorsque tous les convives sont présents nous passons à table et le champagne est servi. Rien n’apaise mon inquiétude et ma voisine de droite exprime son dégoût. Mais le pire n’est jamais sûr. Les amuse-bouche sont de remarquables exercices de style mettant en valeur le talent du chef. Certains d’entre eux font oublier en partie la trace désagréable de l’arrière-goût. Par prudence je choisis de faire ouvrir un autre champagne qui puisse accompagner les huîtres, un Champagne Diebolt Vallois Fleur de Passion 2002.

Le menu créé par Christian Le Squer est d’une inventivité remarquable : Huîtres au naturel, belon et fines de claires / Tartare: langoustine-veau jus de carapaces à la vanille / Ecrevisses en croûte de pain virtuelle / Noix de St Jacques lutée jus de cèpes / Foie gras rôti en croûte de pain / Râble de lièvre au poivre, l’épaule façon Royale / Stilton / Ananas épicé en soufflé Passion. Pendant tout le repas, nous serons portés d’émerveillement en émerveillement.

Un des convives trouve que la belon efface toute trace de désagrément du Dom Pérignon alors que pour mon goût, c’est la fine de claire qui transcende le champagne blessé. Et lorsque l’on goûte l’excellent Diebolt Vallois, nous avons tous envie de reprendre du Dom Pérignon, tant il apparaît que le plus ancien a trouvé une complexité remarquable, quand le discours du plus jeune est balbutiant, non encore structuré par comparaison. Le champagne blessé qui aurait été volontiers condamné a retrouvé une partie de sa splendeur, grâce à son attaque en bouche totalement indemne, au point même que ce champagne récoltera deux votes dans le jugement final.

J’avais aussi goûté avant l’arrivée des convives le Champagne Henriot Réserve du Baron Philippe de Rothschild 1973 qui m’avait, par comparaison au Dom Pérignon blessé, fait une belle impression. Au moment où il est servi, j’ai peur d’une infime trace de bouchon mais il n’en est rien. Le champagne est beau, jaune de couleur et de goût, au citron calme et serein. Je le trouve assez exotique et atypique. Le tartare de langoustine et de veau est admirable et le champagne réagit bien sur le jus de carapace que l’on reprendrait cuiller après cuiller à l’infini.

Tous mes amis me disent au service du Château Laville Haut-Brion 1994 : pourquoi un vin si jeune ? Et c’est vrai qu’il est jeune. Mais il a quand même quinze ans et profite bien de son début de maturité. Classiquement il est riche de mille évocations où le fruit vert côtoie le minéral. C’est un beau vin blanc joyeux et l’écrevisse le lui rend bien.

Lorsque mes amis constatent que la noix de Saint-Jacques lutée est prévue sur deux bordeaux plus que cinquantenaires, ils sont étonnés de l’audace. Or, dès la première gorgée, la continuité gustative entre le Château Petit-Faurie de Souchard Saint-Emilion 1955 et le plat est saisissante. On ne pourrait pas imaginer meilleur mariage. Pour certains autour de la table, c’est le Cos d’Estournel 1947 qui se marie au mieux avec le plat, mais je pense que le Saint-Emilion épouse mieux la coquille que le Saint-Estèphe, alors que c’est l’inverse sur le diabolique jus de cèpe, qui a sa vie propre, car il n’est pas essentiel pour l’accord avec le mollusque, créant son propre accord avec les vins. Les couleurs des deux vins sont profondes et saisissantes de jeunesse. Le Cos a une trame d’une rare profondeur alors que le Souchard joue sur son élégance. Le Cos est riche et profond, sérieux comme un Pape, alors que le Saint-Emilion nous aguiche par son charme. Les votes favoriseront le Cos, plus grand sans doute, mais il convient de signaler l’excellente tenue de ce 1955.

J’ai rarement mangé un foie gras aussi pur que celui réalisé par Christian Le Squer. Alors, pour les deux bourgognes, c’est du velours. Le Chambolle-Musigny Bouchard Père & Fils 1967 est absolument charmant. Lui aussi sans âge, tant il fait jeune, il joue très largement au dessus de son appellation. Il est agréable, sans souci, vin d’une extrême facilité en bouche, ce mot devant être pris comme un compliment. Mais à côté de lui, se trouve une pure merveille. Le nez du Grand Chambertin Sosthène de Grésigny, Jules Régnier 1919 est d’une pureté exceptionnelle. C’est le bourgogne dans la perfection de sa définition. En bouche ce qui frappe tout de suite, c’est que le vin est intemporel. Il est inimaginable qu’il puisse avoir 90 ans, tant il est serein, riche, équilibré, velouté, doucereux, tout en ayant gardé une délicate acidité. C’est un vin dont je suis amoureux, qui provient d’une cave achetée il y a plus de dix ans, peut-être vingt, dont tous les vins ont été des splendeurs. Toute la table ressent une grande émotion.

Le râble de lièvre est d’une puissance extrême. Alors que le chef breton est surtout connu pour sa mise en valeur originale des produits de la mer, il nous fait ici l’étalage d’un talent majeur pour exécuter ce plat. Alors, même si l’Hermitage de Vallouit 1978 est un très beau vin toujours présent à tous rendez-vous que je lui donne, il doit laisser la vedette au plat. Et il a raison, car il joue son rôle d’accompagnateur, qui apaise la bouche emportée dans le maelstrom gustatif d’un lièvre fou de richesse.

Goûtant les deux sauternes, je confirme à Vincent qu’il faut inverser l’ordre de service. Le Château Gilette Crème de tête Sauternes 1953 accompagne le Stilton. J’ai déjà bu des Gilette beaucoup plus inspirés que celui-ci, qui joue en-dedans, sans émotion particulière.

Le dessert est délicieusement dosé pour mettre en valeur le Cru d’Arche-Pugneau Sauternes-Preignac 1948 qui nous offre une prestation très largement supérieure à ce que j’attendais. Le nez est riche, pointu d’agrume frappé de poivre et en bouche c’est un festival d’agrumes, d’écorces d’oranges amère et de fruits confits.

Nous sommes tous saouls de ces découvertes culinaires décoiffantes, originales et osées. Si l’on met à part le Dom Pérignon, objectivement fatigué et blessé, dont nous avons extirpé le message au forceps, tous les autres vins étaient sans âge, tant ils avaient atteints une sérénité et un équilibre intemporel.

Nous ne nous sommes que sept à voter car une des convives, telle Cendrillon, s’est éclipsée avant minuit. Le 1947 et le 1919 figurent tous les deux dans les sept votes ce qui est remarquable. Seulement trois vins ont eu les honneurs d’être nommés premier, le Grand Chambertin Sosthène de Grésigny, Jules Régnier 1919 quatre fois, le Cos d’Estournel 1947 deux fois et le Château Laville Haut-Brion 1994 une fois.

Le vote du consensus serait : 1 – Grand Chambertin Sosthène de Grésigny, Jules Régnier 1919, 2 – Cos d’Estournel 1947, 3 – Cru d’Arche-Pugneau Sauternes 1948, 4 – Chambolle-Musigny Bouchard Père & Fils 1967.

Mon vote est : 1 – Grand Chambertin Sosthène de Grésigny, Jules Régnier 1919, 2 – Cru d’Arche-Pugneau Sauternes 1948, 3 – Cos d’Estournel 1947, 4 – Chambolle-Musigny Bouchard Père & Fils 1967.

L’accord le plus sublime, car le plus innovant, c’est la coquille Saint-Jacques avec les deux bordeaux. Le plus envoûtant, sensuel, c’est le foie gras avec les deux bourgognes. Un accord au vin dominant le plat est celui de l’Arche Pugneau. L’accord au plat dominant le vin est celui du lièvre. Nous avons vécu une succession d’émotions ébouriffantes. Le chef Le Squer est au sommet de son art. Le service des plats et des vins a été parfait. Ce 127ème dîner est à marquer d’une pierre blanche.