Archives de catégorie : dîners de wine-dinners

89ème dîner de wine-dinners au Grand Véfour mardi, 29 mai 2007

A peine revenu du Sud et sa mer agitée, je viens ouvrir les vins du 89ème dîner de wine-dinners au restaurant le Grand Véfour. Patrick Tamisier, facétieux sommelier à l’humour direct et sympathique sait aussi écouter, échanger, et c’est un plaisir toujours renouvelé de construire avec lui. L’opération d’ouverture se passe avec une extrême facilité. Un vin constitue une énigme renouvelée. Alors que le bouchon du Véga Sicilia Unico 1960 est sec, plein, souple et efficace, celui du Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1963, enfoncé de cinq millimètres a produit dans cet espace vide une considérable poussière noire qui sent la terre, la tourbe et le sous-bois feuillu. Le vin lui-même sent la terre acide et je m’imagine que tout client qui commanderait ce vin dans un restaurant le renverrait ad patres. On sait depuis que je le raconte que ces vins reviennent à la vie et sont souvent brillants comme la suite de ce récit le montrera. Mais un tel aspect me surprend toujours, car on le comprendrait d’un vin de trente ans de plus, mais pas de cet âge là. C’est sans souci que j’ai laissé les vins pour aller saluer mes amis des Caves Legrand et pour flâner dans les jardins du Palais Royal. Je suis entré dans le magnifique écrin de la boutique de Serge Lutens où j’ai acheté le parfum Ambre Sultan, un must de ce créateur. Si je cite cette anecdote c’est en rapport avec le vin. Comme c’est la coutume, les parfumeurs ajoutent au petit paquet fort coûteux des échantillons. Peu de jours plus tard, j’essaie « Chypre rouge ». Et ce parfum a des notes prononcées de réglisse ce qui est incroyable, car mes vins de Chypre de 1845 ont une caractéristique fondamentale, c’est une note intense de réglisse. J’aime ces coïncidences, mais revenons à nos convives.

Notre table de huit a été formée par un de mes amis qui invite des clients. Je m’attends donc à ce qu’il y ait des retardataires. Aussi fais-je ouvrir en plus des vins prévus un Champagne Delamotte 1997 qui doit servir d’intermède ou d’ouverture. Le retard est effectivement au rendez-vous, si je peux oser cette image et le Delamotte joue parfaitement son rôle. 1997 est une année très réussie pour Delamotte, et ce que j’apprécie, c’est la claire définition de ce champagne. Agréable champagne de soif, il rassure par la lisibilité de son message.

Guy Martin a composé un menu qui est l’expression de sa personnalité : Pizza d’asperges vertes, crème de coque et caviar / Bouchées de crevettes « bouquet » / Langoustines juste saisies, d’autres crues assaisonnées aux fruits de la passion / Pigeon rôti au sautoir, patate douce et mangue, jus au bois sucré / Comté 16 mois / Compote et émulsion de mangues, sorbet pomelo / Café et mignardises. Certains plats sont véritablement adaptés aux vins, d’autres sont plutôt des créations personnelles où son talent s’expose sans relation réelle avec le vin. On sait que j’aime quand les chefs épurent leurs recettes au service du vin. Mais retrouver le talent de ce chef dans ce lieu chargé d’histoire est un plaisir qui ne se boude pas. Nous avons le joli salon du premier étage parfaitement calibré pour notre table de huit.

Le Champagne Dom Ruinart rosé 1986 a une couleur peau de pêche d’un charme rare. Comme il y a bien longtemps que je n’ai pas cité Laetitia Casta, il faut bien que je le fasse. Cette couleur est aussi belle que la peau de notre idole. Messieurs, en parlant d’elle, c’est de la République que je parle. La pizza complètement réinterprétée par Guy Martin est un cocktail éventail de goûts créatifs, disparates mais délicieux. Aussi, cet immense champagne de gastronomie est parfaitement à l’aise dans tous les compartiments du jeu, même lorsque Guy Martin, à l’instar de Pierre Gagnaire, repousse les limites de son talent. Ce champagne est un des plus grands rosés que je connaisse, car il sublime la notion même de rosé.

Il y a à notre table un grand amateur de Chablis. Le Chablis Grand Cru "Grenouilles" Louis Michel 1984 est subjuguant, car personne ne l’attendrait à ce niveau d’accomplissement. Il faut dire que les cinq heures d’oxygène lui ont donné de l’ampleur et un gras fort sympathique.

D’une façon assez générale, les vins de Mouton Rothschild ne laissent pas indifférent et il est de bon ton de le toiser dans les milieux de la critique du vin. Je me souviens que mes voisins de table à la dégustation des 1949 hésitaient avant de se rendre compte de la réussite extrême de Mouton 1949. Ici, le Château Mouton Rothschild 1975 est très au dessus de toute image que l’on aurait de ce vin. Là aussi l’oxygène joue un rôle crucial, épanouissant des arômes timides. Il s’agit d’un vin franc, aimable, subtil, dans le pur style de Mouton. A côté de lui le Château Grand La Lagune 1934 est une belle surprise pour mes convives, comme cela arrive souvent, car il brise tous les schémas convenus sur l’âge du vin. La majorité d’entre eux ne pouvait pas soupçonner qu’un vin de 73 ans puisse avoir une telle couleur de jeunesse et un tel allant en bouche. Les détails qui trahissent son âge sont infimes. C’est un vin fort agréable à boire qui confirme une fois de plus que 1934 est une année taillée pour une garde encore longue.

Patrick me donne à goûter le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1963. J’ai dans mon verre la partie la plus pâle du vin et lorsque Patrick a fait son tour de table je lui demande de me resservir un peu « pour homogénéiser ». Cette expression fait rire l’ami qui a organisé cette table. Dès le premier nez, je sais que c’est gagné. Ce vin qui aurait été refusé à son ouverture a retrouvé sa beauté première. Très bourguignon, subtil comme pas deux, ce vin m’enchante par ses complexités sous-jacentes. Il forme un contraste particulièrement intéressant avec le Vega Sicilia Unico 1960 qui est un vin d’un ravissement absolu. Puissant, clair, droit dans ses bottes, ce vin expose directement son message et s’y tient alors que le 1963 minaude. Je deviens de plus en plus amoureux de ces Vega Sicilia Unico anciens. Vins de soleil et de plaisir premier. J’apprécie d’avoir face à moi deux tendances qui m’enchantent : le vin pur apparemment simple mais complexe sous son message franc et le vin qui se drape dans des voiles de séduction, qu’il faut déchiffrer à chaque mouvement de ses graciles épaules. La confrontation méritait d’être faite. Ce Grands Echézeaux est délicat et envoûtant.

Le plus gradé des invités de mon ami avait clairement annoncé son manque d’intérêt pour les vins du Jura, aussi me fallut-il prodiguer des conseils précis pour que le Vin Jaune Arbois Bouvret Père & Fils 1967 soit correctement apprécié. J’avais fait changer le Comté pour un plus jeune, car les 16 à 18 mois sont idéaux et je demande à chacun de mâcher ostensiblement le Comté en secrétant un excès de salive. Ensuite il s’agit de boire le moins possible du vin afin que l’alcool ne domine pas. Cela donne une autre perspective à la combinaison, qui fut agréée par le plus grand nombre.

Le Château d’Yquem 1939 a un nez qui se suffit à lui-même. Il fait partie de ces vins dont le parfum tétanise. Le plaisir du nez est si grand que le bras est paralysé et l’on n’éprouve pas le besoin de boire le vin. Les plus anciens lecteurs se souviennent sans doute de ce Suduiraut 1928 que nous avions gardé en main plus de dix minutes lorsqu’il nous fut servi en compagnie de Guy Savoy assis à notre table, tant l’odeur était paralysante. Nous sommes ici dans le même cas avec des évocations de pamplemousse, de mangue et d’ananas. Tous les fruits de la même gamme de couleur que l’or serein de ce vin sont appelés à s’exprimer dans nos narines. Je fus bien inspiré de faire orienter le dessert vers la mangue, car ce fruit merveilleusement traité fit chanter cet Yquem immense. Je n’aurais jamais soupçonné que le 1939 d’Yquem ait ce charme là. Il n’a pas la solide présence du 1955 récent, mais il a un équilibre de ses composantes qui est assez spectaculaire car ici aucun trait n’est forcé. Yquem sait jouer de son charme dans ces années moins tonitruantes.

La beauté du lieu et l’envie de parler nous poussèrent à goûter un original Rhum du Venezuela Santa Teresa (Ron Antiguo de Solera) pendant que  nous votions. Tous les vins ont eu au moins un vote à l’exception du vin d’Arbois, sans doute à cause de sa position dans le repas entre deux vedettes. L’Yquem 1939 a reçu cinq votes de premier sur huit votants, le Vega Sicilia Unico 1960 a eu deux votes de premier et le Mouton 1975 a eu un vote de premier. Le vote du consensus serait : 1 – Yquem 1939, 2 – Vega Sicilia Unico 1960, 3 – Mouton Rothschild 1975, 4 – Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1963.

Mon vote a été : 1 – Yquem 1939, 2 – Vega Sicilia Unico 1960, 3 – Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1963, 4 – Mouton Rothschild 1975.

Egoïstement, je serais heureux que la mise au point du menu donne l’occasion d’un échange avec le chef ou que nous fassions une analyse a posteriori pour orienter de nouvelles pistes. Car si tout fut marqué d’un grand talent, il est des goûts qui s’accordent moins naturellement avec les vins anciens. Mais le charme du lieu, l’extrême implication d’une équipe motivée par l’excellence, ont fait de ce dîner un grand dîner. La mangue avec cet éblouissant Yquem et le pigeon avec le Vega Sicilia forment des souvenirs impérissables. Ce fut un grand dîner.

dîner wine-dinners du 29 mai 2007 – les vins lundi, 28 mai 2007

Champagne Dom Ruinart rosé 1986

Chablis Grand Cru "Grenouilles" Louis Michel 1984

Château Mouton-Rothschild 1975

Château Grand La Lagune 1934

Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1963

Vega Sicilia Unico 1960

Vin Jaune Arbois Bouvret Père & Fils 1967

Château d’Yquem 1939

 

Curieux habillage de cet Yquem 1939 qui a pourtant une capsule qui provient de l’embouteillage au château.

dîner de wine-dinners du 24 mai 2007 – les vins jeudi, 24 mai 2007

Champagne Napoléon à Vertus, probablement des années 70 ou 80

Champagne Krug Clos du Mesnil 1982

Château Laville Haut-Brion 1958

Château La Mission Haut-Brion 1957

Pétrus mise Jules Van de Velde 1953

Pommard « Grand vin d’origine » 1929

Châteauneuf-du-Pape Clos du Roi, Bourgogne Vieux 1955

Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1964

Tokay Pinot Gris Vendanges Tardives, sélection de grains nobles Hugel 1976

Château de Fargues 1989

Château d’Yquem 1955. Sans la capsule, il serait difficile de dire de quel vin il s’agit.

dîner de wine-dinners au restaurant Laurent jeudi, 24 mai 2007

Le 88ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Laurent. J’ai l’habitude de revenir dans les endroits que j’aime avec une certaine périodicité. J’ai précipité le retour chez Laurent pour deux raisons. L’une, conjoncturelle, c’est qu’au printemps, dîner dans l’agréable jardin est un vrai bonheur. L’autre, plus profonde, c’est de vouloir marquer à Philippe Bourguignon, Alain Pégouret et toute l’équipe que la perte d’une étoile au Michelin n’est pas justifiée. L’expérience de ce soir l’aura confirmé de façon éclatante.

J’arrive un peu avant 17 heures et Daniel, jeune sommelier qui nous servira ce soir avec beaucoup de sens de l’à-propos m’a aidé, sous la supervision amicale de Patrick Lair. Les bouchons s’extraient avec une rare facilité. Les odeurs sont authentiques, saines. La seule qui me fait un peu peur, c’est celle du Laville Haut-Brion, dont la fatigue est certaine. Il y a une chose dont Yquem pourra faire l’économie. Pour vanter de grands parfums, on fait des ponts d’or à Sharon Stone, Charlize Théron ou Monica Bellucci. Yquem n’a pas besoin de cette aide là. Le parfum de l’Yquem 1955 est un danger mortel. On perd son âme devant cette séduction. L’odeur du Tokay m’évoque tellement le litchi que je voudrais qu’on en trouve. Cela eût pris trop de temps, et le foie gras prévu sera encore meilleur.

J’ai le temps d’aller au Cercle Interallié ou quatre vignerons présentent leurs vins de 2006. Pensant retarder le moment où j’enfilerais mon costume car le temps est très lourd, je m’y rends en jean et chemisette. Mais dans ce cadre féerique, et aussi bien dans les jardins qui valent bien ceux dont hérite Nicolas Sarkozy, c’est en cravate qu’il faut être. Je reviens en costume de scène, et l’on m’offre Château Rouget 2006 fort fringant et plaisant et un joli Château Rouget 2001 plein d’élégance. La comparaison n’est pas très favorable au Château la Conseillante, dont le 2006 manque de longueur, et le 2001 manque de vigueur. Le Clos Fourtet 2006 est plaisant, et le Clos Fourtet 2004 est dans une phase renfermée. Le Château Angélus 2006 est absolument brillant, joyeux, et se dévorerait dès maintenant avec un grand plaisir. L’Angélus 2004 est aussi très coincé, dans une phase de discrétion. Ce qui est intéressant, c’est de constater que les 2006 sont à ce moment précis de leur élevage dans une forme éblouissante et se boivent avec une joie goulue. On les mettrait volontiers à table, alors qu’ils sont loin de leur mise en bouteilles. Et les quatre vins de comparaison, soit 2001 soit 2004 sont dans une phase ingrate. Est-ce voulu pour mettre en valeur le 2006 ? Je ne le crois pas.

Je cours vite pour accueillir mes premiers convives. Il y a des habitués et des nouveaux en nombre égal. On compte des origines italiennes, grecques, allemandes en plus des françaises. Les échanges se font parfois en anglais, lorsque le sujet s’y prête.

Le menu, créé par Philippe Bourguignon et Alain Pégouret a toujours une intelligence de la mesure : Toasts au thon fumé et nems croustillants au curry / Salade d’écrevisses aux légumes primeurs, crème acidulée / Flanchet de veau de Corrèze braisé, blettes à la moelle et au jus / Poitrine de pigeon cuite en cocotte, raviolis d’abats, artichauts « poivrade » et fèves / Foie gras de canard poché, bouillon de poule relevé à la citronnelle / Gaufrette fourrée à la crème de lait d’amandes et rhubarbe / roquefort.

Dans le coquet jardin, nous sommes debout dans le bel espace qui nous est réservé quand je donne les recommandations d’usage. Daniel nous sert le Champagne Napoléon à Vertus vers 1975. J’avais donné cette indication d’année, mais le goût et la forme du bouchon me font penser qu’on est plutôt proche de 1966. La couleur est d’un cuivre patiné, la bulle est absente, le nez est délicat. En bouche, il faut une gymnastique intellectuelle aiguisée pour accepter ce champagne, car on est absolument loin de tout goût actuel. Lorsque l’on a admis qu’il s’agit d’un objet champagnisant  non identifié, on commence à comprendre son charme, qui ferait un « malheur » avec du foie gras. Car ce sont ces champagnes évolués (et évidemment non madérisés) qui sont les meilleurs amis du foie gras. Un de mes amis ne cessait de faire part de son étonnement. Et d’un coup, il embrassa ce goût étrange et devint conquis.

La salade a beaucoup de goûts, ce qui égare un peu pour comparer deux vins que tout oppose, le majestueux Champagne Krug Clos du Mesnil 1982 et le Château Laville Haut-Brion 1958. Le Krug est impérial, mais après le Napoléon, il fait presque classique, alors qu’il est d’une complexité qui est l’apanage des grands. Le Laville a une magnifique couleur dorée, d’un or joyeux. Alors que le Napoléon faisait évolué mais sain, celui-ci fait évolué mais fatigué. Je constate que cependant ce vin plait beaucoup autour de moi (il aura même un vote !). Je n’y reconnais pas assez la beauté flamboyante des grands Laville.

Le flanchet goûteux met en valeur deux vins que tout oppose. Le Château La Mission Haut-Brion 1957 est solide, presque noir de couleur, dense comme un fort café, légèrement torréfié, caramel au premier abord. Mais il s’ébroue dans le verre et sa puissance se civilise. La densité est très colorée. C’est un vin beaucoup plus solide que ce que son année évoquerait.

Lorsque j’avais senti à l’ouverture le Pétrus mise Jules Van de Velde 1953, j’avais la narine en éveil, car le risque de faux n’est jamais écarté. Mais l’étiquette d’une banalité à pleurer ne peut être le fait d’un faussaire, et le nez en est une preuve. Cette signature de truffe ne peut tromper. Dans le verre, le vin paraît rose clair si on l’oppose au noir Mission. En bouche le vin est fruité, jeune, joyeux, et ce n’est que progressivement qu’il déclare sa complexité. Ma voisine se pâme tant elle apprécie ce vin raffiné. Il s’agit d’un beau Pétrus. Sans doute pas du niveau du sublime 1959, mais c’est un grand vin.

Le moment de joie le plus intense de ce dîner, c’est d’avoir devant soi trois verres de vins d’un grandissime plaisir. A ma droite, comme on dit dans les combats de boxe, le Pommard « Grand vin d’origine » 1929 bouteille de négoce au niveau irréellement haut dans le goulot, au centre, le Châteauneuf-du-Pape Clos du Roi, Bourgogne Vieux 1955 qui, comme certains princes de la politique de la même longitude, n’a pas su choisir sur son étiquette s’il est bourguignon ou rhodanien. A ma gauche, le vin que j’ai ajouté pour accueillir un convive de plus, Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1964. La couleur du Pommard est invraisemblable. Ce rouge vif appartiendrait à un vin des années 80, soit cinquante ans plus tard. En bouche la clarté du message pur, la joie de vivre évoquent un vin réussi des années 60. Or on est en 1929. Le Châteauneuf-du-Pape est clairement un Châteauneuf-du-Pape. Il a des complexités qui me ravissent, même si sa trame est loin de valoir celles de ces deux voisins. Et l’Hermitage est tout simplement exceptionnel. J’avais bu dans une verticale des 1949 un éblouissant Hermitage la Chapelle 1949. On est dans cette même veine de vins purs joyeux, faciles à vivre, mais capable de titiller les papilles en ajoutant une palette riche en saveurs délicates. Pendant que mes convives s’extasient en faisant des « oh » et des « ah » comme font les enfants les jours de feux d’artifice, je pense que j’ai fait de bonnes pioches en achetant des vins inconnus aussi bien que des connus, qui brillent avec autant de bonheur.

La chair du foie gras est sans doute ce qui se fait de mieux dans ce genre. Et le Tokay Pinot Gris Vendanges Tardives, sélection de grains nobles Hugel 1976 est époustouflant dans son rôle de mise en valeur. Ce vin est éblouissant de complexité. Et il joue aussi bien avec le foie qu’avec le bouillon ce qui laisse pantois mon petit monde. Car il faut essayer le bouillon seul et boire ensuite le Tokay pour comprendre que le vin est capable de mille perfections.

Le dessert à la rhubarbe ne pouvant attendre, nous décidons de le goûter avec Château de Fargues 1989 et de faire, à l’anglaise, l’entrée du roquefort en fin de repas, avec Château d’Yquem 1955. Je n’aurais pas fort parié sur la rhubarbe et le Fargues mais j’ai bien tort. Car l’association dérangeante, surprenante, entraîne dans un tourbillon enivrant. Fargues 1989 est de plus en plus solide. C’est une valeur sûre du sauternais. Mais qui peut oser parler quand sa majesté Yquem 1955 entre en scène. C’est Alain Delon sur scène. C’est l’Yquem parfait qui crée un équilibre entre toutes ses composantes. Il n’et ni trop puissant, ni trop typé. Il est l’expression sereine de ce qu’Yquem doit être. Le niveau dans la bouteille était parfait, le bouchon sain, la couleur de bois de rose, ou de peau de pêche d’une belle vantant les crèmes solaires modérées. En bouche c’est le dixième mouvement de la cantate « Jésus que ma joie demeure ». Dans de tels cas, je ferme mes paupières, je range les osselets de mes oreilles, et je jouis de la perfection de ce qui se fait de plus grand dans le monde du vin.

Toute la table se rend compte que nous avons vécu des moments inoubliables. Le Pétrus 1953 pour certains, la conjonction de trois vins rouges idéaux pour moi, ainsi que l’irréalité de l’accord foie gras, bouillon et Pinot Gris.

Il est temps de voter pour ces onze vins. D’abord,je constate avec un goût de miel suave 9 vins sur onze ont figuré dans les quartés. Je me répète mais je ne cache pas mon plaisir, car cela prouve que l’on apprécie la diversité des vins que je choisis pour ces dîners. Ensuite, et c’est assez extraordinaire, cinq vins ont été votés en numéro un, ce qui est encore plus étonnant, surtout si l’on sait que l’Yquem 1955 a recueilli sept votes de premier sur onze votants. Ainsi, Mission 1957, Pétrus 1953, Hermitage La Chapelle 1964 et Fargues 1989 ont chacun conquis un convive qui aura voté pour eux en premier. Le vote du consensus serait : 1, Château d’Yquem 1955 – 2, Hermitage la Chapelle 1964 – 3, Pétrus 1953 – 4, Pommard 1929.

Mon vote fut : 1, Château d’Yquem 1955 – 2, Hermitage la Chapelle 1964 – 3, Tokay Pinot Gris Hugel 1976 – 4, Pétrus 1953.

Alain Pégouret a travaillé avec talent, le flanchet de veau ayant un goût rassurant confortable et le foie gras surpassant tout ce qui peut se faire. Philippe Bourguignon, Patrick Lair et toute une équipe motivée ont montré un sens du service qui ressemble à s’y méprendre à celui légendaire de Taillevent. La prestation de ce soir vaut largement le nombre d’étoiles qu’on a inopportunément rétréci. La troupe des fidèles de Laurent ne s’y est pas trompée car ils sont tous là. Lorsqu’on y a joute des vins d’une émotion d’un niveau très rare, on se trouve, comme nous le fûmes, au sommet de la gastronomie.

dîner de wine-dinners au restaurant de Gérard Besson jeudi, 26 avril 2007

Le 87ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant de Gérard Besson. C’est un plaisir de créer un repas avec ce chef d’une grande sensibilité pour les vins anciens. Spécialiste des gibiers et de la truffe, il nous a concocté un chef d’œuvre de saveurs : Andouillette du Var, toast grillé / Brioche d’œufs brouillés truffés / Asperges vertes et foie gras poêlé, cuisson de champignons à l’émulsion de truffe / Escalope de ris de veau et morilles au jus / Rouelle de rognon de veau panée sur une simple purée / Dos de bar braisé dans une réduction de Pinot rouge, macaroni fourré / Une puce / Demoiselle en tourte / Une fourme / Mangue retour de Martinique. Si certains intitulés sont furtifs, c’est que les oiseaux le sont aussi.

J’arrive à 16h30 pour ouvrir les bouteilles. Arnaud, jeune sommelier fort sympathique a tout prévu. Les bouchons viennent remarquablement bien sauf pour un, dont une partie a glissé dans le liquide m’obligeant à une opération de sauvetage qui ressemble à la pêche à la ligne dans les fêtes foraines : on croit avoir chopé le gros lot, et l’on entend « raté ».

Notre assemblée compte deux journalistes, un papa gâté par ses fils, un couple d’amateurs australiens, un vigneron au nom fort connu et plusieurs fidèles. Après les recommandations d’usage, nous passons à table et l’on me sert du Champagne Henriot Cuvée des Enchanteleurs 1964. Hélas, le vin est gravement malade au point qu’on ne le servira pas. Nous prenons le vin suivant qui va accompagner les deux entrées. Il s’agit du Champagne Henriot en magnum Cuvée des Enchanteleurs 1959. Nous poussons un ouf, car ces deux bouteilles avaient été apportées par le vigneron présent, et je le sentais ennuyé de l’accident de son vin. Le 1959 est un grand champagne. Sur l’andouillette, il pétille. Les œufs brouillés le rendent plus crémeux, confortable. Cette flexibilité est l’apanage des grands. Nous nous dirons cependant avec mon ami que le 1959 très apprécié de tous n’était pas au sommet de son art.

C’est le contraire pour l’Hermitage La Chapelle Le Chevalier de Sterimberg Paul Jaboulet Aîné 1995 qui brille près de dix fois plus que ce que j’ai goûté dans la cave de la maison Jaboulet. Car tout est ici réuni pour que le vin brille : température de service, oxygénation, et les asperges vertes qui excitent le potentiel aromatique de ce vin très chantant. Nous sommes tous agréablement surpris.

Le Jura, Saint-émilion Réserve Caves Calon 1913 avait offert à l’ouverture des senteurs étonnamment riches et chaleureuses, de framboise et de bonde de fût. Je décidai alors de mettre un bouchon neutre pour conserver intact ce parfum. C’est la même constatation qui me poussa à en faire autant pour le Château La Tour Haut-Brion Graves rouges 1926. Une heure plus tard, sentant à nouveau les vins, je les laissai courir leur vie, bouchon enlevé, pour que l’oxygène les fasse briller. Et c’est un véritable récital de jeunesse que ces deux vins nous offrent maintenant. Ils brillent de jeune folie, la couleur du 1926 étant nettement plus vive d’adolescence. Ce sont surtout les sauces qui ont prolongé le goût de ces deux vins joyeux, l’un dans son acception de la rive droite et l’autre dans son expression de Graves.

Le Meursault Clos de Mazeray rouge Domaine Jacques Prieur 1988 est assez étonnant pour beaucoup de palais. Le dos de bar est tellement bien exécuté que le vin se fait encore plus beau, répondant avec précision au message de la sauce. Je suis un peu plus sur la réserve avec le Volnay-Santenots-du-Milieu Tête de Cuvée Domaine des Comtes Lafon 1981 dont la première gorgée fait un peu simple. Mais le vin s’épanouit dans le verre et le petit volatile goûteux lui sert de coach et le fait se surpasser.

La vraie surprise pour tous, et particulièrement pour le vigneron, c’est l’incroyable perfection du Beaune, B. Chemardin négociant 1934. Toutes les hiérarchies sont à remettre en cause me dit-il plusieurs fois. Car ce petit Beaune de négoce est éblouissant. Il représente une image de la perfection du vin de bourgogne, qui chante sur les papilles en un message complexe et envoûtant. La tourte au goût intense prend une dimension supplémentaire avec le Beaune. Notre table commence à comprendre pourquoi je mêle des vins de toutes origines. Le coup de grâce, s’il devait y en avoir un, est donné par le Château Lassalle Premières Côtes de Bordeaux 1958. C’était la plus belle qualité de bouchon lorsque j’ai ouvert, et le plus beau nez, presque à égalité avec le 1919. Il est maintenant épanoui avec ses touches d’agrumes poivrés, et brille comme un sauternes de grand renom. Mon ami vigneron va de surprise en surprise.

Le Château La Tour Blanche Sauternes 1919 en vedette américaine mérite cette position. Car il remet les pendules à l’heure sur la complexité de sa trame, qu’aucun Premières Côtes de Bordeaux ne peut avoir. Pétulant, aux tons d’agrumes et de mangues, avec des épices délicates, il est accompagné d’un dessert simple comme je les aime, pour un mariage de pur plaisir.

C’est tout naturellement que les votes de premier se concentrent exclusivement sur les trois derniers vins, qui représentent un plaisir parfait. Sur neuf votants le Beaune et La Tour Blanche ont chacun quatre votes de premier, le Lassalle en ayant un. Si l’on exclut de champagne 1964 tous les vins sauf un ont eu au moins un vote. Le vote du consensus serait : 1- Beaune, B. Chemardin 1934,  2 – Château La Tour Blanche 1919, 3 – Château Lassalle 1ères Côtes de Bordeaux 1958, 4 – Le Jura, Saint-émilion Caves Calon 1913.

Mon vote est : 1 – Château La Tour Blanche 1919, 2 – Beaune, B. Chemardin 1934,  3 – Château Lassalle 1ères Côtes de Bordeaux 1958, 4 – Château La Tour Haut-Brion 1926.

Le pari d’avoir mis les abats avant le poisson fut réussi. La cuisine sensible de Gérard Besson a une fois de plus justifié l’attachement que j’ai pour elle. Ce fut fait avec cœur. Le service est attentionné et sympathique. La forme de la table était parfaite. L’ambiance joyeuse nous a conduit fort tard dans la nuit pour enrichir nos rêves du souvenir de grands vins.

dîner du 26/04/2007 – le menu et les vins jeudi, 26 avril 2007

. 87ème dîner de wine-dinners le 26 avril 2007 au restaurant de Gérard Besson

Les vins de la collection wine-dinners

Champagne Henriot 1964

Champagne Henriot en magnum1959

Hermitage La Chapelle Le Chevalier de Sterimberg Paul Jaboulet Aîné 1995

Le Jura, Saint-émilion Réserve Caves Calon 1913

Château La Tour Haut-Brion Graves rouges 1926

Meursault Clos de Mazeray rouge Domaine Jacques Prieur 1988

Volnay-Santenots-du-Milieu Tête de Cuvée Domaine des Comtes Lafon 1981

Beaune, B. Chemardin négociant 1934

Château Lassalle Premières Côtes de Bordeaux 1958

Château La Tour Blanche Sauternes 1919

Le menu créé par Gérard Besson

Andouillette du Var, toast grillé

Brioche d’œufs brouillés truffés

Asperges vertes et foie gras poêlé, cuisson de champignons à l’émulsion de truffe

Escalope de ris de veau et morilles au jus

Rouelle de rognon de veau panée sur une simple purée

Dos de bar braisé dans une réduction de Pinot rouge, macaroni fourré

Une puce

Demoiselle en tourte

Une fourme

Mangue retour de Martinique

dîner au restaurant de Gérard Besson – témoignage d’un participant jeudi, 26 avril 2007

Pour lire le témoignage d’un participant australien qui est venu avec son épouse (enceinte, elle n’a pas bu), et que je rencontrais pour la première fois, 

cliquez : ici

recevant une question d’un internaute, voici ce qu’il répondit :

"I have drunk better wines and eaten better food but I have not had a better night of eating and drinking if this makes sense.
Best Regards
Jeremy"

C’est un beau compliment.

Dîner du 26 avril chez Gérard Besson – les vins jeudi, 26 avril 2007

Hermitage Chevalier de Sterimberg Paul Jaboulet Aîné 1995

Le vin "Le Jura", Saint-Emilion 1913

Château La Tour Haut-Brion 1926 et Meursault Clos de Mazeray Domaine Prieur 1988.

J’ai tenu à ce que l’on puisse lire cette phrase du Dr Morelot en 1831 car il y a une formulation énigmatique : "quand il a été gardé", qui semblerait indiquer qu’on le déclassait souvent ?

Fantastique Beaune 1934 de Chémardin négociant.

étonnante capsule du La Tour Haut-Brion rouge 1926, car ces couleurs étaient réservées aux blancs, habituellement, et capsule du Beaune 1934.

La capsule du Chateau Lassalle Premières Côtes de Bordeaux 1958 est pour moi comme une oeuvre d’art. Et le vin fut absolument délicieux.

La Tour Blanche 1919, star de la soirée avec le Beaune 1934.

Dîner de wine-dinners au château d’Yquem lundi, 16 avril 2007

Une courte sieste fut entrecoupée de coups de fil car les convives arrivent à leur hôtel. A 16h30 précises plusieurs convives me rejoignent dans la petite salle à manger du château d’Yquem. Un photographe va mitrailler mes opérations d’ouverture. Il fait si chaud et la tension est si forte pour moi d’ouvrir des flacons historiques que je sue abondamment pendant cette séance qui durera plus d’une heure et demie. Aucune odeur n’indique qu’un vin serait mort. Des incertitudes existent pour quelques vins. Comment se comporteront le rosé de 1936, le blanc sec de 1912 ou l’algérien de 1945 ? Il faut avoir confiance. Le bouchon de la Romanée Conti très collé résiste mais il est d’une qualité parfaite et a joué son rôle à merveille puisque le niveau est exceptionnel. Certains bouchons s’émiettent ou résistent. Les odeurs les plus spectaculaires sont celles de l’Yquem 1899 et du Chypre 1845. Ce sont des parfums capiteux et précieux. Je suis épuisé après cette séance, plus par l’anxiété que par l’invraisemblable chaleur qui étouffe cette terre sacrée. J’aurais aimé commenter les odeurs avec Sandrine comme nous l’avions fait l’an dernier lors du dîner à Yquem où j’avais ouvert l’Yquem 1861 de ma cave, mais elle était retenue par un groupe de visiteurs. Elle ne sut rien des vins de ce soir.

Nous allons tous nous faire beau et à 19 heures précises nous sommes accueillis par Pierre Lurton, président d’Yquem au sourire rayonnant. Nous visitons les chais et Pierre nous explique ses premières années à la tête d’Yquem, l’un des bijoux qu’il anime. Nous goûtons l’Yquem 2002 beaucoup plus dense que ce que j’avais en mémoire, au fruit très lourd et confit. Par contraste, l’Yquem 2003 est d’une folle élégance, frais, joyeux, badin, amoureux comme le 18ème siècle français. Sa longueur est superbe. J’ai prononcé à son propos au moins quinze fois le mot « élégant », ce qui pourrait sembler un manque de vocabulaire. Mais c’est le mot qui lui convient absolument. Je suis éperdument amoureux d’Yquem 2001 et Pierre sourit de me voir si enthousiaste. Yquem 2001 est parfait. Il s’inscrit dans la trajectoire des plus grands Yquem puissants de l’histoire. Le drame, si c’en est un, c’est qu’il est délicieux maintenant. Trop d’amateurs sont tentés de boire cette merveille alors qu’il aura dans plus de trente ans le charme des 1928, 1937, 1947 et sera peut-être au dessus d’eux.

Pierre fait faire aux convives un tour des jardins au coucher du soleil pendant que je vais contrôler les températures des vins et saluer Marc Demund, traiteur d’yquem avec qui nous avons mis au point le menu : gougères / gambas aux cheveux d’ange / saint-jacques rôties au jus de betterave et émiettés de pistaches / cannelage de saumon et de bar aux agrumes / carré d’agneau et son jus / paleron de boeuf longue cuisson / comté et stilton / gratin de mangues.

Je rejoins le groupe dans le salon lambrissé pour l’apéritif. Le champagne Dom Pérignon 1975 a pour mission de recadrer nos palais après la trace forte qu’ont laissé les jeunes Yquem. Et c’est intéressant de constater que la mémoire des Yquem réjouit le délicieux champagne qui gagne en joie de vivre sans perdre trop de son message originel.

Nous passons à table dans l’élégante salle à manger du château, décorée avec raffinement. Les fleurs d’un mauve délicat composent avec les bougeoirs une table de conte de fées. Pierre Lurton qui nous reçoit dans ce lieu prestigieux me fait face. Il y a autour de la table de solides amis qui ont partagé avec moi Cheval Blanc 1947 à l’Astrance. L’un d’entre eux cumule les galons, puisqu’il a partagé avec moi le Mouton 1945 bu il y a dix jours et va récidiver. Les origines sont françaises, suisses et américaines. La passion est commune.

Le champagne Moët & Chandon 1945 est une des plus belles bouteilles de ma cave car la patine de son étiquette m’émeut comme il serait difficile de l’imaginer. On me sert en premier pour goûter. Instantanément, je me tasse sur mon siège, comme assommé et je crie « ah ! ». C’est très probablement le plus grand champagne de ma vie. La couleur est d’un bel or foncé, la bulle est presque invisible mais elle est présente sur la langue. Si l’on me demandait de décrire les arômes et les saveurs de ce champagne, je serais incapable de le faire. Si l’on me demandait pourquoi je trouve ce champagne extraordinaire, je serais incapable de trouver les mots. Je suis saisi par un vin indéfinissable au goût infiniment bon. J’ai été moins suivi par mes convives dans cette extase, comme on le verra dans les votes, mais je persiste et signe, ce champagne est extraordinaire comme le Moët 1914 que j’ai bu il y a plus de vingt ans. Si l’on se réfère à quelques champagnes inoubliables récents, le Cristal Roderer 1949, le Pol Roger 1921, le Krug 1964 et ce Moët 1945, il est heureux de ne pas les avoir bus ensemble. Car chacun représente une forme aboutie et magique du champagne. Ce serait de l’irrespect de les hiérarchiser. Ce Moët 1945 que j’avais en cave depuis près de vingt ans entre dans mon Panthéon.

Le rosé de Mouton 1936 est une bouteille sans étiquette, dont le nom est lu clairement sur la capsule. Sur le bouchon, il est écrit : « rosé de Mouton Rothschild ». L’information sur l’année suit un cheminement très particulier. Lorsque j’ai acheté ce vin énigmatique, il était dans une caisse en bois neutre, avec un carton épais et plat sur lequel est écrit : « rosé Mouton 1936 ». Cette bouteille a dû être stockée en cave avec le carton adossé au cul de la bouteille. Vin inconnu, sans repère possible, il se présente avec un nez de vieille armoire. Pierre Lurton dit punaise, et c’est vrai. Le vin s’épanouit dans le verre, prend même du fruit, et le léger jus de betterave, couleur sur couleur, lui donne du rose aux joues. Le vin passionne toute la table qui est enchantée de découvrir cette énigme au goût délicat.

Le vin qui est servi en même temps que lui est une autre énigme. La maison de négoce de Luze a mis en bouteilles des Yquem au début du 20ème siècle et à la fin du 19ème siècle. L’étiquette de ce vin est la même que celle qui habille ces Yquem. Mais une mention change tout. Sur l’étiquette, on lit : « Grand vin de Château d’Yquem 1912 , A. de Luze & Fils ». On notera qu’il est dit « de » et non pas « du ». Sur la capsule, gravé en relief : « Graves Royal Sec ». Et c’est là toute la différence. C’est l’ancêtre d’Y, le vin sec du château d’Yquem. Le nez était incertain à l’ouverture. La couleur est d’un jaune gris vert et le niveau assez bas. Divine surprise, en bouche le vin est expressif et de belle densité. Il n’est pas vraiment éblouissant, mais il est très intéressant. C’est un témoignage unique, sans repère possible comme pour le rosé de Mouton 1936. Ce voyage dans l’inconnu passionne tous mes convives.

Le Montrachet Bouchard Père & Fils 1939 avait des poussières en suspension lorsque je l’avais apporté au château il y a un mois. Il en a encore aujourd’hui, mais cela ne gêne en rien. Vendangé sous la neige, ce vin a un caractère assez strict et restera un peu coincé, même quand il s’est ouvert dans le verre. C’est un Montrachet très structuré mais un peu trop sérieux, moins charmant que celui que j’avais bu au château de Beaune.

On nous sert côte à côte Mouton-Rothschild 1945 et Mouton-Rothschild 1918 que j’ai voulu associer car ce sont deux années de fin de guerre. Le 1945 a une couleur d’un rouge vif aussi jeune que celui bu il y a dix jours. Le 1918 a une couleur plus trouble et plus tuilée. Ces deux vins sont de deux mondes différents. Le 1945 est absolument parfait et dégage la même sérénité de structure que celui bu il y a peu. J’ai adoré le 1918, plus typé, plus torréfié, largement plus inhabituel. On le sait en lisant mes bulletins, j’aime les vins qui me surprennent, qui apportent une énigme ou une surprise. Et ce 1918 m’excite beaucoup. Nous aurons avec Pierre une petite joute amicale, car il ne comprend pas que je m’extasie pour le 1918. Il a raison quand il dit que le 1945 est d’une essence supérieure. J’en conviens sans hésiter. Mais le 1918 m’émeut en sortant des sentiers battus. Cette joute avec le sourire ne nous éloigne pas bien longtemps, car Pierre est gagné par une immense émotion lorsqu’il goûte la Romanée Conti  Domaine de la Romanée Conti 1982. Ce vin d’un rouge clair, au nez d’une rare subtilité se présente en bouche avec élégance et distinction. Il est subtil. Je tends à l’associer au mot romantique. C’est un vin en gymnopédie. Lorsque je l’avais ouvert, j’ai eu la tentation de le placer avant les bordeaux, car le paleron risquait de l’écraser. J’ai préféré ne pas compliquer les ordonnancements au dernier moment. Il suffisait de profiter du plat et du vin séparément.

Le plat convenait mieux au Royal Khébir Frédéric Lung, vin d’Algérie 1945. La présence de deux vins comportant le mot « Royal » à six jours du scrutin présidentiel serait-elle un signe de mes intentions ? J’aurai la « politude » de ne répondre qu’en l’isoloir. Le vin algérien est fort puissant, au message simple comme celui des grands vins du Rhône. La bouteille provient d’une caisse d’origine dont j’ai raconté l’achat. Conservée dans un paillon, elle se présente comme étiquetée de la veille. Son niveau dans le goulot est irréel. D’un rouge d’encre, dense, au nez intense, ce vin est un guerrier plaisant. Il lui est cependant très difficile de briller après la Romanée Conti.

Le Blanc Vieux d’Arlay Jean Bourdy 1898 fait partie de ces vins introuvables qui font ma fierté. Comment est-il possible qu’un vin blanc sec de 109 ans (oui, 109 ans) soit aussi jeune et précis ? Là aussi, aucun repère n’est possible pour mes convives. Les 120 vins du Jura que j’ai bus lors d’une historique verticale m’en donnent plus. Je le trouve éblouissant, immense. Je l’adore, car ces vins du Jura m’émeuvent au-delà de tout.

Pierre Lurton, homme pressé par le poids de ses responsabilités ne connaissait pas la liste des vins en se mettant à table. Sa surprise de découvrir le niveau de ceux que j’avais choisis me fit un grand plaisir. Il n’avait été informé que des deux Yquem, le mien et le sien. Ayant consulté les fiches de ces années, il nous donna des informations précieuses sur la climatologie qui explique des données fondamentales que nous trouvons dans nos verres. Yquem 1889 est une expression légère d’Yquem. Le nez est peu prononcé, le goût est subtil, en évocations. J’aime la délicatesse de ces anciens Yquem au sucre léger. A l’inverse, Yquem 1899 a un nez impérieux, un or brun flamboyant, et une trace en bouche indélébile. C’est, à mon avis, la définition du Yquem historique dans sa perfection. Je l’ai évoqué le lendemain avec Francis, le directeur technique, qui conforte cette vision. Il est peut-être un peu plus fringant que le 1893 du fait du format, mais sans doute moins profond.

Nous passons au salon pour déguster religieusement le vin de Chypre 1845 au parfum encore plus intense que l’Yquem 1899, à l’or encore plus profond, et à la trace en bouche d’une profondeur infinie. L’intensité du poivre troue la langue tant ce vin est lourd. Un régal absolu.

Il était temps de voter pour un quarté parmi ces treize vins. Douze vins sur treize ont eu un vote, ce qui est pour moi le plus grand des cadeaux. Car cela accrédite le choix que j’ai fait et la pertinence de mes achats. Le Royal Khébir n’a pas eu de vote, mais il n’aurait pas dû être servi avec la Romanée Conti qui lui a fait de l’ombre par sa complexité. Savez-vous que six vins ont eu l’honneur d’être nommés en premier, ce qui est un cadeau encore plus grand. Ce sont, pour onze votants : Mouton 1945 quatre fois, Romanée Conti 1982 et Yquem 1899 deux fois, Moët 1945, Yquem 1889 et Chypre 1845 une fois. Le vote du consensus serait : Mouton 1945, Yquem 1899 et Romanée Conti 1982 ex aequo et rosé de Mouton 1936 (mais oui !).

Mon vote a été : Moët 1945, Yquem 1899, Mouton 1945 et Mouton 1918.

La cuisine fut fort exacte, le service parfait et amical, Laetitia, Alain et Xavier étant passionnés par l’événement qui se jouait ce soir. Il était important ce qui n’a pas empêché les rires de fuser, Pierre étant dans une humeur joueuse. Il y avait ce soir une variété de bouteilles qu’il est quasiment impossible de réunir à ce niveau de qualité et de rareté. Un tel dîner est une consécration importante de mon parcours de collectionneur.

Au réveil, Yquem était sous la brume et sous la bruine. Nous avions encore des étoiles dans les yeux, brillant de souvenirs indélébiles. Allant raconter à Francis les deux Yquem, remercier Valérie et Sandrine, celle-ci me montra des bouteilles en reconditionnement. Nous avons comparé nos estimations sur les bouteilles du 19ème dont l’année est illisible. La complicité et l’amitié qui me lient à Yquem sont un trésor que je chéris.

le bouchon du vin de Chypre 1845 lundi, 16 avril 2007

Lorsque j’ai extrait le bouchon, mes amis croyaient que je n’avais sorti qu’une partie du bouchon. Or c’est le bouchon complet.

C’est sans doute le plus petit de ceux que j’ai déjà extraits. Il avait parfaitement joué son rôle.

Cela rappelle le plus vieux vin rouge que j’ai bu, grâce à un ami, un Chambertin de 1911. Il avait un bouchon de ce calibre, un peu plus fin et légérement plus long. D’un liège parfait comme celui-ci.