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78ème dîner de wine-dinners au restaurant l’Astrance mercredi, 15 novembre 2006

Le 78ème dîner de wine-dinners est vraiment très spécial. Je cherchais une occasion pour faire un dîner au restaurant l’Astrance, car j’ai une sympathie très forte pour le talent de Pascal Barbot et l’intelligence de Christophe Rohat. Il fallait une table qui ne dépasse pas huit convives. Il y a quelques semaines, un ami m’appelle et me demande : « je voudrais faire regretter à un ami de vivre au Chili et pas à Paris. Il faut que tu fasses un dîner tellement extraordinaire qu’il ait des remords de repartir chez lui ». Je cherche un niveau de dîner dont il se souviendrait toute sa vie. Je parle à peine à deux ou trois autres amis de ce projet, et la table est vite formée. Je suis heureux que ce dîner s’organise aussi vite. Aussi, je décide d’ajouter deux bouteilles au programme pour récompenser leur fidélité. Nous nous embarquons dans le grandiose.

Je suis venu déjeuner un mois à l’avance à l’Astrance pour travailler avec Pascal Barbot sur l’adéquation de sa cuisine aux besoins des vins anciens. Nous mettons au point les grandes tendances du menu dans une ambiance studieuse et sympathique.

Le jour dit, j’arrive à 16h30 pour ouvrir les bouteilles, et Pascal, Christophe, et l’attentif Alexandre, sommelier qui avait participé au service, lors du précédent dîner avec une Romanée Conti, vont assister à l’ouverture, sentir les vins, ce qui va nous permettre de changer radicalement le plat qui accompagne le Cheval Blanc 1947. Tous les bouchons viennent entiers, les odeurs très variables n’indiquent aucun risque majeur. Tout se présente bien.

Le menu créé par Pascal Barbot et Christophe Rohat est d’une extrême sensibilité.  Huître au naturel, Caviar / Galette de champignons de Paris, foie gras mariné au verjus, huile de noisette / Rouget, fondue de trévise aux câpres / Quasi de veau grillé, poireau et soja / Pigeon cuit au sautoir, jus de cuisson, potiron / Foie gras chaud, zestes d’agrumes / Stilton crémeux / Mangue tiède et pamplemousse tiède et coing / Madeleines.

Nous sommes tous fébriles, car nous connaissons le programme des vins. Le Champagne Dom Pérignon 1966 est d’un or intense. Sa bulle est très active. Le parfum est envoûtant, et en bouche, c’est d’une intensité et surtout d’une longueur quasi insoupçonnable. Un convive dira qu’il le préfère sans plat. Il est vrai que sa longueur est plus belle quand on le boit seul. Mais l’huître lui fait développer une autre personnalité, et le champignon de Paris tire de lui des accents romantiques. Ces trois situations permettent de voir à quel point ce Dom Pérignon est un vin de gastronomie.

Le Château Lafleur Pétrus 1945 a une couleur qui nous stupéfie. Le rouge est beau, intense, d’un jeune vin. Il est très peu pomerol. Un convive dit Pauillac. En fait les caractéristiques de pomerol se révèlent quand le vin s’épanouit. C’est un grand vin, mais les choses sont difficiles pour lui à côté de Château Latour 1947. J’ai bu de grands Latour, mais je crois volontiers que celui-ci est le plus grand. Sa perfection est impressionnante. Il ressemble au Bordeaux parfait. Une onctuosité, une intégration de toutes les saveurs, une lisibilité parfaite. C’est un vin quasi intemporel. Le vin parfait au bon moment. Avec le côté aérien et romantique des grands bordeaux. Les deux vins ont nagé de jolie façon avec le rouget à la chair très adaptée au pomerol. La trévise était moins à son affaire.

Le vin qui suit est un de mes deux cadeaux, une des légendes absolues de l’histoire du vin : Château Cheval Blanc 1947. J’avais beaucoup d’anxiété. Ce vin allait-il être conforme à sa légende ? Le niveau dans la bouteille était à mi-épaule. Le vin a une couleur d’un rouge de sang en train de sécher, d’une densité extrême. Le nez est sublime, et la légendaire évocation de Porto est là. Plus au nez qu’en bouche. Et  quand on boit, c’est un embarquement vers l’infini. Ce vin n’a aucun équivalent. Pas de repère bordelais. On est conquis par sa densité. Il impressionne, et le quasi de veau était bien le bon choix, décidé seulement à l’ouverture cinq heures avant. Ce vin est grand, dense. J’ai bu quatre fois Cheval Blanc 1947 auparavant. Il est très probable que celui-ci est le premier ou le deuxième des cinq.

Sur le pigeon, je demande à Alexandre, attentif et efficace, de servir d’abord le Vosne Romanée producteur inconnu 1934, pour boire chaque vin séparément. Mais quand je constate qu’il a commencé à servir la Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1967, je le laisse faire.

Le 1934 a été mis dans ce dîner car je souhaite qu’il y ait toujours un fantassin dans des dîners de grands vins. Etiquette de négoce sans indication de vigneron, ce 1934 est de la plèbe. Mais quel bonheur ! Tout en lui est simple, calme, serein, et complètement équilibré. C’est beaucoup plus franc et convivial que les bordeaux. Il n’y a pas l’astringence titillante de certains bourgognes. Ici le message est d’une lisibilité totale. Un ami qui suit mes commentaires savait que j’avais l’intention que ce roturier soit dans mon quarté. Je lui trouvais donc de belles qualités. Mais il y a trop de légendes dans ce dîner. La tâche sera rude. Quand je trempe mes lèvres au vin de la Romanée Conti, je pousse un ouf de soulagement, car j’attendais une bonne Romanée Conti après deux ou trois expériences frustrantes. C’est une grande Romanée Conti, totalement conforme à ce que Romanée Conti doit être. L’année est considérée au Domaine comme délicate. Mais c’est dans ces années là que la Romanée Conti montre son talent. La couleur est assez pâle, le nez est d’une complexité rare, et en bouche, toute l’énigme que doit représenter ce vin est affichée. Les dégustateurs qui auscultent chaque épice d’un vin pourraient couvrir des pages entières pour décrire tout ce que ce vin délivre. C’est impressionnant, mais c’est surtout émouvant. J’y vois de jolis fruits rouges frais, des escarpolettes que l’on pousse en chantant, une partie de cache-cache dans les bosquets du jardin du château de Versailles. Mon bonheur est à son comble, car ouvrir Cheval Blanc conforme à sa légende et la Romanée Conti qui donne tout ce qu’elle doit exprimer, c’est une réussite merveilleuse.

Mes convives se demandent vers quels sommets nous allons voyager. Pour tous, l’irréalité de ce que nous vivons est plus enivrante que le vin. La salle le sent aussi car les regards sont insistants autour de nous. Christophe fait disposer les bouteilles vides sur un guéridon visible de tous. Ça en jette !

Arrive alors un de ces accords qui clouent sur place. Qu’un plat et un vin puissent se multiplier avec tant de force est presque insoutenable. Le Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1999 est une bombe aromatique. Mon voisin chilien n’en revient pas. Tout ce qu’on peut imaginer dans le registre des agrumes et des épices est là, avec une puissance dévastatrice. Et le foie gras dompte toute cette fougue pour créer une suavité diabolique. Le dosage de la sauce aux zestes est l’une des créations les plus réussies que j’aie jamais goûtées.

Bon, on pourrait se dire que ça suffit maintenant. Non, il n’y a pas de limite à l’irréel. Le Château Climens 1929 est servi, et je suis prêt à m’évanouir. C’est le sauternes le plus éblouissant que l’on puisse imaginer. Le Château d’Yquem 1929 est un immense vin. Sa couleur est celle d’un vin de grande race. Mais il provient d’un rebouchage récent, quand le Climens 1929 n’a jamais été  rebouché. Et la différence est sensible. Mon amour des vins anciens est né le jour où j’ai goûté Climens 1923. Avec ce Climens 1929, c’est la perfection la plus inimaginable du sauternes. J’avais demandé des petites assiettes séparées pour la mangue poêlée en dés et les tranches pelées de pamplemousse. Pascal y a ajouté une assiette de coing. L’accord des dés de mangue avec le Climens 1929 est tellement fort que j’appelle en urgence Pascal bien qu’il soit en plein travail. Il constate que cet accord est d’une pureté académique et d’une jouissance sensorielle unique.

Mon deuxième cadeau, c’est le plus grand vin de ma vie : Vin de Chypre 1845. Je l’ai bu de très nombreuses fois, aussi, je n’ai pas la même surprise que mes hôtes subjugués. Le nez de ce vin est un parfum où se mêlent les épices riches et la réglisse. Ce parfum précis est rare. En bouche c’est du bonheur en lingot liquide. Magique, infini, complexe et raffiné, c’est le plaisir pur. Pascal, très passionné par cette expérience, nous apporte une petite crème légère à la réglisse qui s’amuse avec le Chypre.

Nous allons voter, alors que nous n’avons encore fait le plein de surprises. Pour huit votants, cinq vins ont eu l’honneur d’être classés premier, ce qui, compte tenu des vins en compétition, est particulièrement remarquable. Le chouchou de mes chouchous, le Chypre 1845 a été plébiscité, puisqu’il a eu droit à quatre votes de premier, sans le mien ! Dom Pérignon 1966, Cheval Blanc 1947, Romanée Conti 1967 et Climens 1929 ont eu chacun un vote de premier. Peut-on imaginer, dans un dîner où l’on vote pour quatre vins, qu’Yquem 1929 et Lafleur Pétrus 1945 n’aient recueilli aucun vote. C’est inimaginable. C’est renversant. Et c’est pour moi le signe le plus tangible du caractère exceptionnel de ce dîner. Le vote du consensus serait le suivant : Chypre 1845, Cheval Blanc 1947, Romanée Conti 1967 et Climens 1929 (quelle liste !). Mon vote a été : 1- Château Climens 1929, 2 – Romanée Conti 1967, 3 – Château Latour 1947, 4 – Château Cheval Blanc 1947. Je n’ai pas mis dans mon vote le Chypre 1845 car je le connais trop. Ce sont les sublimes surprises que j’ai couronnées. Quelle brochette de vins historiques !

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Un américain avec qui je converse sur des forums avait réservé une table pour dîner avec son épouse. Il m’avait indiqué qu’il apporterait un Bourbon de 1900. C’était le prétexte à faire une troisième surprise.

Le Bourbon whiskey, Boone & knoll Kentucky 1900 est particulièrement éblouissant. Il y a toujours cet effet de l’âge, comme pour les grands cognacs qui vieillissent si bien. Les saveurs s’assemblent, s’imbriquent, et le résultat est d’un charme fou. Magnifique breuvage long, typé comme un Bourbon habillé en dandy. Pour répondre à cette générosité, j’ai apporté la plus belle bouteille que j’ai acquise de la cave du Duc de Windsor. La bouteille est carrée à sa base, et les parois verticales se courbent en haut pour rejoindre le goulot. Sur un écu, le sceau du Duc de Windsor est frappé dans la cire. L’étiquette manuscrite indique : the finest scotch whisky, very great age, John Dewar and sons ltd, Perth rs. Tout me laisse penser que c’est un whisky qui doit dater de 1860 environ. Le whisky sent la tourbe de façon intense. Son nez ne serait pas fade s’il était comparé à des tourbés de notre époque. Mais il n’est plus flamboyant comme il a dû l’être. Ce qui compte, c’est l’échange des générosités. Le Bourbon a gagné. Vive le Bourbon.

Que dire de ce dîner ? Il représente pour moi quelque chose de fort, car on ne prélève pas en cave tous ces flacons historiques sans une grande émotion. Quand on trouve des convives, qui plus est des amis, qui savent apprécier ces vins, même si certains sont inconnus pour eux, la joie est encore plus belle. Quand on sait que chacun des vins était exact au rendez-vous et s’est montré sous son plus beau jour, c’est une satisfaction. Et quand un chef créatif et une équipe attentive réalisent des accords parfaits, alors, on se dit qu’une belle page de la gastronomie la plus fine a été lue ou écrite ce soir par huit amoureux des vins.

les vins de wine-dinners à l’Astrance mercredi, 15 novembre 2006

Les vins :

dans l’ordre : Climens 1929, Yquem 1929, Montrachet DRC 1999, Romanée Conti 1967, Vosne Romanée 1934, Cheval Blanc 1947, Lafleur-Pétrus 1945, Latour 1947, Dom Pérignon 1966, Chypre 1845, whisky cave du duc de Windsor vers 1860.

L’année du Cheval Blanc n’est pas facile à lire. Mais c’est 1947, et un "vrai" 1947.

Un Latour 1947 à la sensibilité unique :

Le Vosne-Romanée, à l’étiquette standard d’un négociant caviste, est ici entouré de Romanée-Conti 1967 et Cheval Blanc 1947. Quel voisinage !

Le goût le plus brillant, cotoyant un champagne de rêve :

Le whisky de la cave du duc de Windsor :

 

Climens 1929 et Yquem 1929 mercredi, 15 novembre 2006

Boire au même repas Yquem 1929 et Climens 1929 est un bonheur rare.

Climens 1929 a été le vin nommé premier dans mon vote. Quand on sait qu’il y avait une Romanée Conti, Cheval Blanc 1947 et Yquem 1929, ainsi que mon chouchou des chouchous, le vin de Chypre 1845, on mesure la perfection de ce vin.

Demain, « mon dîner du siècle à moi » mardi, 14 novembre 2006

Tomorrow, I will have a dinner of only 8 people, as I want to have a significant pour of the wines which come from my cellar (and what works for me will work for every guest ).

Here are the wines and the reasons why I have put them in a dinner :

Dom Pérignon 1966, because this year is probably the best that I have drunk of Dom

Latour 1947, because I want to try

Lafleur Pétrus 1945, because I want to see what it is. The experiences with this wine are not very numerous for me

Cheval Blanc 1947, because it is the legend, and I have added this bottle after everyone had registered. This is my gift, and, what a gift.

Vosne Romanée 1934, producer unknown, because in every dinner that I organise, I want that there is a "foot soldier" which is included. I trust in this bottle, and I would not be surprised if it were ranked very well, which is a way for me to keep cool and not stuck to the adoration of labels.

Romanée Conti DRC 1967, because a dinner without a Romanée Conti is not a dinner 

Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1999, because I could be thirsty at that time 

Climens 1929, because it is certainly one of the greatest Sauternes ever

Yquem 1929, because Climens could need a companion

Cyprus Commandaria 1845, because it is the best taste ever in my life. This is the second gift, added after the table was fully registered.

That could be finished, but an American man and his wife who hesitated to register for this dinner will have a dinner in the same restaurant, l’Astrance, one of the best in Paris.
And he will bring, to share with us, a 1900 whisky. So, it could happen that I take a 19th century whisky coming from the cellar of Duke of Windsor (but magnified by the time in my cellar ), just to compare the two very old whiskies.

So, I am preparing myself for an event which could be one of my own century dinners.

( I made this an announcement with a funny tone. It’s just because I am excited. I count the hours !)

dîner de wine-dinners au restaurant Laurent jeudi, 9 novembre 2006

Le 77ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Laurent, complice de ces dîners pour la 11ème fois. La belle table habituelle est préparée avec un soin jaloux, et Patrick Lair, partenaire actif des ouvertures de vins officie avec moi avec une minutie exemplaire. Les parfums du Suduiraut 1955 sont si puissants dans des arômes d’agrume qu’après en avoir discuté avec Philippe Bourguignon, je demande un autre dessert, que nous déterminons avec le chef pâtissier.

Le menu élaboré sous l’autorité de Philippe Bourguignon et le talent d’Alain Pégouret : Rouelles de pommes de terre et pied de porc / Trompettes de la mort juste rissolées, crémeux d’œuf de poule et jaune coulant sur un sablé fin au parmesan / Saint-jacques et cèpes saisis à la plancha, jus aux fines herbes et purée d’ail / Épaule d’agneau de Lozère confite aux épices d’un tajine, haricots risina / Râble de lièvre rôti, sauce « royale » et tagliatelles / Vieux Comté / le dessert initial était : Mousseline peu sucrée de marrons ardéchois en mille-feuille croustillant, brisure de châtaignes grillées il fut remplacé par une cuiller aux marrons et un feuilleté de dés de mangues au piment d’Espelette. Cette solide cuisine, dans des directions semblables à celles de Taillevent, fut intelligemment propice aux vins.

Avant que n’arrivent mes convives, on m’avait fait goûter au bar une cuvée spéciale de Duval-Leroy 2001 presque non dosée, que j’ai trouvée d’un grand agrément. Toujours au bar, les premiers arrivés ont préparé leur palais avec un champagne Deutz. Après les consignes d’usage, nous passons à table. 

Ma charmante voisine, seule femme devant dix hommes, peu intimidée de son infériorité numérique adora le champagne Ruinart « R » Brut NM du fait de son équilibre harmonieux où la bulle active titille un goût expressif. Ayant porté un toast avant que l’entrée n’arrive, nous avons pu mesurer à quel point le champagne chante encore plus sur le pied de porc. Il prend une sensualité extrême.

Le champagne Krug 1988 est d’un raffinement rare. Sa structure est d’une précision remarquable. Le plat de trompettes de la mort est une nouveauté très originale. L’œuf, qui n’est pas l’ami des vins, est bien domestiqué par le parmesan. Mais c’est surtout le champignon de belle texture qui fait briller le Krug, en l’allongeant élégamment.

Il n’est pas fréquent que l’on présente deux vins identiques dans ces dîners. C’est la générosité d’un convive qui permit cette comparaison. Le Chevalier-Montrachet Bouchard Père & Fils 1988 avait à l’ouverture un nez beaucoup plus joyeux que le Chevalier-Montrachet Bouchard Père & Fils 1983. L’écart était très net. Servi à table, la balance penchait encore pour les arômes du 1988. Mais en bouche, la maturité acquise par le 1983 le rend plus agréable. J’aime beaucoup plus le 1983 de mon ami que la belle rigueur classique du 1988. Mais la table n’a pas cette analyse. Les préférences s’équilibrent entre l’un et l’autre. La richesse et la profondeur du 1983 m’ont conquis. Car l’âge a donné une suavité qu’un convive rapproche de Barsac.

Le Château Ausone 1966 se présente au nez d’une spectaculaire façon. Un fidèle convive dit qu’on pourrait ne pas boire tant le parfum enivre, procurant un plaisir complet. C’est assez éblouissant. Le Château Latour 1er GCC 1952 a un nez nettement plus discret. En bouche, l’Ausone est délicieux, classique, très typé Saint-émilion. Mais c’est le Latour qui me transporte au septième ciel. Quel vin immense. Ce qui est intéressant, c’est qu’un vigneron ami présent à la table me dit qu’il préfère de loin Ausone. Mais quelques minutes plus tard, il révisera son jugement et conviendra de l’incroyable perfection d’un Latour qu’on n’attendrait jamais à ce niveau en considérant son millésime. C’est certainement l’un des plus grands Latour que j’ai bus. J’ai demandé au vigneron bourguignon de fermer les yeux en buvant Latour, en pensant à un Chambertin 1929. Et, si l’on admet de ne pas s’arrêter à la définition stricte du cépage, on a un velouté en bouche qui évoque les plus grands chambertins. L’épaule d’agneau est un compagnon idéal pour que ces deux bordeaux s’expriment bien.

L’Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Ainé 1980 fait partie de mes bonnes pioches. L’année étant mauvaise en bordelais, on n’imagine pas aisément que ce vin puisse être bon. Or il l’est. Il n’a pas une palette sensorielle aussi étendue que des grandes années, mais il est rassurant.

La Côte Rôtie L. de Vallouit 1966 est solide, confortable, avec un final en bouche joyeux. Ces vins ont un charme fondé sur la simplicité et la franchise. On en tire la quintessence avec le râble.

Quand on croque un morceau de Comté en prenant soin de bien le marquer de salive, le Château Chalon Jean Bourdy 1955 fait exploser son goût de noix, pour un plaisir indicible dont je ne me lasserai jamais.

L’Anjou Rablay Maison Prunier 1928 est la curiosité absolue de ce dîner. C’est lui que je veux découvrir. Quel plaisir, quelle surprise, quel dépaysement. Ce vin fait partie de ma recherche. Car aucun Anjou de moins de cinquante ans ne peut approcher de près ou de loin de cette complexité de goûts. Ce vin est d’une richesse rare, d’une subtilité sensuelle, d’une complexité enthousiasmante et d’une longueur extrême. J’étais heureux. La petite cuiller au marron glisse bien sur l’Anjou.

Le Château Suduiraut Sauternes 1955, c’est le vin le plus rassurant qui puisse exister. Il a tout ce qui fait la grandeur de Suduiraut, une jeunesse insolente et un aplomb de marlou. Les agrumes dansent une farandole joyeuse. On est bien. Le piment d’Espelette délicatement dosé donne un joli coup de fouet à la mangue pour un bonheur parfait.

Tout paraissait si naturel, facile, qu’on pourrait se demander si chaque repas ne devrait pas être comme celui-là. Les discussions sont animées, et la cérémonie des votes allait être une occasion de plus de voir à quel point les goûts et les préférences sont dissemblables. Sur onze vins, neuf ont figuré au moins une fois dans les quartés, ce qui est toujours sympathique. Six vins ont eu droit à un vote de premier. On sait que cela me plait. Le plus couronné est de loin le Suduiraut 1955 avec cinq votes de premiers. Le Château Latour 1952 récolta deux votes de premier et quatre autres vins eurent un vote de premier : le champagne Ruinart, le Château Ausone 1966,  la Côte Rôtie Vallouit 1966 et l’Anjou Rablay 1928. Le vote du consensus serait : Suduiraut 1955, Latour 52, Ajou 1928 et Château Chalon 1955.

Mon vote fut : Château Latour 1952, Anjou Rablay maison Prunier 1928, Château Suduiraut 1955 et Côte Rôtie L. de Vallouit 1966. Mon ami vigneron n’avait pas le même ordre mais la même sélection de quatre vins ce qui nous réjouit. Ce dîner de bonne humeur a réuni des passionnés. Chez Laurent, c’est toujours un succès.

dîner wine-dinners du 09/11/2006 au restaurant Laurent jeudi, 9 novembre 2006

dîner de 11 personnes,

  1. Champagne Ruinart « R » Brut NM  
  2. Champagne Krug  1988
  3. Chevalier-Montrachet Bouchard Père & Fils 1988
  4. Chevalier-Montrachet Bouchard Père & Fils 1983
  5. Château Ausone 1er GCC 1966
  6. Château Latour 1er GCC 1952
  7. Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Ainé 1980
  8. Côte Rôtie L. de Vallouit 1966
  9. Château Chalon Jean Bourdy 1955
  10. Anjou Rablay Maison Prunier 1928
  11. Château Suduiraut 1955

dîner de wine-dinners au Pré Catelan mercredi, 27 septembre 2006

Le 76ème dîner de wine-dinners se tient une nouvelle fois au restaurant le Pré Catelan. Je viens ouvrir les bouteilles vers 16h30 et je suis aidé par un sympathique jeune homme que je considère comme un sommelier. Je lui fais sentir les vins que j’ouvre, je donne mes consignes de température de stockage avant le dîner. Il s’intéresse. It est efficace. Lorsque nous revêtirons nos costumes de scène, mon costume cravate d’un côté, son vêtement de fonction de l’autre, je constaterai avec une amusante surprise que c’est le voiturier. S’il a l’amour du vin, je suis heureux qu’il ait eu ce plaisir. Le nez le plus surprenant de toutes les bouteilles ouvertes c’est le « Graves supérieures » que je situe dans les années trente. Un ami sommelier qui savait que j’étais là, venu bavarder avec moi pendant les ouvertures, en convient : ce nez appartiendrait à un Suduiraut ou un Rayne-Vigneau qu’on ne serait pas autrement surpris.

Embarras parisiens ou coquetterie féminine, les arrivées à ce dîner ne furent pas synchrones, ce qui est embarrassant. La beauté de ma voisine me fera accepter son arrivée tardive avec un sourire béat. Elle annonce que si nous sommes sept à table, la promesse d’un huitième convive l’accompagnera dans ce repas. Lorsqu’il aura l’âge de comprendre, saura-t-il qu’un vin de plus de 110 ans son aîné aura peut-être parfumé le cocon douillet dans lequel il se forme ? J’explique les consignes d’usage et nous passons à table, sous la jolie rotonde qui forme une excroissance dans le joli bois qui entoure ce palais, cette petite folie champêtre.

Le menu préparé par Olivier Poussier et Frédéric Anton est fait de plats du menu, quasiment inchangés. Les adaptations n’ont concerné que le dessert délicieux, fait spécialement pour le vin le plus vieux. Voici ce que nous avons mangé, marqué par le talent de Frédéric Anton :  étrille préparée en coque, fine gelée de corail et caviar, soupe au parfum de fenouil / Girolles, juste poêlées, fine purée de céleri à la cannelle, petites fleurs de capucine et d’ail en tempura / Sole, cuite au naturel, glacée d’un jus de soja épicé, poêlée de germes de soja, mangue fraîche légèrement acidulée / Ris de veau cuit en casserole, petites girolles aux herbes fraîches / Agneau, le filet cuit à la plancha, pané de poivre noir et sauge, pomme de terre farcie d’un fondant de l’agneau épicé, jus gras / Bleu de Termignon, fourme d’Ambert, bleu des Causses / Fine tartelette aux mirabelles.

Le Champagne Dom Pérignon 1993 est un vrai Dom Pérignon, un des plus sages de sa génération. L’un des convives est en admiration devant ce champagne délicat au parfum intense et suivra son évolution olfactive pendant toute la soirée, avec des étonnements de pleine admiration. L’étrille fait chanter le champagne en l’excitant sournoisement.

Le Puligny Montrachet Les Chalumeaux Jean Pascal & Fils 1976 montre à cette assemblée qui compte de très fins palais, dont un professionnel du jugement des vins, combien l’âge embellit les vins de ce calibre. Ce Puligny est franc, généreux, doré dans sa gaieté, et ses composantes se sont gentiment ordonnées pour un plaisir naturel. Les girolles sont un compagnon de jeu idéal pour le Puligny, qui gagne de la longueur avec cette saveur fort lourde, dont le sucré délicat prolonge sa rigueur.

Le Gewurztraminer Hugel Réserve Personnelle 1983 a un nez époustouflant. On pourrait se contenter de son seul parfum, enivrant. En bouche, c’est un kaléidoscope remuant. Quel brio, quelle complexité, quel talent ! Ce vin est remarquablement construit, racé, et donne de l’Alsace la plus belle image qui soit. Sa jeunesse explose. La chair absolument goûteuse de la sole aurait suffi pour ce vin. La sauce trop vinaigrée obscurcit le paysage, et les petites complications latérales n’ajoutent rien. Ce plat eût dû être simplifié pour accompagner un Gewurztraminer de ce talent.

Ah, que le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1974 ressemble à ce que j’aime de ce domaine. Comme souvent, voilà un vin qui ne veut pas séduire. C’est une danseuse de java, qui ne séduit pas mais conquiert. Alors, d’aucuns lui trouve de l’olive, du thé, de la câpre. Je lui trouve cette trace salée qui est comme une signature du domaine. On pourrait ne pas être sensible à un vin déroutant qui reste une énigme. Toute la table l’a adoré. Manquant d’objectivité, accro aux vins de ce domaine, j’ai succombé au charme de cette danseuse, belle inconnue qui me snobe mais s’empare de mon âme.

Les deux Bordeaux rouges sont servis ensemble. Le Château Gazin Pomerol 1953 a une couleur d’une franche jeunesse, un nez précis et dans la pure définition du Pomerol. Il offre en bouche un confort absolu. J’aime Gazin, j’aime 1953, je suis donc à mon aise.

Le Château Cantenac-Brown, Cantenac 1934 ne met pas du tout à l’aise, car il va surprendre au-delà de l’imaginable. Il va montrer à quel point un vin peut se transformer dans le verre. Le premier contact est vieillot, légèrement acide, fatigué. Sentant ce qui va se produire, j’alerte mes convives. Et nous allons assister à une résurrection invraisemblable. Que tout le monde à la table soit conquis par un vin qui aurait été immédiatement condamné par tout juge, est une surprise de taille. Il fallait avoir cette humilité, que je recommande toujours, pour ne pas former un jugement trop hâtif. Cette erreur aurait eu pour conséquence de passer à côté d’un vin splendide, qui fut bien apprécié dans les votes.

Les connaisseurs de vins de la table ont eu la même surprise que moi : comment le Château des Jauberts, Grand vin du Marquis de Pontac, Graves supérieures, vers 1930 peut-il être aussi authentiquement sauternais. Il ne suggère pas, il impose cette puissance liquoreuse au charme rare.

Chacun se plait tellement avec le Jauberts que le Barsac illisible vers années 1890 / 1900 sera beaucoup moins perçu. J’ai lu sur le bouchon Château de Ruomieu. L’année, vers 1890, est confirmée par le goût. C’est un vin émouvant, que je fus seul à couronner de votes, car tout le monde avait en tête le goût du Jauberts, si surprenant. Et la compréhension des sauternes qui ont « mangé » leur sucre est plus difficile.

Lorsque je prends en cave des vins en supplément, pour couvrir une défaillance, j’aime me faire plaisir. Ne sachant pas ce que donnerait le Barsac, j’ai pris un vin doux : un Rancio Caves de Maury vers 1945 ou avant. Cette bouteille banale d’un litre cernée d’étoiles gravées dans le verre, a tant de charme, que j’ai décidé de l’ouvrir, malgré l’absence de besoin. Il fallait qu’elle fût bue sur un gâteau au chocolat. L’accord de ce rancio avec le gâteau au chocolat devrait être inscrit au patrimoine mondial de l’humanité. Comment décrire ce moment de pure folie où l’on ne sait pas si la griotte vient du vin ou de la tarte ? C’est de la jouissance pure, fondée sur des goûts naturels, sensuels, proches du divin.

Nous étions sept présents à voter pour neuf vins. Huit vins sur neuf ont eu droit à au moins un vote. Quatre vins eurent droit à un vote de premier : le Grands Echézeaux, le plus couronné, trois fois, le Cantenac Brown 1934 deux fois, le Jauberts vers 1930 une fois, ainsi que le Château Ruomieu vers 1890 une fois. Le vote du consensus serait : Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1974, Château des Jauberts, Grand vin du Marquis de Pontac, Graves supérieures, vers 1930, Château Cantenac-Brown, Cantenac 1934 et Château Gazin Pomerol 1953.

Mon vote : Château Ruomieu, Barsac, vers 1890, Château des Jauberts, Grand vin du Marquis de Pontac, Graves supérieures, vers 1930, Rancio Caves de Maury vers 1945, Gewurztraminer Hugel Réserve Personnelle 1983. Mon vote ne contient que des blancs ou des liquoreux, ce qui n’enlève rien à la valeur des rouges.

Le service du Pré Catelan est toujours aussi précis, l’équipe animée par Jean-Jacques Chauveau étant particulièrement motivée. Il serait sans doute souhaitable que certains plats soient « revisités » pour tenir compte de l’âge des vins, qui supportent moins bien la générosité gustative. Mais Frédéric Anton a tant de justesse dans ses recettes que cette remarque est à la marge. Nous avons passé une soirée remarquable, sur des saveurs d’une belle justesse et des vins aux énigmes invraisemblables. La palme absolue des accords revient au Rancio associé au délicieux dessert au chocolat. Gourmands de tous les pays, unissez-vous !

75ème dîner de wine-dinners au Carré des Feuillants jeudi, 21 septembre 2006

Les vins

  1. Champagne Richeroy Carte d’Or demi sec vers années 1940
  2. Champagne Laurent Perrier Grand Siècle vers année 1985             
  3. « Y » d’Yquem 1985
  4. Arbois, réserve de la Reine Pédauque 1933
  5. Château L’Enclos Pomerol 1976
  6. Château Clos Fourtet Saint-Emilion 1934
  7. Château Haut-Brion 1918
    Haut-Brion 1918, star de la soirée. A droite, lambeaux de l’étiquette du Filhot 1935

  8. Richebourg, domaine Gros Frères 1987
  9. Côte Rôtie La Mouline 1989
  10. Vouvray Le Haut Lieu Huet 1919
  11. Haut Sauternes, D. Lafon Propriétaire 1867
  12. Chateau Filhot 1935

Le menu créé par l’équipe d’Alain Dutournier

Homard vapeur, amandes effilées, fraîcheurs du jardin, la pince en rouleau végétal

Cuisses de grenouilles épicées, pousses de roquettes, girolles en tempura

Tronçon de baudroie ficelé de pommes de terre, lasagne de chou tendre, fumet mousseux au raifort

Cèpes marinés, le chapeau poêlé et le pied en petit pâté chaud

Tendron de veau de lait dans son jus, barigoule de poivrade, chair de tomates anciennes, pistou d’aubergines, olives noires

Vieux gouda travaillé, truffe de Bourgogne râpée

Figues caramélisées, gingembre confit, crème glacée aux noix fraîches, craquant aux noix, compotée de figues, citron, cannelle

dîner de wine-dinners au Carré des Feuillants jeudi, 21 septembre 2006

Le 75ème dîner de wine-dinners se tient au Carré des Feuillants. Christophe, sommelier attentif qui a déjà assisté à plusieurs ouvertures de vins pour mes dîners a tout préparé. Les bouchons sont ouverts beaucoup plus facilement que d’habitude. Je fais sentir à Christophe le Château Clos Fourtet Saint-Émilion 1934. Il constate et s’étonne de la forte différence de nos appréciations. Là où il sent un vin fermé, je sens d’immenses promesses qui m’emplissent d’aise. La plus spectaculaire bouteille est celle de Haut-Brion 1918. La capsule est d’époque. Le dessus du bouchon sur le goulot porte des marques du temps mais le bouchon lui-même est irréellement bien conservé. Il a joué son rôle plus qu’il n’eût dû, puisque le niveau du vin est dans le goulot. En le sentant, je vois les évolutions qu’il va connaître pour s’ouvrir vers sa perfection. Le Haut-Sauternes 1867 a un niveau très bas. La partie supérieure du bouchon est terreuse. Le bas du bouchon est sain. L’odeur à l’ouverture est épouvantable. Je ne crois pas me tromper en annonçant qu’il ne revivra jamais. Alors que dans la bouteille sa couleur est trouble et marron foncé, dans le verre, c’est un or brillant qui attire mon regard. Et en bouche, c’est même buvable. Que va-t-il se passer ? Je prévois que l’on ouvre dans quelque temps un Filhot 1935 que j’ai en réserve, si un nouvel examen ne montre pas de retour à la vie. Mais je ne crois pas au miracle.

Toute l’opération d’ouverture s’est passée très vite, aussi ai-je le temps d’aller errer dans un Paris ensoleillé par une fin d’été qui donne aux parisiennes une séduisante beauté. Tout le monde est à l’heure, ce qui est agréable. Huit des neuf convives me sont connus. Les rires ont fusé ce qui m’a valu fort tard dans la nuit cette remarque d’Alain Dutournier : « on sentait à vos rires que vous vous amusiez ».

Le menu créé par l’équipe d’Alain Dutournier : Homard vapeur, amandes effilées, fraîcheurs du jardin, la pince en rouleau végétal / Cuisses de grenouilles épicées, pousses de roquettes, girolles en tempura / Tronçon de baudroie ficelé de pommes de terre, lasagne de chou tendre, fumet mousseux au raifort / Cèpes marinés, le chapeau poêlé et le pied en petit pâté chaud / Tendron de veau de lait dans son jus, barigoule de poivrade, chair de tomates anciennes, pistou d’aubergines, olives noires / Vieux gouda travaillé, truffe de Bourgogne râpée / Figues caramélisées, gingembre confit, crème glacée aux noix fraîches, craquant aux noix, compotée de figues, citron, cannelle. Un chef au sommet de son art a créé des accords d’une justesse rare.

Le Champagne Richeroy Carte d’Or demi sec # années 40 a une robe d’un or abricoté. La bulle n’est pas très active mais sera largement suffisante pour imprimer son charme à un vin doucereux, à la structure simple mais confortable. Champagne particulièrement plaisant qui n’est que la première parmi les folles surprises de cette soirée.

Le Champagne Laurent Perrier Grand Siècle, avait été annoncé autour de 1985. En fait, au vu du bouchon et au goût, il faut largement ajouter vingt ans. Disons qu’il est : vers 1966. Une robe ambrée, une bulle très active, une odeur affirmée. On est en présence d’un très grand champagne. Sur le homard aux diverses formes de présentation, il change de costume pour montrer son élégance variée.

Présenter sur un même plat le « Y » d’Yquem 1985 et une relique, un Arbois, réserve de la Reine Pédauque 1933 est assez audacieux. Il fallait éviter que l’Arbois n’écrase l’Y. Le blanc sec du sauternais est particulièrement élégant. Je n’ai pas retrouvé la signature traditionnelle qui fait percevoir les grains de raisin du terroir d’Yquem. Mais il a gagné en sérénité par rapport à des essais précédents. Il ne porte absolument pas son âge, sa couleur jaune citron d’une folle jeunesse, son nez impétueux son attaque fougueuse en bouche le rapprochant d’un vin de six ans plutôt que de 21. L’Arbois 1933 est une captivante surprise et je suis autant étonné que le reste de la table. Ce vin ne ressemble à rien de connu. Il est lourd, puissant comme un Hermitage, sa robe brune est pesante. En bouche, il a des tons de caramel, de café, mais aussi une vraie trace d’un vin velouté et séduisant. C’est la véritable énigme d’un vin captivant.

Le Château l’Enclos Pomerol 1976, s’il était bu seul à la maison, remplirait d’aise, avec son léger goût râpeux très bourguignon (mais oui !). Ici, il n’est que le faire-valoir, monsieur Loyal d’un Château Clos Fourtet Saint-Émilion 1934 qui fait vaciller toute la table. J’observe assez souvent ces moments où l’incertitude gagne tous les convives. Comment est-il possible qu’un vin de 72 ans ait cette jeunesse incroyable, cette fraîcheur, cette franchise de goût ? On n’y croit pas. Deux convives qui n’avaient pas entendu ce que disait l’autre déclarèrent au même moment : « le plus vieux du 34 et du 76, c’est le 76 ! ». Je fis alors le commentaire suivant : « si vous parlez de ce que vous avez constaté, personne  ne vous croira. Personne ne peut admettre la vivacité de ces vins bien conservés, au bouchon très sain. Tant qu’on n’a pas bu soi-même un tel vin, on ne peut pas l’admettre ».

Le Château Haut-Brion 1918 va une fois de plus faire chavirer toute la table. Au point qu’un convive ami me dit : « avoue-le, tu as mis du 1986 dans la bouteille ». Là aussi, c’est inimaginable pour l’amateur normal de considérer que de tels vins puissent être si beaux. C’est en fait la gratification de ma passion des vins anciens que de constater que certains vins développent des goûts et des complexités introuvables dans les vins jeunes, et d’une magnitude transcendantale. Une fois de plus un 1918 est magistral, comme les cinq autres 1918 que j’ai ouverts à mes dîners.

Nous allons revenir sur des terres familières avec les deux vins qui nous sont servis. Le Richebourg, Domaine Gros Frères 1987 est fondé sur l’élégance subtile où la puissance est bannie. La robe est claire, mais le vin n’a pas la fragilité de son année. Au contraire ! La trace qu’il imprime en bouche est charmante, colorée, subtile, de belle complexité. La Côte Rôtie La Mouline Guigal 1989, c’est un flash ball, le pistolet de la police moderne, qui stoppe un agresseur à dix mètres. On prend un coup de poing dans le cœur quand on boit ce vin. Il anesthésie complètement la volonté. On reste béat, benêt, cloué, car on ne sait pas quoi dire. C’est de la perfection qui laisse pantois. Il y a de la puissance, bien sûr, couplée à un boisé fort. Mais la complexité et la subtilité sont là aussi. C’est un vin immense.

Le Vouvray Le Haut Lieu Huet 1919 excite la table, car presque tout le monde connait ce vin dans une expression récente. Alors, les papilles sont en alerte. Le coing, le litchi, la mangue sont présents au rendez-vous et chacun s’en enchante. Je reste un peu plus réservé, car ce vin reconditionné au domaine est trop pur, sans dépôt. C’est évidemment un 1919, mais qui a perdu un peu de sa spontanéité.

Je déclare un peu trop vite les réserves et les craintes que j’avais eues à l’ouverture du Haut-Sauternes, D Lafon propriétaire 1867. On me sert, et je commence à être surpris. Quand le vin à la belle couleur dorée s’épanouit dans le verre, à mon grand étonnement, c’est un vrai vin qui parle. Et en plus il est bon. J’avais suggéré que l’on trempe seulement ses lèvres pour avoir goûté un vin du 19èmes siècle, même mort. En fait, nous avons tout bu ! On reconnaissait vraiment un sauternes, avec ses notes de coing, de mangue et d’agrumes. On ne peut pas prétendre qu’il délivre 100% de ce qu’il pourrait faire, mais c’est un vin de curiosité de réel plaisir. Il va servir de faire valoir à son cadet de près de 70 ans, le Château Filhot 1935 que j’avais apporté « pour le cas où ». Ce vin que j’ai bu très souvent est un de mes repères. Ce n’est pas un sauternes puissant et ensoleillé comme Suduiraut 1928, la perfection absolue. C’est un sauternes assez strict (comme toute la décennie 30), un peu réservé, mais qui déploie un large répertoire fondé sur la subtilité. Au lieu de fruits orangés, ce sont plutôt des fruits jaunes et verts. Là aussi la jeunesse est étonnante.

La justesse des accords a été éblouissante, la palme revenant sans doute au plat de cèpes avec le Haut-Brion 1918. Nous avons voté, et sur les douze vins, huit ont eu les honneurs des votes. Quatre vins ont eu l’honneur d’être cités premier. Le Haut-Brion 1918 a recueilli quatre votes de premier, la Mouline 1989 trois votes de premier, le Clos Fourtet 1934 deux votes de premier et le Filhot 1935 un vote de premier.

Le vote du consensus serait : Haut-Brion 1918, l’Arbois 1933, la Mouline 1989, le Clos Fourtet 1934 et le Filhot 1935. Mon vote a été : Clos Fourtet 1934, Filhot 1935, Haut-Brion 1918 et l’Arbois 1933. C’est la première fois, je crois, que je vote pour trois années qui se suivent de la décennie 30.

Comme cela se passe très souvent, nous sommes figés à table, personne ne voulant écrire le mot « FIN » à notre belle aventure. Un Armagnac Laubade 1964 offert par un convive permet de prolonger les rires, les discussions, l’accumulation de souvenirs, fort tard dans la nuit. Ce 75ème dîner fut l’un des plus extraordinaires que nous ayons vécus.