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dîner de wine-dinners au restaurant de l’hotel Meurice 50ème jeudi, 7 avril 2005

L’équipe de tournage de France 2 qui avait réalisé pour Envoyé Spécial le sujet sur les vins anciens de Bouchard se présente à nouveau devant ma cave. Les prises de vue seront plus courtes car il ne s’agit plus d’une émission à thème mais du vingt heures.
Pour des raisons de tournage le dîner n’aura pas lieu en salle de restaurant mais dans le suite 103, celle où Salvador Dali vivait, face au jardin des Tuileries. Un écrin de divine beauté : « transcennnndannnntaaaaallll». Les couleurs raffinées, les fleurs qui rappellent les tons de la vaisselle, une brigade toute motivée à faire un service précis. Les conditions sont remplies pour faire grand.
Un réalisateur (est-ce Fellini ?) à qui l’on demandait lequel de tous ses films il considérait comme le plus grand, répondit : « mon plus grand film ? Ce sera certainement le prochain ». Ecrivant ces lignes avec encore en bouche l’empreinte de ce repas, j’aurai tendance à dire que ce 50ème est le plus grand, comme il m’est arrivé de le dire d’autres dîners en quittant Guy Savoy, Alain Senderens ou Guy Martin par exemple…
L’ouverture des vins se fait en présence de Nicolas, grand sommelier, avec qui les échanges d’impressions sont chaleureux. L’odeur du Gaffelière est belle, celle du Pommard bourguignonne comme pas deux, celle du Richebourg émouvante. C’est le Haut-Brion qui nous sert une odeur horrible. Ce vin serait logiquement refusé au restaurant. Je sais qu’il va se reprendre. L’analyse du bouchon montre à l’évidence un accident de stockage dans une cave ou un entrepôt avant que je ne l’achète. L’odeur la plus époustouflante est celle du vin jaune, comme si l’armée romaine, emplissant ses onagres non pas de pierres mais de noix, bombardait mes narines pour une nouvelle invasion. Ceci avant que je n’ouvre avec émotion un vin de 160 ans. Son odeur confirme ce que j’en ai dit dans mon livre : il n’existe pas, à ce jour, de senteur plus extraordinaire. Ce vin est mon nirvana. C’est le cadeau que je voulais faire à l’occasion de ce 50ème. Heureux convives qui ont eu le nez de s’inscrire au bon moment.
On me filme quand je débouche les bouteilles. On me suit quand je vais montrer en cuisine les arômes du Carbonnieux et du Haut-Brion afin que Yannick ajuste les humeurs de ses sauces. J’attends mes invités dans ces ors et ces stucs.
L’arrivée des convives est plus agréable quand on se trouve dans un espace privé : on peut prendre le champagne debout. Ici, c’est Dom Pérignon 1993, joli champagne au charme certain, picoté par un Kouglof appétissant. Je donne aux convives la feuille de route (pour parler politiquement moderne), le mode d’emploi, et nous passons à table.
Voici le menu de Yannick Alléno : Noix de pétoncles rafraîchies à la gelée de pomme verte, tarama de langoustine aux grains de caviar / Cotriade de fins coquillages ouverts à la vapeur d’algues, écume aux écorces de Yusu / Tronçon de turbot rôti sur l’os à moelle, fricassée de morilles et petits pois au jus / Poularde de Bresse Lucien Tendret, entre chair et peau du foie gras de canard, asperges Bourgeoise de Robert Blanc lardées / Foie de canard poché au Chambertin, pâtes coudées gonflées au jus de truffe et fourrées de petits pois / Fondue de jeune Comté au jus tranché à l’huile de noix, copeaux de betterave et pousses de salades / Macaron au coquelicot et pamplemousse / Crème de mascarpone infusée aux bâtons de réglisse, battue comme un tiramisu. Yannick a travaillé pendant plus d’une semaine pour essayer de simplifier les recettes pour qu’elles se mettent entièrement au service du vin. Et cette exécution où la recherche raffinée est celle de la pureté est absolument exceptionnelle.
Le plat de pétoncles donne au Bâtard Montrachet Veuve Henri Moroni 1992 une curieuse trame très linéaire faite de beurre et de caramel. Manifestement, ce plat délicieux d’une présentation esthétique extrême et d’un raffinement élégant est hors sujet, ce qui se confirme quand le plat est enlevé : le Bâtard reprend une ampleur, une rondeur juteuse qu’il ne voulait pas délivrer avec le plat. Oserais-je dire que je suis content que cet accord n’ait pas fonctionné ? Car il apporte la preuve absolue que lorsqu’un accord est exact, et tous les plats suivants en offrirent, c’est le fruit d’un travail d’orfèvre. De même qu’une règle ne peut vivre sans ses exceptions, un accord inexact renforce la démonstration des autres. C’est ce que j’avais expliqué dans la même situation à Guy Savoy, mécontent qu’un accord n’ait pas marché, alors que j’étais ravi qu’on puisse sentir ainsi que la perfection n’est pas un hasard. Il faut de tels inaccomplissements pour que cette science de la gastronomie la plus extrême nous tienne en haleine et nous pousse à la perfection.
Le démarrage sur un premier désaccord multiplia encore plus notre émerveillement lors du plat suivant. Le Château Carbonnieux blanc Premier Grand Cru Léognan 1948 absolument époustouflant, inimaginable à un tel niveau, fut transcendé par les coquillages, présentés dans des coupes en cristal que Yannick Alléno avait achetées spécialement pour ce dîner (mais oui), afin que l’on voie toutes les strates de ce bonheur culinaire absolu. Un immense moment de plaisir pur. Et des subtilités invraisemblables élégamment intégrées dans le goût d’ensemble ! Le dosage de l’écorce de Yusu, agrume japonais, que l’on avait vérifié à l’odeur, magnifiait la légère trace citrique de l’impérial Carbonnieux. J’ai acheté cette bouteille sur ebay.com avec les prises de risque que l’on peut imaginer. Ce fut une bonne pioche.
Sur le magistral turbot à la moelle, le Château La Gaffelière Naudes 1962 est accompagné d’un Vieux Château Certan 1979. Un convive accorde une accolade au Vieux Château Certan mais nous sommes plusieurs à vibrer beaucoup plus au Château La Gaffelière. Ce 1962 au nez d’une séduction extrême est invraisemblablement canaille. A l’aveugle on dirait un bourgogne tant le charme animal s’étale érotiquement. J’hésite un peu, mais j’aurais volontiers tendance à dire que j’ai préféré ce 1962 sauvage au 1961 plus orthodoxe que j’ai bu au château avec ses propriétaires. Le Vieux Château Certan, d’une belle définition est quand même un peu trop austère, ascétique, pour emporter les suffrages.
La poularde est un plat inimaginable. Cette variation sur un thème archi revisité est ici magistrale. Le Château Haut-Brion 1970 que je demande à vérifier avant qu’on le serve n’est pas plaisant car j’en ai la première gorgée. Quand je dis « attention danger », toute la table me morigène en me disant que des vins fatigués comme cela, on en ferait volontiers son ordinaire ! Et effectivement le vin s’assembla, sa puissance originelle lui permettant de surmonter le choc du stockage qu’il avait subi. Ce n’est évidemment pas l’un des plus brillants Haut-Brion, mais il est fort civil, vin que l’on aurait à coup sûr rejeté dans d’autres circonstances. L’accord avec le Haut-Brion tel qu’il se présente ici est d’une justesse absolue.
J’ai commis la deuxième erreur, celle d’associer les deux bourgognes sur un même plat. Le Pommard Grands Epenots Michel Gaunoux 1974 est un vin absolument époustouflant. C’est le loulou de banlieue au foulard en vichy rouge, aux rouflaquettes, qui va vous délester de vos louis avant de vous suriner. La frayeur qui fait frissonner, c’est cela que l’on ressent avec ce vin interlope. Quel charme de bas-fonds ! Mais ce génial sale gosse se tait quand parle l’ancien. Le Richebourg « vieux ceps » H. Jaboulet Vercherre 1937 est un vin miraculeux que je n’attendais pas à ce niveau. C’est un bourgogne totalement réussi qui a tout pour lui. Il est une synthèse du bourgogne accompli, serein, qui ne cherche pas à en faire trop, mais dégage une puissance imposante. C’est un peu Jean Gabin ou Lino Ventura : on sent qu’on n’a pas trop intérêt à leur marcher sur les pieds. Ce Richebourg, c’est la force tranquille du bourgogne chaleureusement épanoui. Et je suis tellement fier d’avoir suggéré un foie gras dont j’avais eu l’intuition lors de mon dîner impromptu (bulletin 135). Travaillé avec le talent de Yannick Alléno, nous avons joui d’un accord – largement inusuel – de la plus belle imagination.
Aucun vin jaune actuel ne ressemble de près ou de loin à la séduction inoubliable du Vin Jaune Fruitière Viticole d’Arbois 1953. C’est du Erik Truffaz, ce trompettiste au modernisme passionnant. Il explose de chaleurs inhabituelles, si dérangeantes pour un palais qui ne connaîtrait pas cette belle région. J’y vois un vin de création culinaire de magnitude infinie. On peut tout essayer avec ce vin d’énigme, de charme, de plénitude gustative rare. Quelle richesse !
Le Château Sigalas Rabaud Premier cru classé Sauternes 1967 est un jeunet élégant. Son papa lui a donné le gros diamant de sa grand-mère pour que la future fiancée soit enchaînée plus sûrement à la famille. C’est le Sauternes parfait futur gendre. Et le dessert au macaron est une prouesse technique et gustative de haut niveau. Je profite de l’arrivée de son auteur, Camille, jeune chef pâtissier de talent, pour lui dire que le fruit rouge avec le sauternes, c’est comme la drogue : on n’y touche pas. Aucun essai de fruits rouges avec un sauternes n’atteindra son but. Alors, ce n’est même pas la peine d’essayer. Le macaron était tellement sublime que les ravissantes femmes présentes en nombre à ce dîner tombèrent en pamoison et s’évanouirent sur les coquelicots qui formaient un tapis printanier pour mettre en valeur leur extrême beauté.
Il fallait que ce 50ème dîner trouve sa conclusion sur le vin dont je suis fier. Le Vin de Chypre 1845 ne faillit pas à sa réputation. Une senteur, je dirais plutôt un parfum, qui est envoûtant, entêtant, et dépasse en intensité tout ce qui peut se concevoir. On aurait volontiers pu boire ce vin seul, mais j’avais demandé à Yannick Alléno de faire une esquisse de dessert dont le thème central serait la réglisse. Et à la grande joie de tous, y compris de Yannick venu nous rejoindre en toute amitié, le mascarpone à la réglisse joua le rôle d’une fronde, d’une catapulte, propulsant le vin de Chypre dans des longueurs infinies. Le vin, déjà naturellement conquérant, trouvait dans le dessert un réacteur supplémentaire. La subtilité de cet accord et de ce vin se situe à un niveau de gastronomie totalement inconnu. J’étais paralysé de bonheur.
Une table fort jeune, où quatre jeunes femmes disputaient en beauté avec le cadre raffiné et les saveurs inoubliables, comptait sept habitués et trois nouveaux convives. D’horizons divers où le monde du conseil dominait, la table fut enjouée, riante. Elle dut voter. Sur les onze vins, huit furent nommés et quatre eurent les honneurs de la première place. Le vin de Chypre n’eut que trois votes de numéro un, dont le mien, ce qui prouve que mon goût n’influence pas celui des autres et que les repères de chacun s’accrochent à des souvenirs qui sont forcément personnels. Les plus votés furent, de loin, le château La Gaffelière Naudes 1962 (mais oui encore) et le Vin Jaune 1953, suivis du Richebourg 1937 et du Carbonnieux 1948. Le plus grand nombre de votes en première place touchèrent à égalité le vin de Chypre et le Richebourg 1937.
Mon vote fut : vin de Chypre 1845, Richebourg Jaboulet Vercherre 1937, Vin Jaune Fruitière vinicole d’Arbois 1953 et Carbonnieux blanc 1948.
Que dire en conclusion de ce moment unique ? Un cadre éblouissant. Un chef qui a longuement étudié comment ajuster ses recettes pour qu’elles servent à embellir les vins en concentrant le message sur le goût premier. Ce fut magistralement réussi. Trois fautes qui justifient que l’on continue inlassablement à étudier cette gastronomie de raffinement : les pétoncles, le choix que je fis de mettre le délicieux Pommard en même temps que le Richebourg trop brillant, et la trace de fruits rouges sur le sauternes. Fautes bénignes. Je les signale alors qu’elles sont minuscules. Car ces constatations font progresser. Des vins magistraux, présentés au mieux de leur forme, brillants pour la raison majeure qu’aucun ne fut en comparaison.
Un service d’une attention unique, dont Bruno, charmant et compétent sommelier, un chef d’immense invention. Ce 50ème repas fut déterminant. Une des formes de la gastronomie ultime est ici. Je dithyrambe, mais ça le mérite.

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Meurice jeudi, 7 avril 2005

Dîner de wine-dinners du 07 avril 2005 au restaurant de l’hôtel Meurice
Bulletin 137

Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Dom Pérignon 1993
Bâtard Montrachet Veuve Henri Moroni 1992
Château Carbonnieux blanc Premier Grand Cru Léognan 1948
Château La Gaffelière Naudes Saint-Emilion 1962
Château Haut-Brion 1970
Pommard Grands Epenots Michel Gaunoux 1974
Richebourg « vieux ceps » H. Jaboulet Vercherre 1937
Vin Jaune Fruitière Viticole d’Arbois 1953
Château Sigalas Rabaud Premier cru classé Sauternes 1967
Vin de Chypre 1845

Le menu créé par Yannick Alléno
Kouglof
Noix de pétoncles rafraîchies à la gelée de pomme verte, tarama de langoustine aux grains de caviar
Cotriade de fins coquillages ouverts à la vapeur d’algues, écume aux écorces de Yusu
Tronçon de turbot rôti sur l’os à moelle, fricassée de morilles et petits pois au jus
Poularde de Bresse Lucien Tendret, entre chair et peau du foie gras de canard, asperges Bourgeoise de Robert Blanc lardées
Foie de canard poché au Chambertin, pâtes coudées gonflées au jus de truffe et fourrées de petits pois
Fondue de jeune Comté au jus tranché à l’huile de noix, copeaux de betterave et pousses de salades
Macaron au coquelicot et pamplemousse
Crème de mascarpone infusée aux bâtons de réglisse, battue comme un tiramisu

la suite Salvador Dali sera l’écrin du 50ème dîner de wine-dinners vendredi, 25 mars 2005

Comme dans les films, je vais faire un flash back sur le bulletin précédent. J’étais venu porter les vins du 50ème dîner au restaurant de l’hôtel Meurice. Des chasseurs règlent le ballet des voitures. L’un d’eux me dit : « bonjour Monsieur Audouze ». Je suis surpris car il est assez rare qu’on se nomme à l’extérieur de l’hôtel. Il continue : « j’ai lu votre livre. Très intéressant ». Et il m’explique que sa mère ayant travaillé au château Haut-Brion lui avait enseigné l’amour du bon vin.
Yannick Alléno me fait visiter la suite « Dali », suite que ce peintre a occupée de façon constante et avait taguée. Une rénovation studieuse l’aura fait redevenir civilisée. On aura peut-être perdu des trésors picturaux. Nous serons en salon privé car la télévision va filmer l’événement. Je repense à Dali. Jeune polytechnicien, j’avais dix-huit ans à peine, je dois, avec mes camarades, élire les représentants de la promotion. Une campagne festive doit attirer les votants. Un de mes camarades organise la venue de Marie Laforêt dont les yeux d’or font chavirer ces naïfs matheux qui pendant des années ont trouvé plus de charme à une sinusoïde ondulante qu’à un jupon caressé par un soleil de printemps. Un autre a invité Salvador Dali à tenir une conférence qui fut l’un de mes souvenirs de jeunesse les plus éblouissants. Le « maître » nous indique que les deux preuves de l’existence de Dieu sont l’oreille de Jean XXIII et la gare de Perpignan. Une logique qui ne figure dans aucun des manuels que l’on aura potassés pendant de studieuses années.

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Bristol jeudi, 17 mars 2005

Dîner de wine-dinners du 17 mars 2005 au restaurant de l’hôtel Bristol
Bulletin 135

Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Collery-Herbillon à Ay demi-sec (#25 ans)
Champagne Dom Pérignon 1993
Pouilly Fuissé, Château Fuissé M. Vincent Propriétaire 1959
Corton Charlemagne Grand Cru Verget 1991
Château Figeac 1960
Château Léoville Poyferré 1929
Pommard Rugiens Pierre Clerget 1961
Pommard Refène Domaine Charles Girard 1947
Château Chalon, « Vin Jaune » Marcel Poux 1949
Château Rayne Vigneau Sauternes 1947

Le menu créé par Eric Fréchon
Baba truffé et vacherin, imbibés au vin jaune, ailerons et bouillon de poule fumé
Macaronis truffés, farcis d’artichaut et de foie gras de canard, gratinés au vieux parmesan
Filets de sole farcis aux girolles, cuits au plat, parfumés au vin jaune
Anguille cuisinée en matelote, oignons caramélisés et lard fumé
Queue de bœuf cuite en pot au feu, chou farci de foie gras de canard et truffe noire
Comté millésimé 2001
La clémentine, quelques façons de la déguster
Vacherin aux marrons givrés et glacés, crème et succès aux noix

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Bristol jeudi, 17 mars 2005

Dès le lendemain, j’enchaînais un deuxième dîner, qui allait se dérouler au restaurant de l’hôtel Bristol. Nous sommes déjà largement rodés, et le tandem Eric Fréchon – Jérôme Moreau va créer un menu de pure subtilité.

A l’ouverture des vins, c’est une jeune stagiaire qui m’assiste. Lors de la mise en place des bouteilles elle a malencontreusement cassé un verre. Cela brisa aussi la joie qu’elle aurait pu connaître d’approcher de si belles bouteilles. J’espère lui donner une autre occasion, car cette apprentie volontaire et talentueuse mérite de garder de ces vins un souvenir positif. Les bouchons ont des résistances diverses. J’essaie la méthode Besson (pousser le bouchon vers le bas et non vers le haut pour le décoller avant de l’extraire) qui est efficace sur un vin et se révèle peu concluante sur un autre. Les odeurs sont assez franches ou évolueront bien. Le nez du Léoville Poyferré 1929 me fait peur. Saura-t-il revenir ? J’en doute, mais je préfère garder l’espoir.

Le menu créé par Eric Fréchon, mis au point avec son sommelier de grand talent, Jérôme Moreau, est un exemple brillant de subtile gastronomie : Baba truffé et vacherin, imbibés au vin jaune, ailerons et bouillon de poule fumé / Macaronis truffés, farcis d’artichaut et de foie gras de canard, gratinés au vieux parmesan / Filets de sole farcis aux girolles, cuits au plat, parfumés au vin jaune / Sandre de Loire cuisiné en matelote, oignons caramélisés et lard fumé / Queue de bœuf cuite en pot au feu, chou farci de foie gras de canard et truffe noire / Comté millésimé 2001 / La clémentine, quelques façons de la déguster / Vacherin aux marrons givrés et glacés, crème et succès aux noix.

Le champagne Collery-Herbillon à Ay demi-sec que j’ai annoncé âgé de 25 ans dans l’invitation en a, en fait, au moins 35. Ce qui le positionne vers 1970 ou avant. Il est rosé, et sa couleur évoque plutôt celle d’un kir dont il suggère le goût. De la fraise des bois, voire du chocolat, l’absence de bulles, tout cela déroute et désarçonne mes convives. Quand on a admis que l’on est en présence d’un vin qui n’a plus rien à voir avec un champagne rosé, on le goûte avec beaucoup de bonheur. C’est un « produit » inclassable qui évolue au nez de façon éblouissante, finissant par évoquer, vers le milieu du repas, la force d’un Armagnac !

Le champagne Dom Pérignon 1993 rassure. On est en terrain de connaissance. Beau champagne séducteur, sécurisant pour beaucoup, assez attendu pour moi. Champagne de plaisir.

Le Pouilly Fuissé, Château Fuissé M. Vincent Propriétaire 1959 a une jolie couleur dorée. Le nez est franc, capiteux, et en bouche, c’est un moment de plaisir. Tout le monde éprouve comme un choc l’accord sublime du bouillon avec le Pouilly. Ils se complètent et s’enjolivent l’un l’autre. Comme le premier champagne ce vin est hors repère, mais son équilibre et son épanouissement le rendent charmant.

On se retrouve de nouveau dans des zones rassurantes avec le Corton Charlemagne Grand Cru Verget 1991. Très joli Corton Charlemagne qui se range dans l’esprit des Bonneau du Martray plus que dans celui des Bouchard dont j’ai la mémoire récente. Les macaronis et le vieux parmesan lui donnent une belle réplique.

Le Château Figeac 1960 est assez exceptionnel. Il arrive épanoui par un oxygène adapté, et sur le filet de sole, se révèle magistral. Grand Figeac au moment où nous le goûtons, expressif, dense et charmeur. Je ne sais pas ce qu’en dirait Thierry Manoncourt, mais ici, c’est un saint-émilion éblouissant.

Le Château Léoville Poyferré 1929 n’aura pas eu la force suffisante pour revenir à la vie. Jérôme Moreau me verse toujours les premières gouttes afin que je vérifie l’état de chaque vin au moment du service. J’ai donc la plus mauvaise version du vin, celle qui a côtoyé le bouchon pendant des années. Ici, le vin ne mérite pas d’être gardé, sauf pour en suivre l’expérience, car sous la désagréable impression de serpillière on peut imaginer qu’il aurait pu être beau. Lorsque je propose alors à la studieuse assemblée, composée d’amateurs qui se connaissent professionnellement, d’ouvrir la bouteille de réserve, je sais qu’il y aura toujours un convive pour dire oui. C’est un résultat quasi automatique. Quand en plus c’est Mouton-Rothschild 1978, le oui est assuré. C’est plus facile qu’un référendum. Le vin fut demandé par un convive enthousiaste. Il fut ouvert. Ce qui est amusant, c’est que j’avais longuement parlé à cette studieuse et attentive assemblée de l’apport crucial de l’oxygène. Et voilà que ce vin ouvert sur l’instant est magnifique. Quelle personnalité, quelle trace gustative ! Ce qu’un convive résuma ainsi : « vous vous rendez compte, vingt ans de vos recherches sur l’ouverture des vins qui s’effondrent d’un seul coup ». Nous en avons ri, car effectivement ce Mouton s’ébroua de façon déconcertante, offrant un final d’une complexité rare. Un très grand vin. Le sandre qui avait remplacé au dernier moment une anguille qu’Eric Fréchon n’avait pas pu approvisionner fut élégant, goûteux et l’association au Mouton, faute de Léoville, fut très excitante.

Le Pommard Rugiens Pierre Clerget 1961 servi en premier, et le Pommard Refène Domaine Charles Giraud 1947 servi ensuite (c’est celui de la photo) furent les compagnons d’une grandissime queue de bœuf. La sauce, sorte de petit bouillon, puisqu’on savoure un pot au feu, fut un sublime complément des deux Pommard. Quel charme, quelle sensualité que ces deux Pommard complémentaires, le 1961 dans une belle expression jeune, le 1947 d’un épanouissement exceptionnel, avec une trace en bouche inextinguible. On prend conscience de ce qui fait le charme énigmatique de la Bourgogne quand chaque gorgée surprend.

Le Comté 2001 est particulièrement goûteux. Oserais-je dire aérien ? Avec un "Vin Jaune" Marcel Poux 1949, accord d’une évidence biblique, la bouche se remplit de saveurs rares, tant il faut un vin de cet âge pour compliquer la ronde des saveurs. Ce n’est certes pas le plus puissant des vins jaunes, relativement peu charpenté, mais le charme agit.

Sur de belles déclinaisons de dessert, c’est évidemment le Rayne Vigneau Sauternes 1947 qui accapare les flashes des paparazzi. Il est la vedette. Et la seule. La couleur de ce vin est absolument parfaite. C’est d’un or rose orangé qui paraît tellement naturel qu’on ne conçoit pas de plus belle couleur. Le nez est élégant, parfaitement distingué. Il n’en fait pas trop, il fait ce qu’il faut. Et en bouche la saveur est parfaite. Coluche avait coutume de dire : « plus blanc que blanc, ça n’existe pas ». Quelles nuances donner au mot parfait ? En un temps très court, je viens de goûter Guiraud 1893, Filhot 1908, Fargues 1945, la Tour Blanche 1943, Filhot 1929 et Rayne Vigneau 1947. Comment et où situerais-je le sauternes parfait ? De mémoire, puisque ces vins ont été bus dans des circonstances qui influencent forcément le jugement, je dirais que le Filhot 1929 fut le plus parfait (plus blanc que blanc), car il représente l’expression idéale du Sauternes absolu. Mais Rayne Vigneau 1947 est parfait pour un Sauternes que je qualifierais de « jeune », si l’on peut dire d’un vin de 1947 qu’il est jeune. C’est le Sauternes qui a commencé à acquérir toute la perfection des vins anciens, et qui est encore jeune premier. C’est Delon à vingt ans. C’est Jean Marais au même âge. Alors que Filhot est le séducteur consacré. C’est Gérard Philippe à quarante ans ou Clark Gable. A leurs cotés, les quatre autres sont des sauternes soit typés comme Guiraud ou Fargues, soit classiques comme le Filhot 1908 et La Tour Blanche 1943. Six immenses sauternes, et six expressions vraiment différentes. Le Rayne-Vigneau répond à des canons de beauté d’une exigence impitoyable. C’est un immense vin.

Le vote fut difficile encore une fois, et neuf vins sur onze eurent l’honneur d’au moins un vote, quatre d’entre eux ayant la reconnaissance d’être cités vainqueurs par l’un des convives. Les plus nommés furent le Rayne Vigneau 1947, le Pommard 1947, le Pommard 1961, le Figeac 1960 et le Corton Charlemagne 1991. Mon vote fut le suivant : Rayne-Vigneau 1947, Pommard 1947, Vin Jaune 1949 et Pouilly Fuissé 1959, qui méritait cet encouragement.

Le Bristol est une immense organisation qui tourne à un rythme exigeant. La clientèle veut de la perfection, et tout de suite. Malgré cette immense charge, Eric Fréchon et Jérome Moreau, qui forment une équipe efficace, auront élevé la cuisine ce soir à un niveau d’invention intelligente qui mérite les vivats. Les accords qui m’ont particulièrement ému sont les deux bouillons, celui qui communiait avec le Pouilly et celui qui baignait les deux Pommards. La chair de la sole avec le Figeac fut splendide. Le plat le plus sensoriel est la queue de bœuf avec son chou farci. Un plat très grand dans l’exécution.

Nous étions une assemblée d’hommes. Aucun ne pouvait vraiment ignorer, sauf s’il était de dos, une femme à la peau d’ébène d’une invraisemblable beauté, que l’on reconnaît dans les magazines sur des photos de mode, au luxe le plus exclusif. Avec la permission de la table, tel un roi mage, je vins déposer à ses pieds, ou plutôt pour ses lèvres, l’or, l’encens et la myrrhe de Rayne-Vigneau. Son sourire, quand elle l’eut goûté, m’a paralysé. Mes neurones étaient en survoltage et je ne savais plus qui était le plus beau, de ce vin de totale perfection ou de cet ange irréel qui m’avait souri. C’est à l’aveugle que je vins rejoindre notre table. Il fallut me tapoter la main pour que je me rende compte que le monde continuait d’exister. Apparemment j’ai survécu, puisque j’ai rédigé ce compte-rendu. La nature, les cathédrales, Mozart, une jolie femme, un sauternes … Dans cette vallée de larmes, Dieu nous a laissé quelques ermitages de consolation.

Dîner de wine-dinners au restaurant de Gérard Besson mercredi, 16 mars 2005

Dîner de wine-dinners du 16 mars 2005 au restaurant de Gérard Besson
Bulletin 134

Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Pâques Gaumont à Trépail, brut vers 1985
Champagne Salon « S » 1985
Saint-Véran Bichot 1989
Château Haut-Brion blanc 1998
Château Croque Michotte 1971
Domaine de La Lagune, Barton & Guestier 1934
Corton Renardes Michel Gaunoux 1990
Beaune Avaux J. et M. Gauthey 1964
Château Rieussec 1965
Château Filhot 1929

Le menu créé par Gérard Besson
Caroline au salpicon de volaille truffée
Pompadour, foie gras, truffe
Noix de Saint Jacques et huîtres juste pochées sur un lit de laitue de mer
Queues de langoustines au court-bouillon et cœur de palmier
Filet de rouget sur un fond de sauce au vin rouge, macaroni duxelle
Agneau de Mauléon à l’Orientale
Suprême de canette de Challans rôtie, sauce groseille cassis
Feuilleté à ma façon, sauce salmis
Bleu de Sassenage, bleu de Termignon au coing confit
Mangue et ananas bouteille au parfum de cannelle
« interprétation » d’abricot Bergeron

Dîner de wine-dinners au restaurant de Gérard Besson mercredi, 16 mars 2005

Je vais au restaurant de Gérard Besson pour ouvrir avec Alain, sympathique et efficace sommelier, les bouteilles de ce soir. L’accueil est chaleureux, amical. Nous savons que nous allons créer un événement, et tous les plans de bataille ont été faits dans la bonne humeur, avec l’avidité de création d’un chef comme je les aime : un pur amoureux du vin. En cours d’ouverture des vins on me fait goûter une sauce pour savoir si j’approuve le choix ambitieux du chef. Je demande qu’on adoucisse un peu, ce qui sera fait. Je lance les ouvertures en discutant avec ces deux esthètes, et Gérard Besson m’apprendra un petit truc que j’essaie immédiatement avec succès sur le Filhot 1929 : pour être sûr que certains bouchons remontent entiers, une petite tape amicale sur le tirebouchon déjà en place dans le bouchon fera descendre celui-ci vers le bas. Il descend un peu, ce qui est le contraire du sens qui est souhaité, mais permettra de lever le tout beaucoup mieux. L’essai est concluant. L’odeur du Filhot 29 est époustouflante. C’est la définition du sauternes idéal. Aucune odeur ne me cause le moindre problème, ce qui fait que nous pouvons deviser aimablement, juste interrompus par une sommelière japonaise à la visite impromptue qui vient offrir à Gérard Besson un saké dont il est friand (ce qui prouve que même les génies culinaires peuvent être aussi comme les autres humains, avec leur lot d’erreurs ou de folies), et un petit coq coloré dont Gérard fait collection du fait du  nom de sa rue : rue du Coq Héron.

Le menu concocté est une œuvre d’art. On aimerait qu’il en reste une trace pérenne puisque cette création disparut dans nos ventres. Reste au moins cette liste impressionnante : Caroline au salpicon de volaille truffée, Pompadour, foie gras, truffe, Noix de Saint Jacques et huîtres juste pochées sur un lit de laitue de mer, Queues de langoustines au court-bouillon et cœur de palmier, Filet de rouget sur un fond de sauce au vin rouge, macaroni duxelle, Agneau de Mauléon à l’Orientale, Suprême de canette de Challans rôtie, sauce groseille cassis, Feuilleté à ma façon, sauce salmis, Bleu de Sassenage, bleu de Termignon au coing confit, Mangue et ananas bouteille au parfum de cannelle, « interprétation » d’abricot Bergeron. Chaque vin aura eu son accompagnement. Ce fut délicat, intelligent, créatif et sensible. Ce qu’il fallait pour des vins fort intéressants.

La table rayonne de la beauté d’une jeune Maud. Seule frêle et jolie femme entourée de neuf mâles avides de bonne chère, elle sut montrer que le sexe dit faible ne s’en laisse pas compter, même si la force des bourgognes la brutalisa un peu. Un coiffeur célèbre que l’on voit souvent caresser les têtes des femmes les plus belles et les plus célèbres de la planète, plusieurs entrepreneurs dont le lien, cause de ce dîner, était la gestion financière de leurs avoirs. Parmi eux, quelques propriétaires de caves solides, comme leur culture sur le sujet du vin. On put ainsi parler d’aventures qu’il est agréable de se raconter. L’ambiance fut joyeuse, studieuse même, car certains découvrirent une façon de profiter des mets et des vins à un niveau qu’ils n’avaient pas soupçonné. Ce dîner a fait naître de nouvelles envies.

Le champagne Pâques Gaumont à Trépail, brut vers 1985 fit son entrée en scène. Doré, à la bulle bien active, c’est un champagne classique, sans type affirmé, comme le Grand Siècle de ce midi, qui plait énormément par son équilibre délicat. Joyeux champagne de plaisir, bien excité par les jolis éclairs à la volaille, belle mise en bouche. Le Champagne Salon "S" 1985 (il est sans doute inutile maintenant que je rajoute chaque fois au nom de Salon l’expression « mon chouchou ») est toujours un immense champagne brillamment mis en valeur par la truffe et la pomme de terre. Comme j’avais bu, il y a seulement quelques heures, le champagne Cuvée des Enchanteleurs 1964, il est intéressant de voir que beaucoup de points les rapprochent dans la perfection, le Henriot ayant pour moi l’attrait de la nouveauté puisque je connais par cœur le Salon 1985. Avoir le même jour ces deux perles est  un grand bonheur. J’aimerai les deux sans les opposer ni les hiérarchiser. A quoi cela servirait-il ?

Le Saint-Véran Bichot 1989 est un des vins que j’aime présenter, car avec l’oxygénation optimale que l’on a pris soin de lui donner, ce vin brille comme s’il était d’une appellation bien plus grande. Et je repense aux vins magistraux goûtés au salon des grands vins. Ils auraient tant gagné en suivant les méthodes qui prouvent ici de façon magistrale leur efficacité (je radote, mais comme je l’ai dit, c’est l’âge – au mieux, ma conviction). Les convives aux caves respectables m’ont posé beaucoup de questions sur ces méthodes. Ils ont été éblouis – je le dis et j’insiste – par l’effet déterminant de l’oxygène, pour la beauté des vins. Pour ce Saint-Véran, il n’y a pas que l’oxygène. Il y a son origine, bien sûr, mais aussi l’huître parfumée qui l’embellit efficacement.

Le Château Haut-Brion blanc 1998 est en classe de CP et sait à peine lire et compter. Mais quelle merveille ! Toute la complexité du bordeaux le plus beau est là dans ce remuant poupin. Cet aristocrate est rare. Il faut le mettre sur table plus souvent car il est divin. De plus, c’est un vin qui sera toujours complice de toutes les audaces culinaires. Là, sur le cœur de palmier gentiment adouci, c’est un exercice de style de grand talent.

Personne ne supposerait que le château Croque Michotte 1971 puisse apparaître aussi brillant que cela. Un vin agréable, gentiment épanoui, docile, facile, rond, délicat. Et le rouget le rend intelligent. Il devient docteur honoris causa ès rouget. Comme assez souvent des convives s’étonnent qu’on puisse associer un rouget à un vin rouge. Grâce au dosage de Gérard Besson ce fut un régal ainsi qu’avec les macaronis, plus faciles et attendus compagnons.

Qu’y a-t-il dans la bouteille du Domaine de La Lagune, Barton & Guestier 1934 ? C’est un Bégadan-Médoc expédié en fût par Barton & Guestier dont des experts pourraient sans doute m’indiquer pourquoi le vin est logé dans une bouteille bourguignonne extrêmement âgée puisque son cul profond a une boule bien ronde. Un convive reconnaît nettement que c’est la Lagune. Je repère nettement que c’est un grand 1934 qui plait à toute la table. Il fut plébiscité dans les votes. L’agneau lui allait bien.

Le Corton Renardes Michel Gaunoux 1990 est puissant, alcoolique, viril. Il asphyxia la belle Maud. La canette à la sauce hardie allait créer un ballet de natation synchronisée tant le mariage s’imposait comme une évidence. Encore jeune, ce vin se civilisera, sur fond de sa belle race. Le Beaune Avaux J. et M. Gauthey 1964 est d’une brutalité à l’état pur. C’est mâle. Ça effraie les jeunes filles dans les couloirs tortueux des saveurs canailles. Mais que c’est bon ! Le feuilleté est un peu sec. Problème de coordination des cuissons. Mais rien n’a empêché ce vin d’étaler une profusion de saveurs animales de la plus belle Bourgogne.

Le précédent château Rieussec 1965 que j’avais mis dans la même situation avec des pâtes bleues m’avait moyennement séduit. Celui de ce soir, beau liquide doré, simplifié comme le veut son âge, est chatoyant, enveloppant, confortable.

La Terre s’arrête de tourner, le tic tac des montres s’éteint. On change de galaxie. Le château Filhot 1929 est l’expression la plus absolue de la perfection du sauternes. On aura lu comme le Filhot 1908 d’un récent dîner était d’un charme fou (bulletin 132). Là, c’est la définition stricte de ce que doit être le sauternes idéal. Et il dépasse le Filhot 1908 de nombreuses coudées. Le nez est fort, enivrant. Le goût est celui d’un Sauternes chaud, intense, c’est « Jésus que ma joie demeure », c’est une supernova d’éblouissement. C’est comme si l’on était capable de fragmenter l’Etna en petits paquets cadeaux. Les épices, les poivres, les fruits confits, les agrumes, tout est là, et Gérard Besson venu nous rejoindre en fit la plus précise des démonstrations. Il nous demanda de commencer par l’ananas si joliment adouci. Puis la mangue qu’il a travaillée et retravaillée. Et enfin l’abricot si élaboré. Et chaque fois le Filhot, comme l’artiste que l’on bisse et terse, se plie poliment aux caprices de Gérard Besson pour délivrer de nouveaux concerts ébouriffants.

L’on vota, c’est une habitude. Huit vins sur dix sont dans les quartés, et cinq sur dix furent gratifiés d’une place de premier. Les plus nommés furent le Filhot 1929, le Haut-Brion blanc 1998, suivis de la Lagune 1934, Beaune Avaux 1964 et Rieussec 1965. Mon quarté fut : Filhot 1929, puis Domaine de la Lagune 1934, le Beaune Avaux 1964 et le Haut-Brion 1998.

Les plus beaux plats, s’il est possible de les classer furent pour mon goût le rouget, la noix de Saint-Jacques et l’huître, le cœur de palmier et ses langoustines, et le dessert. Le plus bel accord fut celui de la sauce de l’agneau avec la Lagune 1934, symbiose éblouissante.

Voilà un amoureux du vin, chef de talent qui avec son équipe soudée nous a produit un grand morceau d’anthologie gastronomique. Une leçon d’inventivité, de créativité, avec des vins appliqués et talentueux qui se présentèrent sans doute comme jamais ils ne pourraient le faire aussi bien.

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’Ecu de France mardi, 8 mars 2005

Dîner de wine-dinners du 8 mars 2005 au restaurant de l’Ecu de France
Bulletin 133
Dîner de wine-dinners réalisé dans l’esprit de wine-dinners
pour les vins fournis par Emmanuel Boidron

Les vins de Emmanuel Boidron
Champagne Pommery cuvée Louise 1989 en magnum
Château Pichon-Lalande GCC Pauillac 1975
Château Beauséjour, 1er Grand Cru Classé de Saint-Emilion 1966
Château Calon, Montagne Saint Emilion 1964
Château Corbin Michotte, 1er Cru Classé de Saint-Emilion 1926
Château Calon 1929
Château de Fargues 1945
un armagnac centenaire

Le menu créé par l’Ecu de France
Brouillade d’œufs aux truffes
Effeuillé de cabillaud épais au jus de viande
Pigeonneau rôti à la réglisse et au foie gras,
miettes de fruits secs
Salade d’oranges et pamplemousses

Dîner de wine-dinners à l’Ecu de France mardi, 8 mars 2005

Je dois organiser un dîner un peu particulier pour un ami puisqu’il est fondé sur ses vins. Ils représentent pour lui une haute valeur sentimentale. Il veut les partager avec des amis d’enfance dans des conditions idéales. Mon rôle devient celui « d’ouvreur préparateur» de ses pépites. Comme les ambitions de l’Académie, dont j’annoncerai prochainement les contours, sont de mettre en valeur le patrimoine des vins anciens, cet événement entre dans ses objectifs. Je ne peux qu’acquiescer. Le choix porte sur l’Ecu de France, car l’enthousiasme du jeune et bouillonnant chef me semble adapté. J’eus une écoute, une coopération de la part des équipes et une intelligence culinaire dignes de restaurants étoilés. L’oubli que fait le guide Michelin de simplement signaler cet endroit est à réparer tout de suite. Si la nouvelle génération des propriétaires veut viser une étoile, il y aura quelques améliorations à apporter, mais on sent qu’avec de la volonté, cet objectif pourrait ne pas être de l’utopie. Le moteur ne demande qu’à monter en régime.

L’ouverture des vins se fait comme à l’habitude, vers 17 heures. Christiane, fidèle lectrice de mes bulletins, veut me voir enfin à l’œuvre, mais la première bouteille ne me permet pas de faire une démonstration convaincante : le bouchon colle tellement à la paroi du Calon 1929 que je dois l’extirper morceau par morceau. Et le bas du bouchon étant fort imprégné, je ne peux empêcher des miettes de flotter sur le vin. Mes méthodes deviennent convaincantes pour le Fargues 1945, dont le bouchon menace de tomber. Je le sors intact. Aucune odeur n’est inamicale. Je n’ai pas de crainte.

Le Champagne Pommery cuvée Louise 1989 en magnum est fin, délicat, léger et primesautier. Un opportun  sandwich débordant littéralement de douceurs complexes lui donne une densité et une expressivité nettement supérieures. Le champagne s’affirme, jouant d’un brio particulièrement plaisant.

C’est sur une inattendue mise en bouche qu’apparaît le Château Pichon-Lalande GCC Pauillac 1975 dont la jeunesse coquine et la rudesse sympathique trouvent avec la sauce légèrement crémeuse de coquilles Saint-Jacques de quoi s’extérioriser.

La brouillade d’œufs aux truffes avec une petite tartine de truffe incendie nos narines tant le tubercule s’enflamme. Le Château Calon, Montagne Saint Emilion 1964 surprend cette jeune assemblée par la complémentarité avec la brouillade, pas forcément indiquée a priori, pour bavarder avec lui. Il étonne aussi par sa jeunesse, l’accord forçant les commentaires d’émerveillement.

Sur un effeuillé de cabillaud épais légèrement ferme au jus de viande, le Château Beauséjour, 1er Grand Cru Classé de Saint-Emilion 1966 émeut par une odeur parmi les plus belles que l’on puisse trouver dans le bordelais. Mon ami y trouve des senteurs qui ne sont pas évidentes pour tous, tandis que je ressens ces odeurs veloutées que l’on décèle chez les grands bordeaux d’années telles que 1928. Sa jeunesse est évidente et ravit de fort jolies convives, mais la rondeur acquise présage, pour plus tard, une vieillesse longue et heureuse lorsque ce vin décidera de mûrir. La chair du cabillaud lui va bien tandis qu’un poivre insistant brouille un peu le message.

Un fort goûteux  pigeonneau rôti à la réglisse et au foie gras, avec des miettes de fruits secs, est le plat idéal pour deux des phares de ce repas. Le Château Calon Montagne Saint Emilion 1929 a un nez assez poussiéreux. Un léger soupçon de bouchon altère le plaisir mais pas longtemps. Le vin n’a pas la flamboyance d’un 1929 mais son charme, sa discrète distinction en font un compagnon charmant. Le Château Corbin Michotte, 1er Cru Classé de Saint-Emilion 1926 me remémore les vins les plus brillants de 1926 dont le sublimissime Haut-Brion. D’une odeur intense, épanouie, d’une couleur d’un rubis évoquant les plus fringants des jeunes vins de dix ans à peine, il marque la bouche d’une empreinte impressionnante d’accomplissement serein. C’est le vin qu’on aimerait boire toujours dans cet état, sûr de lui et dominateur. Le 1926 a capté le goût du pigeon et s’exprime comme lui, parlant sa langue, opulente et charnue.

Au fromage, on finit quelques verres encore remplis ou l’on est servi à nouveau de champagne, avant qu’arrive une des stars de la soirée. La salade d’oranges et pamplemousses forme un dessert un peu complexe qu’il faudrait épurer de quelques fioritures, mais dont certains composants à l’agrume mettent en valeur un Château de Fargues 1945 éblouissant. Une couleur d’ambre intense, une odeur plutôt discrète d’un sauternes aux accents arides. Cela tranche avec le palais qui parade, flamboyant, dense, d’une longueur infinie.

Un armagnac centenaire du père ou du grand-père de l’initiateur de l’événement  présente dans une bouteille alléchante un liquide de l’or le plus beau. Hélas l’alcool a perdu son charme, n’offrant qu’un goût limité et poussiéreux. La bouteille est amusante, car il y a un lion rouge sur l’étiquette qui ressemble comme un frère au lion rouge du Sauternes 1929 dont la photo figure sur le bulletin 126. Et le nom de famille des distillateurs propriétaires est Suffran. Ce qui, par une assimilation phonique hardie les pousse à faire figurer une image du bailli de Suffren (1726 – 1788) et à intituler leur Fine Grand Armagnac : Réserve du Bailli.

Nous votâmes et chaque vin eut au moins le crédit d’un vote, les deux plus couronnés étant le Corbin 1926 et le Fargues 1945. Quatre vins eurent un vote de premier, et mon vote résume assez bien la moyenne des votes : en 1 Corbin Michotte 1926, en 2 Fargues 1945, en 3 Beauséjour 1966 et en 4 Pichon Lalande 1975.

Le chef a produit une cuisine de haute qualité dont je retiens le pigeon et la brouillade d’œufs aux truffes. L’accord le plus émouvant fut celui du Corbin Michotte 1926 avec le pigeon. Le service fut attentionné. Un niveau d’étoilé, même si l’endroit n’y est pas encore prêt. De tels dîners sont d’utiles répétitions.

Avant un nouveau dîner original de wine-dinners samedi, 26 février 2005

Je dois organiser un dîner un peu particulier pour un ami : il veut que ce soit avec ses vins (je ne fais pas  ici d’avis aux amateurs, car mes dîners sont plus volontiers à base de mes vins). Il fallait que je comprenne ses intentions. Comme le Général de Gaulle en son temps, je les ai comprises. Ce sera à l’Ecu de France, car ma description du lieu lui avait plu. Je viens livrer sur place les vins en donnant des instructions de stockage. Comme l’insecte nocturne attiré par la lumière, je demande à me remémorer la carte des vins. Telle la pieuvre impardonnable celle-ci me happe. Je demande qu’on me prépare trois bouteilles pour le lendemain. Le piège redoutable de cet endroit qui était mon étape secrète avait de nouveau fonctionné.

J’arrive à l’Ecu de France avec ma fille cadette et son mari. Le Meursault Genévrières Comtes Lafon 1989 carafé depuis plus d’une heure a une belle couleur, presque un peu trop dorée. Le nez est majestueux, mais en bouche c’est la surprise : l’attaque est franche, puis le vin s’évanouit en un final bancal. Je fais goûter au sommelier qui confirme cette platitude. Je fais ouvrir pour le remplacer un Château Haut-Brion blanc 1975 qui met quelques secondes à s’ébrouer puis nous gratifie de toute sa belle race. Il aura des moments de pur bonheur par la précision légendaire de sa construction, mais lui aussi semble donner son message au travers d’une cellophane de protection. Le Musigny G. Roumier 1990 a depuis l’ouverture, selon ce qui m’est dit, caché son nez qui reste timide. En bouche on imagine la grandeur d’un beau Musigny mais on imagine seulement. Le vin reste coincé. Et on aura la même discrétion pour l’Hermitage de Chave 1990 à qui j’offrais une occasion de revanche. Beau nez, mais bouche partielle. Pourquoi aucun de ces vins ne s’est-il livré comme il eût dû ? J’ai pensé à la cave, mais une visite après le dîner me confirma qu’elle est bien saine et a traversé le froid actuel sans dommage. Est-ce mon palais qui serait embrumé ? Non, puisque le sommelier et Monsieur Brousse confirmèrent mes avis. Je hasarderais volontiers que les vins n’aiment pas cette période prolongée de neige et qu’ils ont voulu bouder. Est-ce cela ? La compensation vint fort heureusement de la cuisine, car la tarte aux truffes abondantes, la sole parfaitement cuite et l’agneau de lait  au romarin très goûteux comblèrent notre palais. Trois Rhums Neisson goûtés à l’aveugle et fort bons ne firent pas oublier que des vins que je révère ne furent pas, ce soir là, au rendez-vous qu’ils avaient.