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Dîner de wine-dinners au Cinq jeudi, 26 février 2004

Quand on entre au Four Seasons puisqu’il faut appeler ainsi le George V, on est saisi par la perfection des mauves de fleurs exubérantes. Des orgues cyclopéennes comme les douze cylindres d’anciennes voitures de course aux tubulures évocatrices de sensations fortes emprisonnent dans leurs tuyaux de verre des orchidées aux couleurs folles. On ne peut pas ignorer ce spectacle de coloris magiques. Après bien sûr on se souvient qu’on est dans un palace. Mais pendant quelques secondes on était dans une jungle torride, en un paradis perdu. Accueil exemplaire d’une maison bien tenue au service du client.

Ouverture des vins avec Thierry sommelier que j’apprécie. Les blancs sont très prometteurs et même le Pouilly Fuissé dont je redoutais l’état s’est montré fort sympathique. Les rouges au contraire sont comme des bagnards après plusieurs semaines de punition d’isolement. L’odeur indique que la douche s’impose. Qui pourrait imaginer qu’un vin sentant de façon aussi rebutante reviendra à la vie quand l’oxygène aura fait son oeuvre restauratrice. Le Bouchard fait tout pour être incivil. Réussira-t-il son retour à la vie ? Les deux 1959 rivalisent de méchanceté d’odeur et j’essaie d’imaginer par quels parcours les vins vont épousseter toutes leurs scories. A l’inverse je reçois l’odeur de la Mission Haut-Brion 1918 comme un choc. C’est invraisemblable et je le fais sentir au plus vite à Thierry et à Sébastien qui va réaliser le service du vin. Ce vin de 1918 a une odeur merveilleuse. Elle évoque certains Portos, mais surtout, elle rappelle la magique odeur de Cheval Blanc 1947. Une concentration inimaginable. Une trame unique. Dans ces cas là, j’ai presque peur, car c’est comme la beauté d’une jolie femme : saura-t-elle durer ? Je rebouche en priant que Dame Nature protège cette merveille. Le Clos Haut Peyraguey rassure sur la solidité des Sauternes.

Le menu conçu par Philippe Legendre, en symbiose avec le sens des accords d’Eric Beaumard : Amuse Bouche, Homard breton en coque fumé et rôti aux châtaignes de Corrèze, Tarte d’artichaut et truffe du Périgord, Pigeon du pays de Racan rôti aux dattes et au citron, sauce au cumin, Carré de chevreuil au chocolat, chutney de pommes reinettes, Roquefort, Croquant de fruits secs et pruneau infusé au vin de Rasteau.

Nous passons à la table du Cinq après quelques conseils indispensables, et le champagne Bollinger Grande Cuvée arrive un tout petit peu trop chaud. Ce sera le seul vin à faible écart, les autres étant parfaits. Beau champagne de début bien adapté à une délicieuse pomme de terre au caviar curieusement transformé par un sorbet auxiliaire. Le champagne est beau, idéalement adapté à la pomme de terre. Classique entrée en matière dans la pièce de théâtre que vont jouer les vins.

Le Latour Martillac 1961 blanc étonne les convives qui n’ont jamais eu accès à un Bordeaux sec ancien. Puissant en arômes, d’une belle jeunesse affirmée. Il y a l’astringence classique des Bordeaux et ces petites notes citronnées de la jeunesse. Jamais on ne dirait qu’il a 42 ans. Sur un homard d’une exactitude royale il s’épanouit, mais l’accord fusionnel se fait avec le Pouilly-Fuissé Latour Louis Latour 1979. Ce vin qui aurait dû être bu il y a bien longtemps alors qu’il est plus jeune de 18 ans que le Bordeaux serait jugé banal dans bien des circonstances. Mais là, sur le plat, il trouve des choses à raconter avec des saveurs parfois intéressantes. Il fut même gratifié de quelques votes dans les quartés finaux.

Le Château Cheval Blanc 1959 me saisit par un nez devenu l’exacte définition de ce qu’il doit être. Il était inamical à l’ouverture mais il est là d’une séduction extrême. Magnifique et équilibré en bouche il représente un vin quasi idéal. C’est beau d’accomplissement élégant. J’ai eu la chance de goûter à part le fond de bouteille où se concentrent tous les arômes. Je fus sous le choc de sa perfection extrême. Un Cheval Blanc peu puissant mais suprêmement élégant. Ce qui m’a particulièrement plu, c’est son absence totale de défaut, tant il fut ce que j’en attendais et espérais. Je vais même plus loin. Si je devais définir le Bordeaux rouge idéal, ce vin ferait sans doute partie des dix plus grands vins que je citerais.

Le Mission Haut-Brion 1918 m’avait frappé par la surprenante générosité de son odeur à l’ouverture. Juste avant de passer à table, c’était toujours le cas. Au service dans le verre, la force des arômes s’assagit un peu et ce vin délivre une incroyable rondeur liée à une extrême densité. Alors que j’avais peur que ma jeune tablée ne saisisse pas la complexité de ce vin de légende, tout le monde est entré avec une facilité surprenante dans son message simple. Couronné comme une vedette dans les votes, il fut adoré de tous les convives. Rondeur, longueur, alcool très présent, et ces saveurs en filigrane de velours d’une belle émotion. Pendant qu’ils s’émerveillaient de la solide présence de cet octogénaire, je continuais à jouir d’un émouvant Cheval Blanc sans la moindre faute. Il faut dire que la truffe lui allait bien.

Le Vosne Romanée du Château Bouchard Père & Fils 1983 qui m’avait fait peur à l’ouverture me fit encore plus peur au service. Une odeur frisant le bouchonné. J’exprimai ma peur mais je dus constater à mon heureuse surprise que le pigeon arrangeait tout. Il gommait tous les défauts du vin qui redevenait charmeur, avec cette rudesse bourguignonne de bon aloi. C’était le plus jeune des vins qui avait pris des rides plus tôt que les autres. Sauvé par le plat il fut même présent dans les votes.

Le Vosne Romanée les Suchots Charles Noëllat 1959 affiche puissamment son coté gibier. Et c’est là que les choses deviennent intéressantes, car le vin a attrapé, capté tous les arômes du plat, traquant le gibier et léchant le chocolat, au point de se transcender, ce qu’il n’aurait jamais fait sans le plat. Il eut été boudé sans cette symbiose. On constatait bien que La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1961 était immense, surpuissant exemple d’une générosité expressive bien travaillée. Mais La Tâche surclassait le plat quand le Vosne Romanée l’épousait. On pouvait alors déguster les deux, l’un pour sa valeur pure inimitable, le La Tâche, et l’autre pour l’excitation gastronomique du moment, le Suchots. Par rapport au Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1961 bu il y a un an en dîner je pense que La Tache est plus puissant, plus vineux, plus bourguignon quand le Richebourg, dans mon souvenir, parait plus élégant. Ce qui me plait assez, c’est qu’ils sont suffisamment différents pour être complémentaires. Dans la quête de l’absolu il faut donc avoir bu les deux. La connaissance d’un seul des deux ne suffit pas. Pour gagner ses galons dans la dégustation des vins anciens, il faut avoir livré les deux batailles. C’est ainsi. Si vous avez accompli l’un des deux pèlerinages, je désigne ici votre prochain Compostelle.

Le Doisy Barsac 1966 est d’un beau jaune hésitant entre l’or et le citron. J’avais dû goûter à l’ouverture pour vérifier qu’il est liquoreux car au nez on a parfois des surprises, et sur table son statut de liquoreux se confirma, même s’il était particulièrement sec. Je rappelle cette interrogation car Doisy et plus particulièrement Doisy Daëne produit à la fois un Sauternes et un vin sec comme le fait d’ailleurs Yquem mais lui sous un autre nom : « Y ». Le roquefort ne lui allait pas du tout. J’avais vers 17 heures testé le roquefort pour vérifier sa puissance et demandé un moins envahissant, mais malgré l’évidente volonté de cette équipe motivée d’y remédier, la pression du roquefort était trop forte. Une jeune convive fort esthète eut le bon réflexe : elle échangea pour du Saint-Nectaire. Je peux supposer que cela allait beaucoup mieux. On était donc obligé d’imaginer ce que pourrait donner cet élégant Barsac discret. Il faudrait étudier ses mariages possibles qui doivent être intéressants, mais sa timidité d’expression le handicape un peu. On est loin de la pétulance insolente du Doisy 1921 ouvert récemment. Mais cette autre forme de Sauternes tout en légèreté et discrétion pourrait trouver sa place dans un repas. Ce n’était pas avec le roquefort. On lui trouvera un autre emploi.

Le Clos Haut-Peyraguey 1950 a une couleur qui est déjà une œuvre d’art à elle seule : dorée comme le bouclier d’airain d’un conquérant Hannibal, elle annonce des saveurs suaves. Au nez, le beau Sauternes complexe avec ces étrangetés de sucré, d’agrumes et de coing. En bouche, c’est un festival de complexité. Car il y a l’attaque enjôleuse de tout liquoreux. Puis une amertume prend le dessus pour essayer de rendre sec ce délicat breuvage. Enfin tout s’harmonise en bouche pour troubler par la combinaison du sec et du doux, du suave et de l’amer. On a un Sauternes sans doute moins puissant que d’autres, mais d’un charme et d’une élégance rares. Quelques jeunes bouches féminines succombèrent aux charmes de cigares cubains. La salle en fut embaumée et le mariage de ce délicat Sauternes avec le cigare était magique, le poivre du cigare excitant l’agrume du Sauternes. L’accord était nettement moins bon avec le dessert qui n’est pas fait pour ce type de vin. C’est un dessert qui est très bon. Mais la crème lourde et le sucre de la meringue ne se marient pas à ce Sauternes. Comme souvent, cela ne gène pas tant le Sauternes est un dessert en lui-même. Je crois qu’il ne faut pas sortir des classiques : desserts aux agrumes et desserts aux coings et mangues. Cela manque peut-être d’originalité mais c’est ce qui accompagne bien ces grands Sauternes anciens merveilleusement typés.

Cette expérience faite avec deux immenses sommités de la gastronomie que sont Philippe Legendre et Eric Beaumard m’inspire la réflexion suivante : il conviendrait peut-être que chaque plat ait deux versions. Une version de la gastronomie classique de leur carte, et une version tournée vers les grands vins anciens. Une version délivrerait le talent raffiné du chef. L’autre garderait le coté brillant du chef qui ne peut pas ne pas s’exprimer, mais le produit principal serait mis en valeur au détriment de quelques signatures non directement nécessaires car elles sont moins au service du vin. Souvent en effet on a sur la chair pure magistralement cuisinée un accord émouvant avec le vin ancien et les paparazzi qui entourent la vedette font régresser l’accord. Comme Philippe Legendre m’a fait le plaisir et l’amitié de m’appeler pour que nous commentions l’événement, j’ai pu lui faire part de cette approche qui mérite examen. Il me semble qu’il faut aller vers une exécution du plat plus synthétisée pour que l’accord primaire de la saveur centrale se fasse avec le vin, augmentant la profondeur du mariage gustatif. Nous en avons eu une belle preuve par l’exemple du chevreuil au chocolat. Le chocolat s’est largement plus domestiqué que lors d’une expérience précédente ce qui a permis au Vosne Romanée qui eut été fatigué de retrouver une jeunesse éblouissante parce qu’il avait capté ce que la chair lui réservait. L’adaptation d’un plat à ces vins procède d’orientations très différentes de celles qui président à la conception d’un menu dégustation où l’effet recherché intègre une certaine virtuosité non nécessaire ici.

Comme d’habitude nous avons voté, et le Mission Haut-Brion 1918, avec cinq places de numéro un vient largement en tête suivi de La Tâche 1961 et de La Tour Martillac 1961 cité souvent à des places flatteuses. Quatre vins ont concentré les votes, les trois cités et le Cheval Blanc 1959. Sept vins sur dix ont été nominés. Mon vote personnel fut le suivant : premier Cheval Blanc 1959, second La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1961, troisième La Mission Haut-Brion 1918 et quatrième le Clos Haut Peyraguey 1950. Mais je comprends fort bien que la vraie vedette de la soirée, c’était Mission 1918. Et il faut bien dire que lorsque l’on a la chance de boire ce vin de légende dans cet état de perfection, on entre dans un monde ultra privilégié comme les rares mélomanes qui ont entendu Glenn Gould en concert.

Nous fêtions l’anniversaire d’un jeune entrepreneur qui était entouré de jeunes passionnés. Les autres convives, des amoureux du vin chevronnés, ont trouvé des pôles d’intérêt communs. On n’imagine pas comme la Terre est petite quand des amoureux du vin se rencontrent. C’est comme s’ils se connaissaient déjà. Ce fut satisfaisant pour moi de voir que de jeunes palais pouvaient tout aussi bien entrer de plain pied dans La Tâche qui ouvre ses bras généreux que dans Mission Haut-Brion 1918 qui demande une solide culture pour en saisir toutes les finesses. On se parla fort tard, tant il était impossible de quitter ce paradis formé d’éléments inimitables : une salle de palais au charme irrésistible, une immense gastronomie, un service élégant et attentif et des vins d’émotion et de légende qui paveront un chemin religieux pour beaucoup de convives conquis.

 

 

Dîner de wine-dinners au restaurant « le Cinq » jeudi, 26 février 2004

Dîner du 26 Février 2004 au restaurant « le Cinq »
Bulletin 106

Bollinger spéciale Cuvée
Château La Tour Martillac Blanc Kressmann 1961
Pouilly Fuissé Louis Latour 1979
Château Cheval Blanc 1959
Château La Mission Haut-Brion 1918
Vosne Romanée Bouchard 1983
Vosne Romanée 1er cru les Suchots Charles Noëllat 1959
La Tache Domaine de la Romanée Conti 1961
Château Doisy Barsac 1966
Château Clos Haut Peyraguey 1950

Le menu préparé par Philippe Legendre et Eric Beaumard
Apéritif
Amuse Bouche
Homard Breton en coque fumé et rôti aux châtaignes de Corrèze
Tarte d’artichaut et de truffe du Périgord
Pigeon du pays de Racan rôti aux dattes et au citron, sauce au cumin
Carré de chevreuil au chocolat, chutney de pommes reinettes
Roquefort
Dessert croquant de fruits secs et pruneau infusé au vin de Rasteau

Dîner de wine-dinners dans un hôtel particulier jeudi, 12 février 2004

Un lecteur du bulletin de wine-dinners me demande d’étudier un dîner en site privé. Un impressionnant hôtel particulier d’immense prestige. J’étudie les possibilités avec un chef ami, et très rapidement diverses contraintes budgétaires imposées par le propriétaire à ce dynamique et sympathique entrepreneur de la communication qui est mon commettant rendent la chose quasi impossible. Au point qu’il envisage lui-même d’abandonner. C’est moi qui le motive pour relever le défi. Nous sommes obligés de constater que le projet n’est plus possible avec le restaurateur que j’avais choisi.

Et par le plus grand des hasards, je me retrouve avec Dominique Saugnac, ancien chef du restaurant Bruno, qui vient de lancer, sous le patronage de Bruno un restaurant « Terre de truffes » qui s’inspire des recettes brillantes du restaurant de Lorgues. Le chef est plein de son sujet : « la truffe ». Ma liste de vins ayant été remise avant que je ne connaisse le choix du chef, nous voilà partis pour une aventure. Il va falloir que mes vins se montrent souples et arrangeants pour relever le défi. Allons-y.

Pour mettre tous les atouts de mon coté je suis allé quelques jours avant déjeuner à « Terres de truffes » et je vous recommande d’y aller. La truffe est comme le caviar : c’est tellement meilleur quand il y a profusion. Et des plats intelligents la mettent en valeur. Il faudra – comme d’ailleurs à Lorgues – qu’on y trouve certains vins de qualité qui s’exprimeront élégamment sur cette magique tubercule.

Dominique Saugnac a l’accent du soleil, l’enthousiasme de la jeunesse, et quand on se trouve en ses murs, avec un peu d’imagination, on y entendrait les cigales.

Le jour dit, à l’heure dite, dans une immense salle de l’hôtel particulier, des cadres et dirigeants d’importantes entreprises d’un même secteur économique se retrouvent. Ils se connaissent tous. Mon lecteur organisateur avait prévu d’offrir le premier champagne, honnête champagne sans type affirmé appartenant à Ladoucette, sur une débauche de truffes. Domique Saugnac râpait de fines tranches de deux truffes distinctes, une noire et une blanche, sur des toasts inondés de sel et d’huile d’olive. Une débauche de bonheur. La truffe blanche plus amère mais à l’extrême envoûtement pourrait batailler avec un grand nombre de vins typés. D’originaux croque-monsieur à la truffe s’avalaient avec bonheur. On passe à table, et les 27 convives d’une seule table forment une belle brochette de connaisseurs attentifs qui n’oublient pas d’être aussi de joyeux lurons dissipés. Difficile de faire passer des messages sur les vins, mais heureusement cette joyeuse assemblée sut se faire esthète, et se disciplina pour profiter comme il convient des grands vins et des mets, ce qui me plut.

Le Dom Pérignon 1993 a un nez très expressif. Le charme de ce champagne sensuel agit dès le premier contact. Le premier champagne lui servant de tremplin, on put constater son extrême précision. Je l’ai trouvé particulièrement bon et supportant même très bien le choc de l’oeuf qui rétrécit toujours les vins. A deux jours de la Saint Valentin, je l’avais choisi comme un symbole, car ce champagne est, à juste titre, le champagne de l’amour.

Le Bâtard Montrachet Domaine Ramonet 1992 est un immense Bâtard. Oxygéné depuis des heures, et servi pas trop froid, il explose d’arômes complexes et variés au nez qui n’en peut mais de tant d’évocations. En bouche il y a du gras, voire du beurre, et une forte trame qui donne une longueur rare. L’expression la plus aboutie du Bourgogne blanc. Ramonet est au blanc ce que Henri Jayer est au rouge : l’alchimiste de la juste vinification. Evidemment ce grand blanc est à son affaire sur les différentes variations de truffes. Mais c’est sur la légendaire pomme de terre à la truffe que le Ramonet donne un accord extraordinaire. Est-ce le lieu, est-ce la saison, toujours est-il que j’ai trouvé cette sublime pomme de terre meilleure qu’à Lorgues – si c’est possible -, peut-être à cause de cet extraordinaire vin blanc ?

Sur la truffe entière en feuilleté, le château Meyney 1967 en double magnum était exactement ce qui convenait. Car le plat a une puissance énorme et ce Saint-Estèphe a des arguments de poids pour l’équilibrer. Très jeune encore, expressif, puissant, il a cette belle acidité qui convenait à la sauce lourde et au fumet envoûtant du beau caillou noir.

Un agneau fondant à souhait a accompagné le Château Ausone 1975. J’avais expliqué à l’avance combien Ausone est complexe et difficile à lire. Ce 1975 parlait vraiment un langage discret. Beau nez de belle race juste suggéré, et terriblement ésotérique. On est loin des messages directs de la vallée du Rhône ! Là, il faut chausser ses lunettes pour décrypter le grimoire. Peu de convives pouvaient lire tout ce qu’il y a de grand dans ce vin qui est un de mes chouchous. Mais j’avais mis ce vin avec l’intention de compliquer un peu la dégustation.

On franchît encore une étape de complexité avec le Château d’Arlay, vin jaune 1987. A l’ouverture, il est dans le domaine du vin ce que la truffe peut être : un Himalaya d’odeurs intenses. Délicieux vin jaune qui se mariait bien au fromage truffé. Une découverte pour beaucoup de convives.

Le château d’Yquem 1991 avait à l’ouverture une magnifique et opulente odeur. Etrangement, les trois bouteilles provenant d’une même caisse avaient des maturités différentes. Différences infimes mais repérables. En bouche, c’est un Yquem sans énigme. Tout avec Yquem parait si facile. On est loin des messages complexes. Cette année n’est pas une des plus grandes, mais le vin se boit avec beaucoup de bonheur. Le dessert n’allait pas avec lui. C’était sans importance car Yquem est à lui seul un dessert.

Par un autre hasard, le descendant d’une famille prestigieuse du Rhum se trouvait à la table. Je lui fis goûter à l’aveugle le Rhum que j’avais prévu, Rhum Naura qui est un assemblage de Rhums divers que je date vers 1940 / 1950. Il fut étonné de sa qualité. J’adore ce Rhum typé particulièrement sec de forte personnalité.

Ce repas est évidemment très différent des repas traditionnels de wine-dinners. On ne pourrait pas goûter des vins très vieux dans une telle configuration. Mais j’ai ouvert des horizons à plusieurs convives attentifs qui ont vu à quel point on peut chercher à raffiner le choix des vins et les associations gustatives. Une expérience à poursuivre.

 

 

dîner de wine-dinners dans un hôtel particulier jeudi, 12 février 2004

Dîner en site privé dans un hôtel particulier 12 février 2004
Bulletin 104

Cuisine de Dominique Saugnac de « Terre de Truffes », sous le patronage de Bruno
Dîner de truffes

Champagne Dom Pérignon 1993
Batard Montrachet Domaine Ramonet 1992
Château Meyney en double magnum 1967
Château Ausone 1975
Château d’Arlay Comte de Laguiche 1987
Château d’Yquem 1991
Rhum Naura 1940/1950

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Meurice jeudi, 22 janvier 2004

Yannick Alléno était arrivé au restaurant de l’hôtel Meurice avec une belle notoriété. J’avais eu confirmation de la pertinence de cette réputation lors d’un déjeuner de préparation. Le dîner de wine-dinners s’annonçait bien, tant le chef apparaissait motivé. La suite allait le prouver.

Ouverture des vins selon un cérémonial toujours agréable avec David, courtois et sympathique sommelier. Cela surprend toujours les sommeliers que je mette une heure et demie à ouvrir dix bouteilles. Les odeurs d’ouverture ne se retrouvent jamais sur table, tant l’oxygénation joue un rôle de première grandeur. Ce travail de l’air a surpris David, qui n’aurait pas imaginé qu’un Moulin à Vent puisse franchir tant d’étapes en si peu de temps. Nez incertains du Latour et du Chambolle Musigny. Le premier a remonté la pente. Le second a peiné.

Le menu conçu et réalisé par Yannick ALLENO : Mousseline d’œuf de poule, royale de poireau au fumet de truffe, allumettes croustillantes à la crème de lard. Turbot aux truffes cuit en croûte d’argile, crème légère de céleri au coulis de persil plat. Ragoût gourmand d’hiver en surprise. Tarte « Flammekuche » truffée, cœur de salade à la crème, jus perlé à l’huile de noix. Selle de chevreuil au poivre, couqueline de pomme de terre truffée. Fourme d’Ambert. Capucin aux agrumes. Une profusion de truffes de très belle qualité, un turbot au goût intense, et un dos de chevreuil tendre et violent, voilà pour les produits. Quant à la façon ! Un traitement des pommes de terre, des légumes et des pâtes feuilletées qui est du grand art. Avec la force de frappe de l’hôtel Meurice, on sent que ce chef talentueux va décrocher les étoiles comme au mât de cocagne. Entre le dîner et ce bulletin, une de plus vient déjà de tomber dans son tablier.

Le champagne Veuve Clicquot la Grande Dame 1989 est un noble champagne. Nez magnifiquement généreux et structure d’un classicisme rassurant. Bel accord avec la délicieuse entrée aérienne d’une grande finesse.

Le Bâtard Montrachet Veuve Moroni 1992 a un nez de miel et un goût de gâteau de miel. Une rondeur et une solidité indestructibles.  Le Meursault Perrières Domaine Jaques Prieur 1989 a le nez caractéristique des Meursault avec cette évocation de pierre à fusil. Plus typé Meursault que le Bâtard n’est Bâtard, il a une belle élégance intellectuelle, mais son discours colle moins au magistral turbot à la chair expressive que le solide Bâtard Montrachet. Ce miel profond se mariait parfaitement à la belle chair dense et goûteuse du poisson.

Le Château Lynch Bages 1959 est une surprise particulièrement agréable. Parfaitement ouvert et épanoui, c’est le Pauillac en pleine possession de ses moyens. On imagine mal que ses composantes puissent former un ensemble plus harmonieux que ce qu’on découvre ce soir. A part le fougueux Lynch Bages 1989 qui brilla dans un autre registre, je ne vois aucun Lynch Bages qui m’ait donné une impression de sérénité aussi accomplie que ce Lynch là. Vin magnifique. Ayant été servi de la première gorgée du ChâteauLatour 1934 j’ai eu peur d’une déception, mais très rapidement ce vin a développé des complexités dignes de la valeur légendaire d’un des plus grands vins du Haut-Médoc. Les évocations rares fusaient en bouche avec une longueur extrême. Alors que je faisais la moue sur la première gorgée c’est un convive qui s’inscrivit en faux contre mon doute. Il avait raison. Deux vins très différents mais très complémentaires, l’un, le Lynch joyeux dans sa maturité épanouie, l’autre le Latour, décochant des énigmes gustatives sur la longueur d’un vin de grande lignée. Le Lynch couvrait bien le plat de baisers quand le Latour le fouettait.

Un convive m’ayant offert un ChâteauTrotanoy 1982 la veille du repas, il était encore temps que cette marque de générosité s’insère sur une Flammekuche dont la réalisation est de niveau trois étoiles. Quel contraste avec les vins précédents ! C’est le pur sang tout fou qui caracole dans tous les sens, avec une énergie inépuisable. Je refuse de carafer les vins au moment de l’ouverture, mais dans ce cas précis j’eus dû le faire. Un carafage de dernière minute a permis de contenir sa fougue. Alors que des amateurs américains que je côtoie sur un forum internet se demandent déjà (mon Dieu !) si 1982 ne devient pas « over the hill », c’est à dire au delà de la période dite de maturité, ce fringant Pomerol en a « sous la semelle » pour des décennies. Grand vin de fort potentiel.

La grande surprise pour tout le monde et pour David avec qui je l’avais ouvert, c’est l’extraordinaire perfection du Moulin à Vent Genard 1947. Faible à l’ouverture il ne me posait aucun souci. C’est comme une Marie José Pérec qui aurait réussi son « come back ». A l’aveugle, on tromperait tous les experts tant ce vin évoque les plus grands Bourgognes d’une belle année : 1959 par exemple. On retrouve un peu de l’accomplissement du Lynch Bages, car toutes les composantes du Moulin à Vent sont harmonieusement assemblées.

Le Chambolle-Musigny Chanson Père & Fils 1955 n’a pas connu le même réveil. Couleur sombre comme de l’encre, odeur de viande, goût assez agréable mais blessé. Des convives ont eu la gentillesse de lui trouver quelques beaux messages, et c’est vrai qu’il y en avait quelques uns, mais force est de constater que ce vin avait fait son temps, peut-être fatigué de voyages ou de stockages difficiles. Si ce vin avait été unique pour un repas, il eût été inacceptable. Ici, dans cette succession de grands vins, il fut toléré. Je proposai malgré tout d’ouvrir un vin de plus. J’avais la naïveté de penser qu’on me dirait non puisque j’avais ajouté Trotanoy. J’ai donc ouvert Richebourg Gros Frère et Sœur 1987. Quelle beau Richebourg frais et bien construit. Mais ouvert juste pour être servi il faisait déplacé dans la série des vins accomplis que nous avions bus. En d’autres circonstances on le trouverait brillant, ce qu’il est. Là, il n’eut pas été opportun de l’ouvrir. Ce fut malgré tout une belle petite pause, un trait d’union avant d’entrer dans le domaine des liquoreux.

Le Château Rabaud, premier cru de Sauternes 1940 à l’ouverture à 17h était tellement expressif que je me demandais si l’association avec une pâte persillée n’allait pas être une erreur. Je suis donc allé en cuisine goûter la fourme d’Ambert et j’ai vérifié que cela se concevait. Belle couleur de thé, odeur profonde où les épices affleurent. Et ce Sauternes apparaît alors comme très sec, comme le furent le Yquem 1932 ou le Filhot 1858 bus récemment. Une personnalité extrême et des saveurs qui déroutent tant on est loin de tout ce que l’on peut boire habituellement. L’accord se fit sur la fourme, sans être le plus naturel qui soit. Ce vin reconditionné en 1991 au château a montré une élégance dépaysante du meilleur aloi.

La couleur du Château Suduiraut 1949 est d’une beauté sans pareille. C’est la couleur d’un chaud soleil. Nez d’agrumes, d’épices, de clémentines confites. Le nez intense du Suduiraut épanoui. En bouche, quand on a pris soin de manger d’abord un peu d’agrumes, on a un vin vivant, qui a une élocution dix fois plus rapide que ce que le cerveau peut capter. Il est étourdissant comme un manège qui tournerait trop vite, car on devine des saveurs, on serait prêt à les nommer, à les retrouver, mais il en invente de nouvelles qui vous entraînent dans les délices des énigmes irrésolues. Rien ne peut procurer autant de plaisir sensuel que ces immenses Sauternes aux facettes infinies.

J’ai noté une fine crêpe gracile qui en bouche explose de fruit de la passion comme si on en avait avalé une tonne. Comment tant de goûts peuvent se trouver dans cette si fine pellicule ? Collante comme de la barbe à papa, elle fut un rayon de soleil d’enfance, signature élégante pour parapher le texte du Sauternes.

Chaque convive allait d’émerveillement en émerveillement. On se livra à l’exercice des votes, où chaque convive doit donner le quarté de ses préférences. On sait qu’il est assez irrationnel de hiérarchiser un Bourgogne par rapport à un Sauternes par exemple, tant leurs goûts sont distincts. Mais c’est le jeu.

Il faut être là pour y croire, car personne n’imaginerait qu’il est possible d’envisager des votes aussi disparates. J’ai déjà souvent raconté que les votes sont très différents. Mais là, quelle variété !

Tous les vins, sauf le Richebourg qui est – comme par hasard – celui qui n’a pas bénéficié de ma méthode d’oxygénation lente, ont figuré dans au moins l’un des quartés. Et six vins ont été nommés en numéro un. C’est un grand plaisir pour moi. Mais ma plus grande fierté, et de loin, c’est que le Moulin à Vent 1947 a été le plus cité et a été cité le plus de fois (trois fois) en numéro un. Quand on a dans un dîner Latour 34, Lynch Bages 59 et Suduiraut 49 constater que c’est un Moulin à Vent 47 qui gagne, on ne peut que se féliciter du choix éclectique des vins de ce dîner.

Le consensus des convives a favorisé particulièrement quatre vins : le Bâtard Veuve Moroni 1992 qui a obtenu deux votes de premier et quatre votes de second, le Lynch Bages 1959 avec deux votes de premier, trois votes de second et trois de troisième, le Moulin à Vent 1947 avec trois votes de premier deux votes de troisième et trois votes de quatrième et le Suduiraut 1949 avec un vote de premier un vote de second deux votes de troisième et trois de quatrième. Même le Chambolle Musigny si fatigué a figuré en troisième dans l’un des votes.

Cette diversité montre bien que chaque vin a sa chance, puisqu’un convive pourra lui trouver des aspects qui lui rappellent tel ou tel plaisir. Comme je le dis à chaque repas, on ne doit pas juger un vin, mais essayer de le comprendre. Et le vote final n’est que ludique.

Mon quarté personnel fut : premier Moulin à Vent 1947, second Suduiraut 1949, troisième Lynch Bages 1959 et quatrième Latour 1934.

Avant chaque repas les convives se sont fait une idée de ce qui allait se passer et la réalité dépasse le plus souvent comme ici ce qu’ils avaient imaginé. Dans mon cas c’est la cuisine de Yannick Alléno qui a dépassé mes attentes. Il avait envie de bien faire et a laissé s’exprimer son talent. Les couleurs dans les assiettes étaient d’un raffinement serein. La cuisine fut légère et appuyée quand il faut. Le traitement de produits de qualité fut magistral. On peine à trouver un accord qui serait plus fulgurant tant tous furent adaptés. Le plus beau plat fut la Flammekuche – à mon goût – et pour le plus bel accord, j’hésite entre la chair du turbot avec le Bâtard et le topinambour avec le Latour 1934.

Pendant l’ouverture des vins, j’ai discuté avec David de l’intérêt d’avoir des vins très anciens à la carte pour des restaurants de cette envergure. Même si cela parait prêcher pour ma paroisse, je crois que c’est une erreur dont nous avons eu immédiatement la démonstration. Si le Latour 1934 avait été ouvert pour une consommation immédiate, un convive sur deux l’aurait refusé. Ne parlons pas du Chambolle Musigny qui aurait rejoint l’évier  par la voie la plus courte, et le Moulin à Vent ne figurerait même pas sur la carte, car le sommelier n’imaginerait pas que quelqu’un soit assez fou pour le commander. Quand au Lynch Bages, on n’aurait jamais eu que le quart du bonheur qu’il nous a apporté avec sa mise en plein régime par une oxygénation idéale.

Les vins les plus prestigieux méritent un soin particulier. Le temps que je leur consacre est inenvisageable dans la structure générale d’une grande maison.

Salle splendide, service fort juste, sommelier attentif et motivé, chef de talent qui a eu l’envie et la sagesse de mettre les saveurs au service des vins. Que demander de plus ? Simplement la date du prochain dîner.

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Meurice jeudi, 22 janvier 2004

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Meurice 22 janvier 2004 Bulletin 103 Les vins de la collection wine-dinners : Champagne Veuve Clicquot La Grande Dame 1989 Bâtard Montrachet Veuve Moroni 1992 Meursault Perrières Domaine Jacques Prieur 1989 Château Lynch Bages 1959 Château Latour 1934 Château Trotanoy 1982 Moulin à Vent Genard 1947 Chambolle Musigny Chanson Père & Fils 1955 Richebourg Gros Frère et sœur 1987 Château Rabaud Sauternes 1940 Château Suduiraut 1949

Le menu conçu et réalisé par Yannick Alléno : Mousseline d’œuf de poule, royale de poireau au fumet de truffe, allumettes croustillantes à la crème de lard Turbot aux truffes cuit en croûte d’argile crème légère de céleri au coulis de persil plat Ragoût gourmand d’hiver en surprise Tarte « Flammekuche » truffée, cœur de salade à la crème jus perlé à l’huile de noix Selle de chevreuil au poivre, couqueline de pomme de terre truffée Fourme d’Ambert Capucin aux agrumes

Dîner dîner de wine-dinners à l’Oustau de Baumanière samedi, 13 décembre 2003

Dîner à l’Oustau de Baumanière pour un dîner de wine-dinners. La journée marquée par un soleil éclatant, froid sans doute mais éclairant les pierres des Baux de couleurs joyeuses, préparait un grand moment. Dans ce canyon de rêve criblé par l’érosion, le coucher de soleil sur de discrets nuages crée un emballage rose bonbon. On loge dans ce qui est une annexe de l’Oustau, ce qui pourrait décevoir mais en fait ce manoir, belle bastide locale protégée par un imposant platane centenaire est un écrin de beauté, d’une décoration raffinée. On s’y voit bien rêver, écrire des poèmes dans un cadre où le temps semble avoir arrêté son aiguille sur la position « romantisme ».

Les vins avaient été apportés quinze jours auparavant, et redressés debout en cave deux jours avant le dîner. A l’ouverture avec Gilles, sommelier de grande compétence, le Domaine de Chevalier a un nez prononcé et va s’ouvrir. Le Haut-Bages est tellement riche que je rebouche la bouteille. Le Gevrey-Chambertin se voit remettre un avis de décès, tant les blessures subies paraissent irréparables. Le Musigny conforme à sa réputation va s’ouvrir en s’oxygénant. Je décide de lui adjoindre un Chambolle Musigny 1983 lui aussi du domaine de Voguë pour remplacer le défunt. Le Coutet a un nez insolent de pétulante perfection quand le Gilette montre une belle orthodoxie.

Le menu préparé par Jean André Charial est une belle création : mise en appétit, huître pochée, coquilles Saint-Jacques et foie gras marinés, queue de homard bleu aux épices douces, canon d’agneau en croûte, perdreau rôti en cocotte, jus au rhum, poivre noir et huile de noisette, vieux Comté, ananas rôti et agrumes, mignardises.

Après les recommandations d’usage, conseils que je présente comme fait l’hôtesse avant le décollage, nous entrons dans le vif du sujet. Pol Roger 1986 est un vrai champagne. Un nez très affirmé, une bulle forte, un goût assez léger mais extrêmement plaisant. Il est bien chatouillé par une huître qui eut mieux atteint son but avec moins d’assaisonnement. Une huître plus iodée aurait propulsé ce délicat champagne vers des sommets de champagnitude, comme on dirait dans le sabir précieux actuel. L’accord qui suivit n’en parut que meilleur, tant il fut exemplaire. Le Cristal Roederer 1990 est un grand champagne de personnalité. Joliment fumé, long en bouche, il fut merveilleusement mis en valeur par la coquille Saint Jacques crue et le foie gras cru. Accord parfait, les saveurs primaires du plat donnant à ce champagne de vastes dimensions. Et cet accord montre bien au convive qu’il ne sert à rien de juger un vin, et surtout pas dans l’absolu, tant ce qui est cherché est une symbiose entre un vin et un plat qui se complètent comme le font des patineurs en couple.

Une autre preuve magistrale allait en être donnée par le Bâtard Montrachet Blain Gagnard 1984 qui formait un accord fusionnel rare avec le homard : le vin avait attrapé la trace d’orange de la sauce et semblait être fait de ce même fruit, par un étrange mimétisme. Les accords les plus beaux apparaissent quand la trame du plat et celle du vin semblent être identiques. Ce beau vin blanc puissant, qui avait un peu perdu en bouche de la typicité Bâtard pour donner l’équilibre épanoui d’un grand Chardonnay calme était extrêmement rassurant et fut sanctionné de classements flatteurs.

L’accord suivant se montrait beaucoup plus classique, plus attendu, ce qui permit de se concentrer sur des vins très intéressants. Les deux Bordeaux affichaient des structures remarquables. Le Domaine de Chevalier rouge 1952 me surprit par sa réussite exceptionnelle. Long, profond, au moins aussi bon que ce que donnerait un 1953. Et le Haut-Bages Pauillac 1934 étala une jeunesse rare, pas un signe d’âge, et une force alcoolique surprenante. Un convive inconditionnel de Bordeaux était aux anges. Un convive inconditionnel de Bourgogne était surpris de la qualité de ces vins. Alors que les âges et les climats les séparaient, ces deux Bordeaux se sont rejoints dans une densité et une expressivité rares.

On servit quand même une goutte du Gevrey Chambertin Ch. Et Ed. Jantot 1947 déclaré mort. L’odeur était discrètement putride et le goût acide donnait quelques traces de vie. Mais la cause était entendue. A ne pas poursuivre. Le Musigny cuvée Vieilles Vignes Comte de Voguë 1982 est un grand vin. L’aficionado jubilait. Ce charme bourguignon fait de rondeur d’attaque, d’amertume de corps, puis de longueur charmeuse comme un châle qu’une belle laisse traîner en « suivez-moi jeune homme » agissait à plein. On avait un Bourgogne de pure séduction. Mais le Chambolle Musigny les Amoureuses Comte de Voguë 1983 ne voulait pas laisser la vedette à cette institution. Il voulait prouver qu’on pouvait aller plus loin encore dans le charme. J’ai succombé à la délicate séduction de ce vin peut-être un peu moins charpenté que le Musigny, mais diablement brillant. Ces quatre rouges, puisqu’il faut bien en oublier un, laisseront les champions de chaque région sur leur faim, tant les saveurs des Bordeaux et des Bourgogne furent si différentes. Les Bordeaux sont de fiers chevaliers qui guerroient pour la grandeur quand les Bourgognes batifolent dans des champs de fleurs. Mieux vaut aimer les vins de chaque région pour ce qu’ils sont.

Le Château Chalon Désiré Petit1992 marque une rupture gustative profonde. Le vieux Comté forme avec lui un accord si naturel qu’on ne conçoit pas l’un sans l’autre comme on ne voit pas Laurel sans Hardy, Juliette sans Roméo ou Obélix sans Astérix. Très fortement alcoolisé, du moins en apparence, il crée une pause de goût dans des saveurs très inhabituelles pour beaucoup de convives.

L’apparition du Coutet Barsac 1950 est comme le Christ nouveau-né que l’on pose dans la crèche. Une couleur foncée comme l’airain, un nez envoûtant qui explose d’évocations d’agrumes, d’épices, de fruits bruns. Et en bouche cette onctuosité rare qu’aucun Sauternes récent ne peut même esquisser. Vin divin qui formait un contraste détonant avec le Gilette crème de tête 1961 d’un beau jaune doré qui était l’archétype du Sauternes bien élevé. Jeune homme qui vient demander la main de sa promise, il s’est mis sur son trente et un. Il est donc propre, élégant, le jeune homme parfait. C’est cela le Gilette, tandis que le Coutet, c’est la dompteuse de tigre qui joue de sa cuisse galbée pour créer des sensations de peur animale et érotique. Jean André Charial remarqua lui-même que le dessert n’était pas un faire valoir de ces vins, ce qui ne gêna pas tant ces deux Sauternes se suffirent pour nous combler de leurs immenses qualités. Et ce n’était qu’un détail tant d’autres accords furent brillants.

Les votes des quartés furent comme d’habitude tous différents ce qui montre que chacun peut trouver dans un tel repas ce qui correspond à sa personnalité. Cinq vins sur les dix reçurent au moins une fois la place de premier, ce qui est extrêmement gratifiant pour mon choix. Et à l’exception du Château Chalon trop typé sans doute, chaque vin figura dans au moins un vote. Le dépouillement des votes montra une concentration d’intérêt pour le Coutet, pour le Chambolle Musigny et pour le Domaine de Chevalier.

Mon vote fut : 1 – Coutet 1950, 2 – Domaine de Chevalier 1952, 3 – Chambolle Musigny 1983 et 4 – Haut-Bages 1934. J’ai surtout dans mon vote consacré les vins qui ont produit une impression supérieure à ce que j’attendais, plus que les valeurs intrinsèques comme le Musigny ou le Cristal. Sauf bien sûr le Coutet qui est un bijou précieux.

Dans cette belle salle voûtée à la décoration raffinée, une table de bonnes proportions permettant de bavarder aimablement, des convives attentifs et compétents, un service d’une belle précision, un sommelier charmant et convaincu, une cuisine d’un très haut niveau et ayant créé deux accords de rêve, sur le Cristal et sur le Bâtard, tout cela a produit un repas réussi dont j’ai cru comprendre que certains convives venaient d’attraper le virus. Il va falloir essayer d’étendre cette contagion.

 

 

Dîner de wine-dinners au restaurant l’Oustau de Baumanière samedi, 13 décembre 2003

Dîner de wine-dinners au restaurant l’Oustau de Baumanière le 13 décembre 2003
Bulletin 101 – livre page 137

Les vins de la collection wine-dinners :
Pol Roger 1986
Cristal Roederer 1990
Bâtard Montrachet Blain-Gagnard 1984
Domaine de Chevalier 1952
Château Haut Bages Pauillac 1934
Musigny Cuvée Vieilles Vignes Domaine Comte Georges De Voguë 1982
Chambolle Musigny les Amoureuses Comte de Voguë 1983
Gevrey Chambertin Première Cuvée Ch. Et Ed. Jantot 1947
Château Chalon Désiré Petit 1992
Château Coutet Barsac 1950
Château Gilette Crème de Tête 1961

Le menu mis au point par Jean-André Charial :
Mise en appêtit
Coquilles Saint-Jacques et foie gras marinés
Queue de homard bleu aux épices douces
Canon d’agneau en croûte
Perdreau rôti en cocotte, jus au rhum, poivre noir et huile de noisette
Vieux Comté
Ananas rôti et glace à la réglisse

Dîner de wine-dinners au Carré des Feuillants jeudi, 27 novembre 2003

C’est un plaisir que d’organiser un dîner au Carré des Feuillants car Alain Dutournier est un grand chef en permanente recherche de goûts nouveaux mais aussi parce que c’est un amoureux respectueux des vins. La salle redécorée est résolument moderne, avec des lithographies et tableaux qui parlent à mon goût, car Alechinski a longtemps peuplé mon bureau et ses couleurs s’inscrivent dans une démarche esthétique très actuelle.

J’ouvre les vins avec Christophe, complice d’aventures précédentes. Le nez du Margaux est grand, celui du Traminer étonnamment plaisant de richesse contenue, et nous nous disions que des amateurs peu attentifs élimineraient le Muscadet et le Charmes Chambertin, tant la pestilence initiale évoque les destins brisés. Lorsque j’ai relaté cela pendant le dîner, des convives ne comprenaient pas que l’on eut pu envisager d’éliminer de si beaux vins. Que de fois cependant des trésors de nos terroirs auront été sacrifiés à cause de cette première odeur nauséabonde qui disparaît quand on donne du temps au temps. L’ouverture de tous les vins me rassure. C’est surtout pour le Muscadet que j’avais des craintes, vite levées. Le Suduiraut 1928 est tellement transcendantal que même en l’ayant déjà maintes fois ouvert je ne peux que m’extasier de son invraisemblable perfection.

Alain Dutournier a conçu un menu fort intelligent qui s’est mis « au service » des vins, c’est à dire que chaque création est adaptée au vin qui doit créer une magie fusionnelle, pour parler comme les documents de stratégie pédagogique de l’Education Nationale. Le menu : L’huître de Marennes au caviar d’Aquitaine et les algues marines, capuccino de châtaignes et faisane à la truffe blanche d’Alba, la langoustine pimentée et rôtie, nougatine d’ail doux, réduction de muscat au piment d’Espelette et cébettes, pavé de turbot sauvage « vapeur » caviar et raifort, gâteau de topinambour et foie gras aux premières truffes, quartier d’agneau de lait des Pyrénées, cresson meunière, palets de céleri au jus, fourme crémeuse et coings confits, biscuit chaud fourré de mandarines en marmelade, pané au poivre de Sechuan, gelée, jus et sorbet.

Le Champagne Krug 1982 en magnum est déjà un régal pour les yeux, car cette bouteille de forme unique est d’une rare beauté. Quel champagne ! La couleur est extrêmement jeune, la bulle est racée, et en bouche, un vineux affirmé d’une délicatesse et d’un raffinement extrême. C’est un champagne de pleine maturité, à l’élégance exquise. Ce qui fut amusant, c’est de constater combien le champagne a changé sur les différents goûts qui l’ont accompagné. Seul, il est vineux et légèrement fumé au goût. Sur l’huître le vineux disparaît et la bulle domine. Sur les algues, on a l’équilibre d’un champagne délicat, où l’empreinte Krug est moins marquée, et sur une belle crème typée, le champagne reprend son vineux. Ce Krug explique à lui tout seul le sens de la démarche de nos dîners : un vin – ou un champagne – changera de registre, de magnitude,si l’accord avec le plat se réalise. Sur la truffe blanche d’Alba, ce Krug est un bonheur.

Le Traminer Trimbach 1962 est une des plus belles surprises de la soirée. Légèrement doux, il a des accents fugitifs de vendange tardive. Lançant de ci de là des évocations de pétrole comme ses cousins Riesling, il frappe par l’effet bénéfique de l’âge qui lui a permis d’atteindre des équilibres et des séductions que la jeunesse ne donnerait jamais. J’avais en bouche des saveurs de litchi. Avec la farce de la langoustine ce vin chante, mais il fait un duo avec l’une des énigmes de la soirée, le Muscadet Lagrive 1960. Je tenais beaucoup à offrir à Alain Dutournier l’occasion d’exprimer son talent sur des vins inhabituels. Ce Muscadet, largement hors des limites habituelles de consommation, et qui aurait été condamné à l’évier par son odeur d’ouverture s’est révélé un blanc sec très intéressant, de structure très simplifiée, mais formant avec le petit gâteau d’ail un accord au moins aussi passionnant que celui formé par le Traminer avec la langoustine. C’est excitant de réveiller de tels vins et de voir ce qu’ils peuvent atteindre avec l’âge.

Sur le délicat turbot le Chablis Premier Cru Butteaux François Raveneau 1997 ramène les convives dans des saveurs connues. Celui-ci est bien « nature », facile à vivre. Je lui ai trouvé des arômes de pain d’épices. Là aussi on pouvait vérifier comme le vin change selon les composantes du plat.

Le Château Margaux 1986 est une bombe. Quelle puissance ! Un vin de couleur dense opaque tant les tannins sont concentrés. Un nez qui dès l’ouverture avait une insolente présence comme une tirade de Cyrano de Bergerac, et en bouche une affirmation merveilleuse, faite surtout de puissance mais aussi de densité. Si sa trame était celle d’une cotte de maille, elle rendrait invulnérable. A coté la Romanée de Bouchard 1986 à la couleur délicieusement rose rouge faisait gaminet. Mais le gamin avait de la ressource car son odeur était l’exacte reproduction du plat de topinambour. Il chantait sur chaque composante du plat. On avait donc le seigneur Margaux d’une insolente jeunesse qui bousculait tout sur son passage et la Romanée qui collait au plat pour briller avec lui. Patinage artistique en solo pour le Margaux et patinage en couple pour la Romanée et le plat. Grâce à cette confrontation d’un soir, chacun des deux vins, si différents, nous a fait rêver. Notons que le plat était diablement savoureux.

Sur l’agneau, autre association osée : le Fleurie Bichot 1945 côtoyait un Charmes Chambertin Grivelet 1934. Ma voisine était en extase devant le Fleurie, s’émerveillant à chaque seconde que ce vin puisse être aussi brillant. Il est vrai que son état était particulièrement exemplaire. Nous nous disions, avec quelques convives, qu’à l’aveugle, nous aurions dit un grand Bourgogne de 1978. Ce qui prouve que ce vin mérite d’être encore servi dans de grands dîners. Le Charmes était encore plus brillant, l’ascétisme du Fleurie contrastant avec la généreuse rondeur d’un Charmes séducteur. Accompli comme tous les vins de cet âge, il savait recréer ce que la Bourgogne a de bon dans ces années là. Il était assez difficile de départager ces vins différents qui accompagnaient l’un et l’autre parfaitement l’agneau. On aura évidemment compris que j’ai mis ce Fleurie 1945 dans ce dîner là parce qu’il se situait juste une semaine après la date officielle du beaujolais nouveau.

Sur la fourme retravaillée par Alain Dutournier, le Château d’Yquem 1990 est à son aise. Mais c’est sur le coing confit qu’il atteint des sommets gustatifs. Immense Yquem qui promet beaucoup. Chacun se délectait de ce grand Sauternes et aussi des accords d’une subtilité rare, mais nul ne s’imaginait qu’on puisse aller tellement plus haut avec le vin suivant. Le Château Suduiraut 1928 est une vraie légende. Il a un nez à nul autre pareil. Comme lorsque nous l’avions bu chez Guy Savoy, on pouvait se contenter de le sentir. Une des convives attendit même près d’un quart d’heure avant d’y porter les lèvres, tant elle voulait profiter de la pureté de cette odeur. Entendons nous bien, Yquem au même âge que le Suduiraut va montrer sa classe naturelle et son niveau. Mais le jeune talentueux ne peut pas rivaliser aujourd’hui avec le maître. Dans les odeurs, ce Suduiraut donne un spectre quasi infini d’agrumes, de fruits jaunes et roses, et d’épices luxuriantes. En bouche, c’est l’explosion de bonheur dans les mêmes tonalités. Fortement alcoolique, cela le rend charmeur comme un grand cognac. Le dessert avait l’exacte proportion pour que le mariage comble d’aise. On comprenait – si ce n’était déjà largement fait – combien les plats ont de l’importance pour propulser le plaisir d’un vin dans d’autres dimensions. Le Suduiraut se suffisait à lui-même, tant il est complet. Mais avec la mandarine confite, il gagnait encore en attrait. Ce fut certainement le plus bel accord.

Grand plaisir personnel au moment où toute la table fait le classement de vins disparates, car dans les quartés que chacun fit, chacun de mes vins fut cité au moins une fois. Les préférences furent : 1 – Suduiraut, 2 – Charmes Chambertin ex-aequo avec Margaux 86, et 4 – le Traminer. Mon vote personnel fut : 1 – Suduiraut 1928, 2 Charmes-Chambertin 1934 , 3 – Traminer 1962, 4 – Fleurie 1945.

Alain Dutournier qui avait senti et goûté certains vins nous a fait le plaisir de nous rejoindre pour bavarder avec nous en fin de repas sur l’intérêt de ces vins anciens, qui permettent une créativité culinaire motivante. Nous l’avons complimenté sur l’extrême sensibilité de ses choix. Il aura permis à des vins de briller encore plus pour un repas qui marquera chacun des convives.