Archives de catégorie : dîners ou repas privés

vins de curiosité au restaurant Laurent lundi, 3 mai 2010

Le fait d’écrire sur le site de Robert Parker m’a permis de rencontrer des américains amoureux de vins, dont j’apprécie l’enthousiasme et la compétence de dégustation. Et la différence d’approche est très intéressante.

Un jour, je reçois un message d’un américain du Nebraska qui me complimente, non pas tant pour mes écrits sur le forum de Parker que pour mon livre, qu’il a trouvé « inspirant ». C’est un psychanalyste lacanien et ce détail excite ma curiosité. Il est de passage à Paris pour un congrès de psychanalyse et il me demande que nous déjeunions ensemble, sachant qu’il apporterait des vins. Je ne le connais pas mais ses propos ayant l’effet de la fable du corbeau et du renard, j’ouvre mon large bec.

Nous nous retrouvons au restaurant Laurent, l’endroit de Paris le plus accueillant qui soit. Mes deux vins déjà présents sur place depuis dix jours ont été ouverts il y a plus de deux heures et ceux de Tom peut-être une demi-heure, puisque Tom est arrivé avant l’heure du rendez-vous.

J’avais prévu pour l’entrée un Chante-Alouette Hermitage blanc Chapoutier 1945. La couleur m’étant apparue affreuse, je suis descendu hier en cave pour prévoir une bouteille de remplacement. La première que je prends, un Puligny-Montrachet J.B. Duchesne 1961, de magnifique couleur, a hélas le bouchon qui flotte dans le liquide. Je prends une autre bouteille, un Corton-Charlemagne dont l’année est illisible.

Le premier contact avec le Chante-Alouette est assez désagréable, mais à mon grand étonnement, le final est enlevé et brillant. La question se pose : gardons-nous ce vin, ou prenons-nous les réserves ? Tom me dit qu’il se contenterait bien de ce 1945. Ne sachant pas si c’est de pure politesse, je fais ouvrir le Puligny dont la couleur est très belle, d’un jaune citron de belle jeunesse. Le nez de ce vin est très déplaisant, tendance bouchon. Mais en bouche, quelle surprise ! Le vin est précis, bien dessiné, sans le moindre défaut, et son final citronné est d’une belle définition. Quelle surprise ! Il n’est donc pas nécessaire que j’ouvre le Corton Charlemagne. Tom me dit n’avoir jamais rencontré un vin qui ait un tel écart entre le nez et la bouche. Et, chose importante, le bouchon qui flottait n’avait créé aucune déviation définitive qui eût exclu que le vin fût bu.

L’entrée est un foie gras de canard poêlé, haricots risina aux olives noires et relevés par un gaspacho. C’est fou comme le Chante-Alouette que je commençais à trouver désagréable est mis en valeur par le foie gras. Il gagne en originalité, en coffre, et son petit côté fumé qui le rend rhodanien emporte l’adhésion. J’ai envie d’essayer le premier rouge sur le foie gras. Tom a apporté un Barolo Giacomo Borgogno 1961. Le nez est extrêmement délicat et raffiné. La première approche du vin est celle d’un vin légèrement acide, un peu fluet en bouche, mais au final solide. J’adore ce vin et je dis à Tom qu’il n’a pas d’âge tant il paraît intemporel, accompli et équilibré, fait pour tracer la route de l’histoire sous cette forme inchangée. La deuxième approche est plus étoffée, car le vin s’ébroue, et sur le foie gras, il prend définitivement du coffre, de l’assise et je suis impressionné par la prestance de ce vin charmeur. C’est bon un Barolo de cet âge.

Le foie gras est beaucoup plus accueillant envers le Barolo que vis-à-vis de mon vin, un Royal Kébir Frédéric Lung Algérie 1945 rouge. La bouteille est parfaite, provenant de la caisse d’origine que j’avais moi-même décerclée. J’avais été étonné que les étiquettes soient aussi parfaites que si elles avaient été imprimées la veille, et que les niveaux soient dans le goulot. N’importe quel expert me dirait que c’est forcément un faux, tant elle semble fabriquée il y a moins d’un an. La couleur est noire, à peine tuilée, le nez est convaincant et intense, et en bouche, l’image qui me vient immédiatement est celle de Vega Sicilia Unico. Car les arômes de café, de marc de café, de caramel sont présents, ainsi que des traces d’écorce d’orange que signale Tom. Le vin est résolument non conventionnel et je dis en souriant que l’on comprend pourquoi les bourguignons ont ajouté du vin algérien dans leurs cuves. Car ce vin a de la puissance, du charme et une typicité de vin conquérant. Sa complexité est extrême. Le foie gras ne l’intéresse pas.

Ce qui m’a plu, c’est que Tom, après l’essai des deux rouges vient revisiter les deux blancs pour voir comment ils se comportent avec le foie gras. Cette attitude ouverte vis-à-vis de vins relativement peu glamour m’indique que Tom sait écouter le message des vins.

Le plat suivant est un plat traditionnel de ce restaurant : les friands de pieds de porc croustillants, purée de pommes de terre. Et là, c’est de loin le domaine d’excellence du Royal Kébir qui devient impérial. Il prend une stature de première grandeur. Il s’est coordonné et offre l’opulence des plus grands vins. Il faut absolument que je prévoie d’en ouvrir une bouteille avec un Vega Sicila Unico. Le Barolo avec ce plat riche devient plus strict, plus synthétique, gardant sa densité sans le côté charmeur qu’il avait jusqu’alors.

Comme nous ne sommes que deux, il reste beaucoup à boire aussi un saint-nectaire aide à finir les rouges, et c’est le Barolo qui l’accepte le mieux, et un comté aide à poursuivre l’exploration des blancs. Contrairement à ce que je pensais, l’Hermitage fait un blocage avec le comté, qui lui donne un aspect giboyeux, voire laiteux, alors que le Puligny-Montrachet gagne en élégance, en étoffe et en charme.

Le dessert est une charlotte contemporaine aux gariguettes et baies de sureau. Tom est un peu circonspect sur la pertinence de l’accord avec son vin, mais il verra que ça fonctionne subtilement. L’Anjou J. Touchais Grande Année 1959 a une couleur d’un or glorieux. Quel beau vin dans le verre ! Son nez est discret et c’est en bouche qu’il s’exprime. Il est délicat, pianote dans la douceur, et ce sont des fruits blancs comme les litchis qui jouent piano mais continuo. Ce vin est tout simplement délicieux, mariant une jolie acidité qui fait oublier qu’il est doux avec une longueur déployée comme l’écharpe d’un ange de douceur. Je me reproche de ne pas explorer plus souvent ces vins de Loire qui sont vraiment attachants. Une chose m’a intéressé, c’est que les deux vins de Tom sont intemporels, dans une forme qu’ils garderont pendant de longues années, avec un équilibre rare.

Pour s’amuser, nous avons voté pour nos quatre favoris. Tom a voté ainsi : 1 – Touchais 1959, 2 – Chante-Alouette 1945, 3 – Royal Kébir 1945, 4 – Barolo 1961.

Mon vote est : 1 – Touchais 1959, 2 – Royal Kébir 1945, 3 – Barolo 1961, 4 – Puligny 1961.

Le fait que Tom place le Chante Alouette en second montre son ouverture d’esprit pour ne pas s’arrêter à un petit défaut de fatigue et pour savoir mettre à l’honneur le vin quand un plat le sublime. Nous avons bavardé de choses diverses sur le vin. Tom est un amateur qui a découvert le monde des vins anciens, et qui adopte une approche ouverte à l’écoute des vins. C’est un plaisir pour moi de découvrir ainsi des amateurs qui vibrent de cette façon.

le restaurant Georges en haut du centre Pompidou mardi, 20 avril 2010

L’aînée de mes cinq petits enfants est inscrite au Conservatoire de danse du centre de Paris. Au sein de trois cents élèves dont des tout petits bouts de choux, elle danse à deux reprises au Théâtre du Châtelet, sur des chorégraphies étonnamment brillantes. C’est amusant de constater que lorsque trente fillettes se trémoussent harmonieusement sur scène, il n’y en a qu’une que mes yeux suivent : celle qui a un quart de mon sang. Et la larme à l’œil est bien proche quand elles sont applaudies.

Après le spectacle, nous nous rendons, sur invitation de ma fille, au restaurant Georges au sixième étage du Centre Pompidou. Ce décor ultramoderne m’évoque irrésistiblement le Gaffophone, l’instrument de musique de Gaston Lagaffe. La vue sur Paris est merveilleuse, mais la vue sur la salle l’est aussi. Car selon une recette bien rôdée des frères Costes, le personnel féminin est choisi pour faire saliver. Il y a une blonde aux jambes interminables et au regard de charolaise, une musculeuse noire qui s’active, et une asiatique au visage impénétrable qui semble peu concernée par ce bas monde. Un bel homme noir au profil athlétique restera une énigme parce qu’il n’a rien fait de la soirée. Est-il serveur ? Rien dans son comportement ne le prouve. En revanche, il n’est pas indifférent à la longiligne blonde qui ne sert pas beaucoup non plus.

La carte des plats et celle des vins sont sans imagination particulière. Pour ne pas prendre de risque, je choisis des macaronis aux morilles, exécutés de façon convenable. Je commande des vins au verre, un Haut de Smith Haut Lafitte pour ma fille et un Chablis 1er Cru Mont-du-Milieu 2007 pour mon gendre et moi. Lorsque je demande à la charmante serveuse noire si elle connaît le nom du propriétaire de ce Chablis, elle me répond qu’elle ne sait pas, regarde la carte et me dit : c’est ça, c’est Mont-du-Milieu. Puis sentant ma réaction de stupeur elle ajoute : enfin ce doit être quelque chose comme la Chablisienne. Elle n’a pas pensé à me montrer la bouteille. Le vin abusivement acide est resté dans mon verre.

La sono étant à fond et empêchant toute conversation suivie, nous avons quitté ce lieu en pensant que les frères Costes sont parfois mieux inspirés. On comprend mieux pourquoi les serveuses ou non serveuses sont jolies : il faut bien que quelque chose attire l’attention.

Déjeuner au restaurant Laurent avec La Tâche 1943 lundi, 19 avril 2010

Au sein de l’académie des vins anciens, il y a des académiciens d’une générosité sans limite. Avec l’un d’entre eux, Bruno, j’ai adopté la stratégie du mur de tennis. La fonction du mur de tennis, quand on lui envoie une balle, c’est de la renvoyer. Quoi de plus plaisant de répondre à la générosité par la générosité ?

Un jour Bruno m’appelle et me dit : « j’ai acheté une La Tâche 1943, de ton année, et je l’ai acquise pour la boire avec toi ». Le rendez-vous est pris au restaurant Laurent pour déjeuner. J’ai apporté deux bouteilles, un champagne et un blanc, et comme nous ne sommes que deux, il est décidé que nous ferons l’impasse du champagne. Bruno a apporté à titre de sécurité un autre vin de 1943, un des plus grands bordeaux qui soient, et d’un commun accord, en humant La Tâche, nous décidons qu’il ne sera pas nécessaire de l’ouvrir. Bruno m’indique qu’il sera au programme d’une autre rencontre.

A peine sommes nous assis dans le merveilleux jardin du restaurant, où les marronniers étrennent leurs feuilles toutes fraîches, qu’un ami très cher s’approche de notre table. Nous nous embrassons comme du bon pain et la question se pose de fusionner sa table et la notre puisque Bruno et moi avons chacun une bouteille de plus. Il est décidé de faire table à part, mais un verre de chaque vin sera destiné à mon ami.

Le vin que j’ai apporté est un Corton Charlemagne J.F. Coche Dury 1998. Patrick Lair nous suggère de prendre un foie gras poêlé. Cela peut prendre un certain temps et comme nous avons soif, à ma demande, il fait préparer des tranches de Comté. Le vin de Coche Dury est tout simplement impérial. Sa couleur est d’un or vert, son nez est profond et pur. En bouche, il y a une combinaison de caractéristiques contraires. Comment peut-on combiner une puissance indestructible avec une légèreté d’âme aussi romantique ? Comment peut-on trouver une structure aussi limpide et avoir un vin fantasque, chantant et buissonnier ? Ce vin a tout pour lui. Ce qui est intéressant, c’est que le comté joue un rôle latitudinal quand le foie gras joue en longitudinal. Le Comté donne de l’opulence au vin, au détriment de sa longueur, et le foie gras donne une longueur invraisemblable au vin tout en rétrécissant son parcours dans le palais, pour n’en retenir que l’essentiel de la trame. L’émotion est intense et en le buvant, je me dis qu’il n’existe pas de vin plus riche, plus beau, plus complet que ce vin dans la plénitude de sa sérénité. C’est un vin immense. Les petits grains de poivre saupoudrés sur la surface lisse du foie gras poêlé excitent le Corton Charlemagne en flattant sa richesse et sa complexité.

Avec Philippe Bourguignon, nous avions pensé qu’un pigeon aux morilles irait bien avec La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1943. La bouteille est de niveau très bas, comme hélas on le voit souvent avec de vieux vins de la Romanée Conti qui pèchent par la qualité des bouchons. Le vin ouvert il y a trois heures a été malencontreusement mis dans une armoire fraîche qui a joué – les hommes me comprendront – le rôle d’une mer froide sur l’anatomie masculine. Aussi, le nez est-il coincé, et la première bouche est-elle particulièrement peu amène. La couleur est fortement tuilée. Tout cela ne présage rien de bon.

Heureusement, le plat est un Docteur Miracle. Il est clair que nous nous persuadons que le vin est bon. On dit : « quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage ». De même, quand on veut que La Tâche 1943 soit bonne, on arrive à trouver de quoi la juger bonne. Et c’est vrai qu’il se structure, qu’il prend un peu de la richesse qu’il pourrait avoir. Et, comme nous sommes là pour en profiter, nous trouvons tout ce que nous pouvons pour que le courant passe. La morille nous y aide.

Un signe qui ne trompe pas, c’est que nous avons décidé que mon autre ami n’aura pas de La Tâche, car nous avons voulu profiter de chaque goutte de ce beau témoignage de la Romanée Conti, fatigué par un mauvais vieillissement, rétréci par son dernier stockage en chambre froide, mais répondant à l’appel qui lui a été fait par Bruno de briller pour son passage en scène au cours de ce repas d’amitié.

Nous parlions d’ Yvan Roux. Tout d’un coup d’une table voisine, un inconnu me tend son téléphone portable et me passe Yvan Roux qui m’avait hier proposé de profiter de cigales juste pêchées. Ce voisin inconnu avait entendu que je disais du bien d’Yvan Roux et voulait que le contact se fît.

Mes amis qui avaient reçu un grand verre de Coche Dury se joignent à notre table. Je décide d’ouvrir le Champagne Moët & Chandon Brut Impérial 1955 que j’avais apporté. Comme notre table est passée de deux à quatre, j’invite aussi l’inconnu de la table voisine à se joindre à nous. La couleur du champagne est ambrée, avec une légère trace de gris. Il n’y a plus de bulle et l’impression de pétillant n’existe plus. C’est donc un vin que nous buvons, avec la complexité et la richesse que ces champagnes évolués peuvent montrer si magnifiquement. La couleur implique logiquement une petite amertume, qui ne gêne pas le plaisir de déguster ce vin riche et dépaysant.

A cette heure-ci, il reste peu de monde dans le jardin, aussi ai-je l’audace d’aller me présenter à Jean-Luc Petitrenaud qui déjeune à l’une des dernières tables. Je lui propose un verre du champagne. Il a la réaction qui me fait plaisir car elle correspond à sa personnalité. Il m’écoute présenter le champagne, avec les précautions que je suggère pour l’aborder. Il boit, ses yeux plissent, et avec un large sourire, il me dit : « passionnant ».

Il est temps de plier bagage. A une table voisine un couple ne cessait de regarder nos bouteilles avec curiosité. J’adresse deux mots à ces personnes aimables. Ce sont des mexicains en voyage à Paris qui, incapables de rentrer au pays du fait du nuage de poussières volcaniques, s’emploient à passer le temps. Par un beau soleil, dans le jardin du restaurant, qu’y a-t-il de mieux ?

le premier jour du nouveau chef du Crillon mercredi, 14 avril 2010

Après le départ de Jean-François Piège du restaurant du Crillon, la belle salle aux stucs imposants était bien triste. Je voulais être là le jour où le successeur serait trouvé. On m’indique la date et une table est réservée pour mon épouse et moi. Lorsque je me présente le premier jour du nouveau chef, Antoine Pétrus me dit : « nous vous attendions ce midi, un champagne était au frais pour vous ». J’avais omis de demander l’heure tant il me paraissait évident qu’une ouverture se fait à l’heure des opéras. En attendant ma femme, j’ai le temps de consulter la très exhaustive carte des vins, où je déniche quelques bonnes pioches possibles à côté de prix fortement dissuasifs, rendant les premiers grands crus de Bordeaux quasiment inaccessibles, et donc réservés à une clientèle fortunée de passage.

Il fait beau, j’attends ma femme sur le seuil de l’hôtel, observant les allées et venues de passants et touristes tous pendus à leur téléphone portable, ne portant aucun regard à l’une des plus belles places du monde.

Nous entrons dans la belle salle très surchargée mais au cachet inimitable, et Antoine apporte dans un seau une bouteille de champagne Selosse « V.O. » dégorgée le 23 octobre 2007. Le champagne est d’une couleur fortement ambrée pour son âge, mais c’est le style Selosse. Le nez est de belle personnalité, la bulle est fine et délicate et la première gorgée donne une impression cistercienne, monacale. Car la charpente est forte mais le vin est peu enveloppé et ne parle pas beaucoup. Il commence à discourir sur le petit amuse-bouche, une huître perle noire de Cancale avec une émulsion de pommes granny-smith et des copeaux de céleri. L’accord est intéressant, car le picotement de la pomme verte excite le champagne qui prend de la largeur et adopte l’iode de l’huître.

Nous étudions le menu et à ma grande surprise, ma femme choisit le menu dégustation, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Ses désirs seront des ordres et je ne chercherai donc pas la pertinence absolue des accords avec le vin que j’ai choisi, un Chambertin Armand Rousseau 1999. Antoine me le fait goûter dans sa fraîcheur, juste sorti de cave. L’attaque est juvénile puisque le vin est frais, mais ce qui est impressionnant, c’est la longueur invraisemblable de ce vin au sortir de la cave. Chapeau bas, car c’est un signe de grandeur. Le menu est ainsi présenté : Le caviar impérial de Sologne, transparence de brocolis et crème acidulée / La morille, farcie au jambon ibérique, écume de noisette / La langoustine rôtie, fenouil craquant, jus corsé au yuzu / Le pigeon de Vendée en deux services, oignons grelots façon Tatin, les cuisses en ravioles dans un bouillon / Tarte aux fraises gariguette glacées, accompagnée de crème au citron / Le Finger chocolait, glace à la banane, croustillant noisette et mousse « Jivara ».

Le caviar est d’une qualité rare. Le brocoli est très original. La salinité du caviar donne au champagne Selosse une ampleur spectaculairement démarquée de ce qu’il offrait jusqu’alors. Il faut donc des goûts salins pour que ce champagne prenne son envol. Le jus de la morille est parfait, idéal pour prendre la vraie mesure du chambertin. Sur ce jus, le nez du chambertin est à se pâmer. Le vin est d’une sensualité sans égale. Le jambon n’est pas dominant ce qui est bien. Le plat est très équilibré et c’est le jus qui propulse le vin rouge dans la cinquième dimension.

La langoustine est cuite au millième de seconde près. Elle est divine. Le fenouil est cohérent, la sauce est parfaite. Le plat est réussi dans sa simplicité. Pour que le chambertin puisse être apprécié, il faut qu’il soit bu sur la mémoire de la sauce. La chair de la langoustine me conquiert. La réaction du chambertin sur le yuzu, c’est plutôt spécial, mais ça excite le palais. L’idée qui me vient à ce stade du repas, c’est que la cuisine du chef, c’est du John Wayne : on sait que ça ne peut qu’être gagnant. Car il y a de grands produits, une recherche de simplicité et de lisibilité, avec une exécution parfaite. C’est la clé du succès.

Le pigeon de cuisine traditionnelle est parfait et le chambertin devient follement bourguignon. Mais le vin est obligé de se battre, car la personnalité du pigeon est dominante : c’est lui qui mène le bal sur les papilles. Sans doute vexé, le chambertin se met à jouer profil bas, perd de son velouté, et devient sculptural, maigrelet. C’est assez incroyable, car il retrouve tout son charme sur le bouillon et les ravioles, car là, il peut s’imposer comme dominant. On dirait qu’il nous a joué le jeu de la jalousie. La légère salinité du bouillon excite tout le talent du vin et je me suis amusé à décortiquer le jeu de rôle que ce grand vin a si fortement vécu avec les plats. A ce stade, l’amertume bourguignonne prime sur la rondeur. Le vin est sans concession et je l’adore quand il est rebelle comme cela, même si j’ai été ému par sa longueur quand il était froid. Le Selosse est revenu en scène pour les desserts.

Christopher Hache, le nouveau chef est tout jeune et souriant. Ayant travaillé à la Grande Cascade, auprès d’Alain Senderens et d’Eric Fréchon, il a choisi une voie prometteuse de succès, fondée sur la lisibilité de plats cohérents. La morille, la langoustine sont des plats de grande cuisine. L’ouverture du restaurant ce jour s’est faite sans tambour ni trompette pour que le chef puisse vérifier si ses choix sont appréciés. Le bouche à oreille va très rapidement remplir la salle, car nous tenons avec Christopher un chef promis à tous les succès. Ma femme a envie de revenir vite. C’est un signe qui ne trompe pas.

dîner au Crillon – photos mercredi, 14 avril 2010

Champagne Selosse « V.O. » dégorgée le 23 octobre 2007

Huître perle noire de Cancale avec une émulsion de pommes granny-smith et des copeaux de céleri

Chambertin Armand Rousseau 1999

Le caviar impérial de Sologne, transparence de brocolis et crème acidulée

La morille, farcie au jambon ibérique, écume de noisette

La langoustine rôtie, fenouil craquant, jus corsé au yuzu

Le pigeon de Vendée en deux services, oignons grelots façon Tatin, les cuisses en ravioles dans un bouillon (pas de photo du bouillon et ravioles)

Tarte aux fraises gariguette glacées, accompagnée de crème au citron

Le Finger chocolait, glace à la banane, croustillant noisette et mousse « Jivara »

déjeuner d’amis au yacht Club de France mercredi, 14 avril 2010

Une fois de plus, notre petit groupe de conscrits se retrouve au siège du Yacht Club de France pour déjeuner. La cuisine vient de franchir une étape significative, car nous avons excellemment mangé. Le menu est ainsi rédigé : rôti tiède de langouste, crème de Dulce, asperges vertes juste pochées, salade de tétragone cornu / carré de veau de lait, réduction aux morilles, fleurs de courgettes, frites de patates douces, millefeuille de légumes du soleil / fromages Alléosse / savarin aux fraises parfumé au thé à la menthe. Tout fut bien exécuté.

L’apéritif se prend sur un champagne Laurent Perrier non millésimé qui se boit gentiment quand on est de bonne humeur, et nous le sommes. La langouste est accompagnée d’un Pouilly-Fuissé Vincent Girardin 2007 bien gouleyant et joyeux. Le Château Lynch Bages 1997 est scolaire. Il est techniquement au point, mais fait un peu « question de cours », engendrant peu d’émotion. Il met donc en valeur le Cos d’Estournel 1996, charpenté, de forte personnalité, vin qui a une âme. Dans une atmosphère joyeuse, voire dévergondée, nous continuons de recréer le monde avec une impertinence que notre âge nous permet.

Aujourd’hui, au Petit Nice, j’ai bu le plus grand vin du monde mardi, 6 avril 2010

Aujourd’hui, au Petit Nice, j’ai bu le plus grand vin du monde. C’est vrai que chaque fois que je bois un grand vin, c’est, au moment où je le bois, le plus grand vin du monde. Mais il y a des échelons, des nuances dans ce Panthéon et aujourd’hui, même si j’ai eu la chance d’aborder quelques vins parmi les icônes les plus rares de l’histoire du vin, j’ai tutoyé la perfection.

L’histoire commence il y a deux ans. Je déjeune avec mon épouse au Petit Nice et je repère un vin qui m’attire. Quand le prix d’un vin est de l’ordre de grandeur – voire plus bas – du prix que je paierais aujourd’hui pour l’acquérir, je mets un point d’honneur à le commander. Il faut encourager les restaurants dont la tarification est accueillante. J’ai détecté cette pépite après le déjeuner, lorsque j’ai consulté plus attentivement la carte des vins, et j’ai demandé à José Pottier de me garder la bouteille.

Le temps a passé. Soit j’estimais que les convives avec qui nous venions au Petit Nice ne comprendraient pas ce vin, soit nous n’étions pas d’humeur. De plus la crise est passée par là, mettant un frein à mes désirs de folie. Une fenêtre de tir se présente, je réserve une table au restaurant Le Petit Nice, et je demande qu’on prévoie la bouteille. J’envoie un mail pour demander que Gérald Passédat pense bien à préparer son menu en fonction du vin, qui mérite des accords parfaits.

La veille, José m’appelle et me demande s’il faut ouvrir la bouteille avant mon arrivée. J’indique que je souhaite voir l’éclosion du vin. La bouteille sera ouverte au dernier moment. Le matin José m’appelle à nouveau et me dit que Gérald souhaiterait goûter le vin pour préparer son menu. Je demande que l’on m’attende pour que les choix soient faits.

A l’heure dite, par un beau soleil de printemps, la Corniche de Marseille surplombe une mer légèrement agitée par une petite brise. La couleur des flots est vert émeraude. La bouteille est sur une petite table, portée par un panier de service. Pour préparer ma bouche, je demande à José d’avoir une coupe de champagne. C’est un Champagne Fleury, fleur de l’Europe non millésimé, fait à partir de pinot noir en majorité, élaboré en biodynamie. Le champagne est très pur, très peu dosé, et se marie bien avec les multiples petits amuse-bouche.

Pendant ce temps, je vois le sommelier qui ouvre la bouteille, se sert un verre et commence à le goûter. J’ai horreur de cela. Car à un certain niveau de vin, le centilitre vaut cher. Et, par un vieux réflexe grippe-sou, même si j’aime bien donner et partager, je n’aime pas que l’on me taxe d’un impôt retenu à la source. Car au prix du marché, la ponction du sommelier frise le billet vert de nos euros. Et j’estime – est-ce de la vanité – qu’à ce niveau de vins, mon avis sur le vin vaut bien celui du sommelier.

Je m’approche de la table et je verse un verre à Gérald Passédat afin que nous prenions connaissance de ce trésor. Je ne ferai pas durer plus longtemps le suspense, il s’agit de La Tâche, Domaine de la Romanée Conti 1990. La bouteille est à température parfaite. Le nez est exemplaire de suavité, de délicatesse comme un bouquet de roses. En bouche, c’est la perfection du Domaine de la Romanée Conti. Il y a le charme, il y a la délicate amertume saline mais à peine esquissée, et il y a une subtilité mariée à une complexité romantique. Tout est réuni pour que Gérald se surpasse. Nous échangeons deux ou trois mots. Je demande s’il y a un pigeon. On me répond que le repas sera tout au poisson. Gérald indique deux ou trois pistes que j’avais d’ailleurs repérées sur la carte, puis il me dit : « à moi de faire. Vous aurez quatre plats ».

Nous finissons l’apéritif au salon et nous passons en salle. Notre table est à l’aplomb de l’eau, avec une vue d’une rare beauté. Ce lieu est merveilleux. On m’a gardé le verre qui avait servi à taster le vin et, confortablement assis, je me mets à boire. L’image qui me vient à l’esprit est la suivante : à Versailles, la chambre du roi richement meublée et décorée est séparée du public par des barrières dissuasives qui ne masquent pas la vue. Au moment où je bois en rêve, les barrières sont enlevées, je suis seul, pieds nus, et je jouis du contact qu’ont mes pieds avec les tapis de la Savonnerie de cette vaste chambre royale, tout en me délectant du nectar. Ce vin est royal. Il y a deux jours, j’ai bu deux Côtes Rôties La Turque de Guigal, une 1997 et une 2000, que j’ai adorées pour leur générosité joyeuse. Ici, je passe du statut de comte au statut de roi. Car ce vin a tout. Il est subtil, complexe, délicat, romantique, avec une longueur qui n’en finit pas de iodler les complexités. Rien ne s’arrête, et mon plaisir est un plaisir serein, celui que l’on ne veut pas ébruiter pour qu’il ne s’échappe pas. Je suis paralysé de bonheur, et je prends conscience qu’il y une échelle dans la perfection qui n’a plus de limite avec cette Tâche 1990.

Le menu préparé par Gérald Passédat est ainsi conçu : les amuse-bouche gourmands / tourteau rôti entier au poivre, mélange mandarin, légumes sautés, araignée de mer / le loup à l’endoumoise, aubergines Barthélemy / gallinette de palangre aux sucs réduits de sa chair / les rougets de roche, jus d’entrailles comme une bécasse de mer / les fromages affinés / l’avant dessert / de fines gaufrettes croquantes et entremet minute / mignardises maison.

L’amuse-bouche comporte des asperges de Pertuis et une pince de homard. Le vin fait ses vocalises avec ces saveurs. Nous nous exerçons pour les accords à venir. Le tourteau est enduit d’un délicat et discret cacao et l’accord est absolument magique. Car le doucereux de la chair tendre mais intense excite le poivre du vin. C’est magique. Chaque plat est accompagné à sa gauche d’une petite assiette qui présente une saveur complémentaire parfois hasardeuse. Je suis prudent pour ne pas effrayer le vin, mais j’ose essayer de le goûter après un fond de sauce de roquette. Il faut oser ! Et je constate que cela fait apparaître la rectitude du vin. Il est moins long, mais affiche plus de matière en milieu de bouche.

Le loup est magnifiquement présenté, avec une douceur de chair rare. Et sa subtilité épouse celle du vin. Je prends un peu de jus de bœuf seul avec le vin et c’est miraculeux. Le loup est doucereux et La Tâche le lui rend bien. Ce vin est un miracle.

A ce stade, je demande qu’on apporte un seau d’eau pour rafraîchir le vin. Je fais enlever les glaçons, l’eau froide devant suffire.

La gallinette est très virile, très typée. Au début, la cohabitation surprend. L’accord est difficile, mais le palais se fait et ce qui est amusant, c’est que cela donne au vin un aspect beaucoup plus vieux. Il devient années 30 et plus précisément 1933. C’est cette image de 1933 qui s’impose pour moi, car j’ai partagé un Richebourg du Domaine de la Romanée Conti 1933 récemment avec Aubert de Villaine. Le jus de céleri crée un accord de rêve et le poisson se met à jouer le jeu, donnant au vin une belle rondeur par un accord de compensation.

Le vin change au fil du temps. Il s’est épanoui, prend de la rondeur, devient plus civilisé, et j’avoue que cela me plait moins. Les vingt premières minutes pendant lesquelles La Tâche était dans la fragilité de son réveil étaient sublimes. Le vin devenu plus sénatorial excite moins ma curiosité.

Le rouget est délicieux. La sauce aux entrailles ne permet pas à la chair d’accrocher le regard du vin. C’est le moins bel accord jusqu’à présent. Il y a dans la petite assiette latérale un petit rouget au jus à l’anis étoilé. Je fais goutter les filets pour avoir la chair pure, et là, le vin répond. Le rouget « menthole le vin », donnant cet aspect frais et mentholé que peuvent avoir certains bourgognes comme Clos de Tart par exemple. La petite galette au foie de rouget culbute le vin.

La cuisine de Gérald Passédat est absolument talentueuse. Mais il a présenté ses plats comme il le ferait pour d’autres vins. La grande complexité des recettes, ne livrant que rarement les chairs pures, n’a pas atteint au cœur le vin transcendantal. Mais il suffit que les accords rencontrés aient mis en valeur l’un des vins les plus raffinés que j’aie eu le plaisir de goûter pour que le plaisir soit complet. Les accords les plus beaux sont celui de la pince de tourteau au cacao, puis le jus de bœuf du loup, puis la gallinette avec son jus de céleri.

Des fromages ont permis d’accompagner le vin. J’ai offert un verre pour que le personnel de service puisse approcher la perfection vineuse la plus absolue. Et j’ai fini le dernier verre, plus lourd d’un début de lie sur la terrasse, face à la mer.

Un repas sans surprise, ce n’est pas un repas. En voici deux. Alors que je cherchais le point d’accroche entre les rougets et le vin, voici que l’on sert à une table voisine de superbes côtes d’agneau ! Pourquoi donc ce repas sans agneau ? Pourquoi se compliquer la vie alors qu’un accord parfait était possible ?

La seconde n’est pas mal non plus. Ayant réservé La Tâche il y a deux ans, je guettais toujours l’instant où je pourrais honorer mon engagement. En fin de repas, José me dit : « je n’avais qu’une La Tâche. Et il se trouve que je l’avais vendue. Aussi, quand vous avez réservé, j’ai téléphoné au Domaine de la Romanée Conti pour qu’on me dépanne, et ce fut fait ». La vie est un long fleuve qui n’est pas toujours aussi tranquille qu’on veut le dire. J’ai voulu honorer une promesse qui n’était plus à honorer. Comme dit Edith Piaf, je ne regrette rien.

Il reste de ce beau repas des instants de bonheur pur. Le cadre est magique, la vue sur la mer étant un spectacle continu sur l’infini marin. Le service est attentif et même attentionné. Gérald Passédat est un grand artiste des poissons et en extrayant la colonne vertébrale de ses recettes, La Tâche a su le reconnaître et se sublimer. Et enfin il y a La Tâche 1990, un des sommets du vin essentiellement par un raffinement où tout est dosé comme le plus élégant des textes de l’amour courtois. Oui, aujourd’hui, j’ai tutoyé la perfection du vin.

dîner de Pâques chez des amis dimanche, 4 avril 2010

Le soir même, nous finissons de fêter Pâques chez des amis. Nous commençons à goûter un Champagne Charles Heidsieck mis en cave en 1996, qui est un assemblage de quelques années antérieures. Le champagne est d’un bel or frais. Sa bulle est active. Il est résolument jeune, avec un charme serein. A côté de lui, le Champagne Veuve Clicquot brut 1976 fait entrer dans un monde nouveau. La couleur est plus ambrée, le parfum est subtil, mêlant le minéral et la douceur de fruits jaunes. La bulle est plus rare mais le pétillant est intact. En bouche, une trace évoque une vieille armoire ou le gris des greniers, mais en arrière-plan, un joli fruit discret donne une grande élégance. Il faut le boire religieusement.

Sur du jambon enserrant un fagot de haricots verts, le Château Simone, Palette 2006 est d’une belle jeunesse. Il ne joue pas trop fort, apportant la joie brute de sa jeunesse. Sur de beaux pagres la Côte Rôtie La Turque Guigal 2000 explose de joie. Le Palette sert de faire-valoir, tant la puissance du vin du Rhône est spectaculaire. Ce vin, beaucoup plus affirmé que le 1997 du déjeuner est un hymne au bonheur. Le vin accompagne aussi des fromages variés.

La tarte aux fraises accueille un Champagne Ruinart brut sans année qui est fort courtois à cet instant du repas, champagne de soif bien dessiné. Un Klein Constantia d’Afrique du Sud 2002 titrant 13,5° donne des notes doucereuses bien dosées qui m’évoquent les trésors que pouvait donner ce vin il y a deux siècles. La renaissance de ce vin mythique, dont les vignes ont été déplantées pendant un siècle me semble convaincante, si l’on prend le soin d’accorder au vin un long passage en cave, pour qu’il capte les vertus que l’âge peut lui donner.