Le dîner que je vais raconter est un peu aux limites de l’imaginable. Florent me demande de participer à un dîner à Lyon où se retrouveront des amateurs de vins disposant de caves significatives. Parmi eux, un amateur qui avait apporté à un autre dîner fou, mais sans Florent, Lafite 1844 et Lafite 1858, au moment où Lafite crevait les plafonds tarifaires, ce qui semblait d’une générosité incroyable, annonce Pétrus 1947 et un magnum de Château Lafleur 1947. La première question que l’on se pose est : « s’agit-il d’un vrai », tant Lafleur a inspiré tous les fraudeurs de la planète, mais le sérieux de la cave de cet ami plaide pour la véracité de cette bouteille.
L’annonce de bouteilles aussi prestigieuses impose que mon apport le soit aussi. J’annonce la Romanée Conti 1964 de beau niveau. Florent, qui veut que chacun se surpasse, annonce des apports de première grandeur et me demande si j’ai Montrachet domaine de la Romanée Conti 1973 qui est pour lui une année de particulière réussite de ce vin. J’essaie de dire que si j’apporte ces deux bouteilles, cela me semble un peu disproportionné, et je demande à réfléchir. Entretemps, pour des raisons que je ne saurai pas, les deux 1947 annoncés ne seront plus au rendez-vous. Pour me laisser la possibilité d’ajuster mes apports aux vins que je découvrirai sur place, puisque je suis le seul qui ait envoyé à Florent les photos de mes vins, je prends avec moi les deux bouteilles désirées par Florent, plus La Tâche 1942 en lui disant que je choisirai sur place celles que j’ouvrirai.
La table se forme avec un contingent plus faible qu’initialement prévu et tout n’est pas réglé. Nous verrons.
Le TGV est idéal car il me dépose au centre de Lyon, avec un confort appréciable. Seule angoisse, la grève des contrôleurs de la SNCF démarre demain et j’ai une importante réunion à mon retour. La France, décidément la France !
J’ai rendez-vous à 17 heures avec Florent au restaurant Palégrié à Lyon pour ouvrir les bouteilles. Elles sont presque toutes là. Il y a de très belles choses, dont une rareté extrême : Rayas 1929. Comme tous les amoureux transis je sais que je vais céder. Je fais semblant d’hésiter mais ma décision s’impose : j’ouvrirai la Romanée Conti 1964 et le Montrachet 1973 du même domaine.
Les ouvertures se passent bien. Comme cela arrive souvent avec les vins centenaires, le goulot du Rausan Ségla 1900 a une surépaisseur dans la partie haute du goulot, mais à l’intérieur de celui-ci, ce qui entraîne que le bouchon ne peut sortir autrement qu’en charpie.
Les dernières bouteilles arrivent, je les ai presque toutes ouvertes, l’ordre est fait selon mes indications que les faits valideront dans presque tous les cas. Ce soir, nous sommes douze et nous allons boire dix-sept vins : Champagne Renaudin Bollinger & Cie Extra Quality Very Dry 1906, Champagne Clos du Mesnil Krug 1979, Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1973, Bâtard-Montrachet Claude Ramonet 1959, Montrachet Marquis de Laguiche Joseph Drouhin 1962, Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné blanc 1949, Montrachet Domaine Leflaive 1996, Château Rausan-Ségla 1900, Château Haut-Brion rouge 1945, Romanée-Conti domaine de la Romanée Conti 1964, La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1959, Château Rayas Châteauneuf-du-Pape 1929, Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné rouge 1947, La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1996, Côte Rôtie La Landonne Guigal 1978, Clos Papal Châteauneuf-du-Pape 1920, Bonnezeaux Domaine René Renou 1921.
Si ce n’est pas l’Everest, c’est certainement l’Annapurna des dîners de vins.
Le restaurant est tenu par Guillaume Monjuré, le chef et Chrystel Barnier son épouse a un passé de sommelière et a accompagné certains de mes dîners à Apicius ou le George V.
Le menu est fait par Guillaume en fonction des vins qu’il a sentis ou goûtés. Il a fait un travail remarquable : pain toasté, truffe noire / céleri risotto, granny smith / héliantis, topinambour, champignons cuits dans un beurre mousseux de veau / Saint-Jacques de la baie de Saint-Brieuc, citron, salsifis à cru / turbot rôti, crosnes, jus aux arêtes grillées / cardons, croûtons, truffe blanche d’Alba / petit pâté chaud de gibier / chevreuil, truffe noire, potimarron / la tartine truffée / fromage de brebis du pays basque, vieilli deux ans, comté vingt-quatre mois / coing, pomme, cynorhodon, amande.
N’ayant pas pris de note pendant ce repas, mes commentaires sont surtout liés aux sentiments.
Le Champagne Renaudin Bollinger & Cie Extra Quality Very Dry 1906 a un bouchon de toute beauté. Je suis gêné par le nez qui m’évoque la truffe blanche mais surtout une crème de lait qui aurait tourné. Et cette impression est très forte en bouche et me gêne. Le champagne est assez dosé, ce qui est normal pour cette époque et je n’arrive pas à entrer dans les goûts de ce champagne que d’autres amis acceptent plus que moi. Le toast à la truffe noire, délicieux, ne va pas avec les goûts de truffe blanche du vin, créant une incompatibilité. Ce n’est pas dû au choix de Guillaume mais au champagne.
Le Champagne Clos du Mesnil Krug 1979 fait un bruit sympathique quand le bouchon est tiré. Ça claque ! la bulle est très active et le champagne est d’une jeunesse rare. Ce qui me fascine, c’est son énergie. Ce champagne est une bombe, avec une complexité maximale. C’est un champagne exceptionnel où tout est dosé divinement, le citron, l’acidité, les agrumes, le pétillant. C’est un champagne noble et puissant. Un très grand champagne qui justifie sa réputation de meilleur des Clos du Mesnil qui ont été faits.
J’ai la première goutte du Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1973, pour le vérifier en premier et cette prise de contact me surprend un peu. Il n’a pas la puissance habituelle de ce Montrachet. Mon impression s’améliore au fur et à mesure que le vin s’épanouit. C’est en fait un montrachet très calme, subtil, avec de belles complexités, mais dont le manque de puissance me frustre un peu et encore plus quand on boit le vin suivant. Ce montrachet a de très belles subtilités, des suggestions minérales très belles mais il est discret.
Le Bâtard-Montrachet Claude Ramonet 1959 est exceptionnel. On rêverait que tous les vins blancs soient comme ce vin puissant, doré et généreux. Il déborde de joie de vivre, avec une mâche puissante de fruits dorés. C’est un grand bonheur. Un convive dit qu’il est beaucoup plus Chevalier-Montrachet que Bâtard et je suis d’accord avec lui.
Le Montrachet Marquis de Laguiche Joseph Drouhin 1962 est un beau montrachet, mais après le Ramonet, c’est assez difficile de briller. Il a beaucoup de charme et de subtilité. C’est un vin racé.
L’Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné blanc 1949 est tout simplement exceptionnel. Contrairement aux bourguignons, ce blanc est un bloc de granite. Le message est droit, fort, sans fioriture. Ce vin est tout en affirmation. Et quelle plénitude. C’est fou. C’est un vin exceptionnel qui va compter dans mon classement. Il est puissant, équilibré, avec d’énormes qualités aromatiques. On est au paradis.
Et tout à coup, on bascule dans la huitième dimension. Le Montrachet Domaine Leflaive 1996 pétrole comme un vin de l’année. Et il est d’une puissance qui renvoie les autres vins au jardin d’enfant. C’est une explosion de saveurs infinies. Là, on a quitté le monde des vins anciens. C’est un vin d’une vigueur inouïe. Il est tellement hors norme par rapport aux autres que le mettre dans un classement autrement qu’à la place de premier va être difficile, car c’est un empereur. Il est exceptionnel dans sa jeunesse folle.
Le passage au Château Rausan-Ségla 1900 ne se passe pas si mal que cela après la bombe de Leflaive. Mes amis aiment assez ce vin mais même s’il a de belles ressources liée à l’année 1900, il manque un peu de cohésion. C’est un témoignage qui mérite d’être reçu, sans plus.
La vérité bordelaise est avec le Château Haut-Brion rouge 1945. Si je pense que 1926 est la plus grande année pour Haut-Brion, celui-ci est extrêmement proche du Haut-Brion idéal. Il respire la truffe noire, la boîte de cigares. Là aussi nous sommes face à un vin de plénitude, complètement intégré, riche, avec une longueur extrême.
Lorsque j’avais senti à l’ouverture la Romanée-Conti domaine de la Romanée Conti 1964, j’avais pensé que ce vin ressemblait à un vin hermitagé, car le parfum est trop riche, de beaux fruits rouges. L’impression se confirme à la dégustation. Tout indique que le vin est d’origine, car son bouchon est authentique. Mais on n’est pas dans l’image que j’aime de la Romanée Conti. Le vin est subtil, agréable, très puissant. Mais la magie Romanée Conti ne joue pas comme je l’espérais à cause d’un fruit trop affirmé. J’ai en fait commis une erreur d’appréciation dont j’aurai la confirmation plusieurs jours plus tard.
C’est avec La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1959 que l’âme de la Romanée Conti va m’apparaître avec notamment une salinité sympathique. C’est un très grand vin à la longueur exquise. Un vin de grand bonheur où l’on retrouve toutes les subtilités gracieuses d’un vin délicat du domaine combinées à de la puissance.
Vient maintenant le vin qui a le plus excité ma curiosité, le Château Rayas Châteauneuf-du-Pape 1929. Et il est au rendez-vous. Il a un nez superbe, droit, clair, précis et cela se retrouve en bouche. C’est un vin droit, carré, auquel on ne donnerait pas d’âge car il a toutes ses facultés et une vivacité préservée. Vin superbe, il n’a pas, comme des Rayas récents de suggestions bourguignonnes. Il est franchement Châteauneuf-du-Pape. De belle longueur, joyeux, il comble mes attentes.
L’Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné rouge 1947 est encore plus superlatif que tous les vins qui précèdent. Ceux qui, à notre table, ont bu le 1961 pensent que ce 1947 est supérieur mais je ne suis pas de leur avis, car le 1961 que j’ai bu il y a un peu plus d’un an était stratosphérique. Celui-ci est immense, un vin d’une plénitude rare. Mais il n’atteint pas le 1961 légendaire que je considère comme le plus grand vin rouge que j’aie bu. Ce 1947 sera mon gagnant ce soir, malgré une rude compétition. Il est tout en plénitude, équilibre et profusion de saveurs riches et vineuses.
La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1996 fait un peu le même effet que le Leflaive 1996 avec les blancs. Car il a la folle puissance de la jeunesse et une subtilité géniale. C’est beau un vin si jeune et si expressif.
La Côte Rôtie La Landonne Guigal 1978 est normalement un monument, mais la fatigue commençait à venir pour moi. Il a confirmé qu’il est grand, mais l’émotion ne m’a pas touché, ce qui vient de moi et non du vin.
Florent, insatiable, ouvre alors un Clos Papal Châteauneuf-du-Pape 1920, cette année étant approximative, puisque le vin n’a pas d’étiquette. C’est un vin très agréable et plaisant.
Le Bonnezeaux Domaine René Renou 1921 est un vin moelleux très agréable, assez aérien, qui conclut avec délicatesse et grâce ce voyage passionnant.
La cuisine de Guillaume a été vraiment inspirée, à part le toast à la truffe noire, trahi par le Bollinger. J’ai particulièrement aimé les Saint-Jacques, le turbot, le pâté de gibier et la tartine finale. Il convient de signaler que Victor, l’un des participants a apporté les verres de dégustation, dont des Philippe Jamesse pour les champagnes et des verres autrichiens Zalto pour les vins, qui convinrent à merveille.
Le classement des vins est pratiquement impossible. Je choisirais ainsi : 1 – Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné rouge 1947, 2 – Bâtard-Montrachet Claude Ramonet 1959, 3 – Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné blanc 1949, 4 – Château Rayas Châteauneuf-du-Pape 1929, 5 – Champagne Clos du Mesnil Krug 1979, 6 – Château Haut-Brion rouge 1945,
en admettant que le Montrachet Domaine Leflaive 1996 doit être soit premier ex-aequo, soit premier tout court, soit mis hors concours.
Sur le papier mes vins étaient parmi les plus réputés, et je suis probablement plus dur avec eux que ne le sont mes amis. C’est inhabituel que mes vins ne soient pas dans le peloton de tête mais c’est ainsi. Il y a eu à ce dîner des vins absolument fantastiques qui justifient qu’ils soient considérés comme légendaires. Ce fut un immense dîner, où l’on a évidemment beaucoup parlé de vin, rendu encore plus sympathique par l’enthousiasme souriant de Chrystel et Guillaume dans ce restaurant simple mais plein de talent.
Le lendemain, j’avance mon retour par le TGV pour éviter une éventuelle annulation de mon train du fait de la grève des contrôleurs. Dans un train rempli de près du double de la capacité disponible, j’ai commencé à voyager debout puis pendant l’essentiel du trajet je me suis assis comme d’autres sur les marches de l’escalier qui relie les deux étages du train. Les voyages forment la jeunesse !
Champagne Renaudin Bollinger & Cie Extra Quality Very Dry 1906,
Champagne Clos du Mesnil Krug 1979,
Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1973,
Bâtard-Montrachet Claude Ramonet 1959,
Montrachet Marquis de Laguiche Joseph Drouhin 1962,
Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné blanc 1949,
Montrachet Domaine Leflaive 1996,
Château Rausan-Ségla 1900,
Château Haut-Brion rouge 1945, (le bouchon est à droite sur l’assiette)
Romanée-Conti domaine de la Romanée Conti 1964,
La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1959,
Château Rayas Châteauneuf-du-Pape 1929,
Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné rouge 1947,
La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1996,
Côte Rôtie La Landonne Guigal 1978,
Clos Papal Châteauneuf-du-Pape 1920,
Bonnezeaux Domaine René Renou 1921.
la majeure partie des bouchons des vins ouverts. Victor et moi pendant l’ouverture
(photo prise avec l’appareil de Victor masson, à gauche sur la photo)
photos de groupe avant ouverture (le groupe n’est pas complet)
les plats de Guillaume Monjuré
plusieurs photos de groupe de toutes les bouteilles vides