J’ai bu un vin du 17ème siècle ! vendredi, 20 mai 2011

Ce matin, je me suis réveillé d’humeur extrêmement fébrile. En préparant mon petit déjeuner, mes mains tremblent et le souvenir qui me vient immédiatement, c’est celui de mes examens et concours, du temps de mes études. L’excitation des concours est particulière, car il faut être le meilleur. Comme pour les sportifs, ce sont des années d’ascèse et de sacrifice pour un seul but, gagner le jour J. Cette journée qui commence est de même nature. Car j’ai rendez-vous avec une bouteille qui pourrait représenter un des sommets importants de ma passion du vin.

Alors, comme on dit que le moment le plus important en amour, c’est quand on monte les escaliers, j’ai envie de profiter de mon excitation. Que vais-je penser lorsque je vais ouvrir cette bouteille, puisque son propriétaire m’a autorisé à l’ouvrir et à la partager avec lui ?

Un flash back s’impose sur la genèse de ce grand jour. Joël, appelons-le ainsi, est passionné de vieilleries de tous horizons, mais surtout de ce que l’on remonte des épaves. Il achète, je ne sais pas s’il revend de façon sporadique ou systématique, mais je lui ai acheté une bouteille provenant d’un bateau coulé en 1739. La bouteille est pleine mais Joël m’avait prévenu : le contenu n’est plus du vin. C’est donc un symbole que j’ai acheté, bouteille du vivant de Louis XV.

Récemment Joël m’écrit : « je viens d’acheter une bouteille du 17ème siècle, très probablement en provenance d’un bateau coulé, mais qui a séjourné dans une cave londonienne pendant un temps indéterminé. Elle est au trois quarts pleine. Je vous dirai le goût qu’elle a lorsque je l’aurai goûtée ».

Mon sang ne fait qu’un tour et je le supplie de m’associer à cette découverte et de me laisser ouvrir la bouteille avec mes outils. Je ne sais pas comment Joël peut certifier que la bouteille est du 17ème siècle, mais le lien avec le catalogue de la vente aux enchères indique que la bouteille est présentée comme étant du 17ème siècle. Alors rêvons un peu. Nous sommes sous Louis XIV, dans une France qui n’a pas l’ombre d’un point commun avec celle d’aujourd’hui. Peut-on comparer des humains aux espérances de vie qui ont plus que doublé, une royauté et une religion omniprésentes, des castes sociales figées par la naissance, mais aussi Molière, Corneille et Racine qui m’ont appris la grandeur de la pensée française. S’imaginer la France du 17ème siècle, c’est voyager sur une autre planète quand on pense à la stature du Roi-Soleil et le « casse-toi pauv’con » de notre époque malgré quatre siècles de progrès inimaginables et inenvisageables pour les vivants de cette époque.

Ce qui me fascine dans cette plongée dans les abysses de l’histoire, c’est qu’il y a à peu près autant de distance temporelle entre la bouteille qui sera ouverte ce jour et mes vins de Chypre de 1845 qu’il n’y en a entre ces Chypre et aujourd’hui. A l’échelle du temps, c’est complètement fou. Les plus vieux vins et alcools que j’ai bus sont un cognac de 1769, un xérès 1769, un Lacrima Christi colline de Naples 1780, un malaga de 1780 mais qui est une solera et un vin de Constantia Afrique du Sud 1791 cadeau posthume de Jean Hugel. Le curseur des plus vieux breuvages va reculer de l’ordre de 80 ans, ce qui, pour imager, est la distance entre 2011 et 1931. Un monde !

Alors, on pense au goût. Que sera-t-il ? Joël a reçu la bouteille à Rennes où il habite, peu de temps après nos échanges. Il me signale que le transport a fait perler une goutte. Il m’écrit : « Je l’ai examinée de plus près. Elle est pleine d’un bon deux-tiers, presque les trois-quarts, le verre est clair mais le vin est impénétrable à la lumière, dans le transport, elle a fui un peu car il y avait une tache a l’intérieur du paquet, j’ai sentit la tache, aucune odeur, sans doute plus d’alcool. J’ai appuyé légèrement sur le bouchon, une goutte marron a perlé, aucune odeur non plus, je l’ai sucée, il m’a semblé ressentir un gout de vieille écorce d’orange salée . Le certificat stipule qu’elle a été trouvée dans une vielle cave mais qu’on ignore son histoire exacte. Il y a une cire synthétique qui recouvre le bouchon, elle-même sans doute vieille de plusieurs décennies (en me basant sur le goût de la goutte, mon avis personnel est qu’à la base elle provient d’une épave et qu’elle a séjourné des décennies dans cette cave où son niveau a dû baisser). Suite à ces informations je comprendrais très bien si vous vous décommandiez, vous seriez néanmoins le bienvenu pour ouvrir le flacon. A vous de voir ».

Je suis donc prévenu et il est inutile de fantasmer. Je boirai plus de l’histoire que du vin. Mais j’estime que c’est suffisant pour entretenir mon envie et mon excitation. Il était exclu que j’annule mon voyage. Je suis parti.

Etant en avance, je prends un café dans les alentours, et ma tasse tremble, parce que l’excitation atteint des sommets.

J’arrive dans un quartier plutôt populaire et propre de Rennes. Joël habite au onzième étage d’un immeuble où les portes coupe-feu sont innombrables. Il vit dans un appartement aux pièces exiguës mais à la vue infinie. Joël m’explique qu’il travaillait dans le bâtiment et qu’il s’est tourné maintenant vers le monde hospitalier où il est infirmier. Il est rejoint par Benjamin, son ami de toujours, qui fait une formation de comptabilité. Ce que m’avait proposé Joël, c’est que nous buvions quelques gouttes du vin et qu’il le rebouche d’une cire hermétique pour revendre ensuite la bouteille. Comme tous les gens gourmands et mauvais joueurs de poker, j’expose mes projets. Je lui dis que j’ai l’intention de lui acheter la bouteille et de l’apporter en Bourgogne, pour qu’elle soit analysée et bue en même temps que la bouteille bourguignonne trouvée dans la cavité d’un mur et que j’ai vue dans la cave de la Romanée Conti.

Je n’ai toujours pas vu la bouteille. Joël va la prendre dans son carton et c’est un magnifique oignon qui est devant moi, rempli aux deux tiers, et avec une cire très proche de celle de mes Chypre 1845. Il m’explique qu’il a interrogé l’expert de la vente qui affirme catégoriquement que jamais la bouteille n’a été dans l’eau. Elle provient d’une cave ancestrale anglaise et, bien qu’il n’y ait aucune traçabilité possible, il affirme que la bouteille est du 17ème siècle. Joël me confirme que cette forme d’oignon n’a été utilisée qu’entre 1650 et 1720.

La charge de l’ouvrir m’incombe. Avant de l’ouvrir, je propose de régler l’achat de sa bouteille. Joël me propose un prix et je l’accepte. J’ouvre donc la bouteille d’un vin devenu mien. Tous mes outils sont posés sur la table comme pour une chirurgie. Je prends un Laguiole pour exciser la cire et à peine ai-je amorcé ce geste que l’ensemble, cire plus bouchon sortent ensemble. Le bouchon est tout ratatiné, et, chose horrible, il est recouvert d’une moisissure verte. Il sent la moisissure, et le goulot sent affreusement le moisi.

Ma première pensée est de me traiter d’imbécile, car si je n’avais pas voulu jouer les généreux, je n’aurais pas stupidement acheté une bouteille qui ne vaut rien. Que faire ? J’ai quand même le souvenir d’un Haut-Brion blanc 1936 putride bu il y a deux jours qui s’est révélé plus que buvable. Mais de la moisissure verte, c’est la première fois que j’en rencontre.

J’avais apporté avec moi mon verre à boire, du 18ème siècle, qui me semblait indispensable pour cette occasion et je verse deux verres. Deux choses fondamentales nous frappent. La première, c’est que la couleur est jolie. C’est celle d’un vin blanc un peu âgé et clairet. Le vin n’est pas trouble, ce qui est remarquable. Le seconde, c’est que le vin ne sent absolument pas la moisissure. Et il y a une raison à cela : une bouteille oignon est toujours stockée debout. La moisissure du bouchon n’a pas contaminé le liquide. Elle n’a pu toucher le vin que pendant quelques secondes lors du transport.

Venons-en aux odeurs. C’est dans le verre INAO de Joël qu’on les sent le mieux. Joël voit de l’absinthe là où je vois plutôt de la Chartreuse. Car il y a des odeurs végétales et certaines herbes fortes que l’on retrouve dans la Chartreuse. Il y a même du mentholé. Et en humant de nombreuses fois, on sent un parfum sympathique, qui n’est atteint par aucune moisissure.

Mon verre est le plus sale, car le premier vin versé a léché le goulot, sale des poussières accumulées. Aussi je me verse un verre INAO de ce vin. Vient l’instant de boire et je laisse Joël boire en premier puisqu’il est l’inventeur de ce trésor. Joël aime bien. Ce qu’il aime c’est que ce vin est authentique et n’a jamais donné lieu à la moindre addition. Il boit du 100% 17ème siècle. Je bois un peu et même si rien n’est désagréable, je préfère cracher les deux premières gorgées. J’ai bu toutes celles qui ont suivi.

Que dire ? La première impression est assez désagréable, comme de l’eau mélangée à du plâtre car le goût est très calcaire. Puis, le milieu de bouche est tout-à-fait étonnant, car c’est du vin, équilibré, faiblement alcoolisé – pas plus qu’une bière – et ce qui frappe, c’est l’équilibre. Et enfin le final est un vrai final, étonnamment précis, c’est-à-dire qu’au contraire du Haut-Brion 1936 dont les blessures apparaissaient dans le final, il y a ici un final précis sans blessure, qui signe un vin atténué, mais qui est du vin.

Jamais un vin qui aurait séjourné dans l’eau n’aurait pu avoir cette pureté. Alors, dans mon cerveau, c’est la chamade, car je ne regrette plus du tout d’avoir parlé trop vite. C’est fou de se dire que je bois un vin de – disons – 1690, et de constater que c’est encore un vin, un vrai vin, sans trace de vinaigre ni d’acidité, moche à l’attaque mais serein et pur en milieu de bouche et au final. Quelle sensation !

Pourrait-on imaginer une région ? C’est purement utopique, aussi, par boutade, nous avons dit que comme je voudrais présenter ce vin en Bourgogne, c’est « forcément » un blanc de Bourgogne, disons un Montrachet. Au-delà de la boutade, c’est une hypothèse possible. La vérité ne pourrait venir que d’une analyse chimique, si elle est réalisable.

En tout cas, si on demande à Joël et à moi : « avez-vous bu du vrai vin ? », la réponse est sans ambiguïté : « oui ».

Joël m’avait dit qu’il voulait ouvrir quelque chose pour ma venue, mais comme il n’a rien qui pourrait satisfaire un palais comme le mien (c’est lui qui parle) il a décidé de me faire goûter quatre gueuses, sur des pâtisseries bretonnes. L’idée me plait, d’autant plus que les bières vont aider à revenir sur le 1690. Lecteur, imaginez cette phrase : « ensuite, on revient au 1690 ». Complètement fou. Les gueuses ont des noms qui sont de vraies professions de foi : « Mort Subite, la Foudroyante, Faro et Kriek ». J’adore la Foudroyante et tout en grignotant les lourds gâteaux, je me dis que c’est quand même un peu fou de juxtaposer quatre gueuses et un vin aussi ancien. Le vin oscille entre éveil et possibilité de mort subite (c’est le cas de le dire) aussi est-ce prudent de reboucher la bouteille que je vais emporter chez moi.

Il est temps que j’ouvre la bouteille que j’ai apportée. C’est la plus vieille des bouteilles de madères que j’ai dans ma cave et je la date entre 1780 et 1840, car elle a la même bouteille que le Lacrima Christi 1780 que j’ai déjà bu. Joël, passionné de vins ultra vieux, confirme la probabilité du 18ème siècle. En fait la passion de Joël pour le vieux ne concerne que le vin et pas les pièces d’épaves comme je le pensais, et son autre passion est de piloter des avions de chasse et des jets pour simuler des combats. J’adore ces passions atypiques.

Le bouchon se brise en morceaux quand je le lève et le parfum est diabolique de perfection. La couleur est d’un or magnifique, comme l’armure d’un empereur romain, et le vin est inouï. Il est encore meilleur que le madère 1850 bu il y a deux jours. Sa force alcoolique est ahurissante, et en bouche comme avec le 1850 récent, c’est la danse des sept voiles, car le goût oscille en permanence entre le citron, l’alcool, les fruits confits et des traces légères de pâtisserie. Le final est dans la catégorie « no limit » et personne ne pourrait donner un âge à ce vin qui est éternel, c’est-à-dire que je suis sûr qu’il serait strictement le même dans quatre cents ans. Il est extrêmement sec et l’hypothèse xérès me semble possible, puisque ces vins que j’ai achetés n’ont pas d’étiquette.

En jetant un œil sur la table, le mot qui vient à l’esprit est folie. J’adore ce happening. Car il y a mes outils qui n’ont pas servi, quatre ou cinq tartes et des gâteaux bretons, quatre bières belges délicieuses, un bouchon mangé par la moisissure, un bouchon totalement en miettes, une bouteille de la fin du 18ème siècle au parfum qui envahit la pièce et une bouteille oignon du 17ème siècle qui a libéré un vrai vin. Et ce petit casse-croûte improvisé où la carpe côtoie le lapin, j’adore.

Je remballe mes affaires, je serre la main de Joël et Benjamin. Et quand je les ai quittés j’ai le sourire benêt de Lou Ravi, car je viens de vivre un des moments les plus uniques de ma vie. Pour se rendre compte du côté ahurissant de la chose, je me vois disant : « j’ai bu un excellent 90 ». Et si on me pose la question : « 1990 ou 1890 ? », je répondrai : « ce n’est ni 1990, ni 1890, ni 1790, mais 1690 ». Il n’y a qu’un mot : fou !

147ème dîner de wine-dinners au restaurant Arpège jeudi, 19 mai 2011

Le 147ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Arpège. Les vins sont arrivés dans la cave du restaurant il y a une semaine, sauf un, que j’apporte ce jour même, transporté sur mes genoux pour éviter les à-coups. C’est l’Yquem 1890 dont le bouchon est d’origine, mais tellement rétréci que j’ai eu peur qu’il tombe pendant le court voyage entre ma cave et le restaurant, ce qui, une semaine avant le dîner lui eût été fatal. Il a résisté. Le niveau est haute épaule et la couleur acajou est superbe.

Lorsque je me présente à 17 heures, l’aspirateur vrombit. Il est omniprésent dans le petit espace du restaurant. Gaylord remonte la caisse et j’ouvre les vins. Le Montrachet a un nez un peu fermé. Les deux Latour sont très prometteurs. Le Cros Parantoux Henri Jayer est serein et va s’ouvrir. Le Vosne de 1959 est incertain mais je crois en lui. Le Filhot 1935 est impérial. Lorsque je décapsule l’Yquem 1890, j’ai peur que le bouchon tombe, mais il reste en place. Il est donc bien arrimé, même si c’est sur quelques millimètres. Il me suffit de pointer le tirebouchon et de tourner à peine pour que le bouchon vienne d’une seule pièce. Le parfum du vin est un miracle de subtilité. Toute la beauté d’un grand sauternes est contenue dans ce parfum. Je pousse un « ouf » de satisfaction, car le risque existait que la capsule ait eu un contact avec le vin, gâchant sa pureté. Je vais voir à la lumière du soleil ce qui est écrit sur le bouchon. On lit distinctement « YQ », puis « LUR » et plus loin « CES ». Et le « 90 » est parfaitement lisible. La grande déception, c’est le Haut-brion blanc 1936 qui dégage une puanteur quasi insoutenable. Je crois n’avoir que rarement rencontré quelque chose d’aussi intense dans le camphré, le chimique, le médicamenteux. Le bouchon est imprégné de cette odeur et sent tellement mauvais que je prends la petite assiette où je l’ai posé et voyant qu’en cuisine la porte sur la rue est ouverte, je pose l’assiette en plein soleil pour que le bouchon exsude ses mauvaises odeurs. Je dis à l’un des commis qui officie en cuisine que l’assiette est posée pour s’aérer. Quand je suis revenu un peu plus tard, je ne vois plus l’assiette et le commis explique dans un français difficile qu’il a lavé l’assiette et jeté les déchets. C’est en plongeant dans le vide-ordures que nous avons récupéré le bouchon, la jolie capsule étant passée en profits et pertes.

Tout le monde est à l’heure ce qui est remarquable et notre table est composée de deux canadiens, père et fils, qui sont les seuls nouveaux. Les autres convives, trois femmes et quatre hommes, sont des habitués.

Le menu, conçu avec Gaylord par Alain Passard est : Cueillette éphémère, petits pois et rhubarbe / Œuf à la coque, quatre épices et sirop d’érable / Ravioles printanières, consommé végétal / Turbot de la pointe de Bretagne, Côtes du Jura et pommes de terre fumées / Agneau de lait de Lozère, grands crus du potager / Poularde du Haut-Maine grande tradition à la casserole et foin du Bois Giroult / Fromages : saint nectaire et salers / Tarte aux pommes « Bouquet de rose » © caramel au lait / Fruit du soleil : mangue / Mignardises

Le Champagne Laurent Perrier Grand Siècle années 1960 est d’un bel or clair avec des traces de citron dans sa couleur. La bulle est active, et le champagne est d’une folle jeunesse. On croirait un champagne du début des années 80. L’indice de l’âge, c’est le miel assez fort et l’extrême rondeur du champagne. Il réagit très bien sur les petits pois.

Le Champagne Dom Pérignon 1969 fait vraiment son âge, avec une teinte plus pâle, une bulle active mais discrète, et une subtilité à nulle autre pareille. L’œuf était forcément un choix osé. Il rétrécit le champ d’expression du champagne, et dès que l’on a fini l’œuf, un petit morceau de pain fait déployer le charme de ce champagne de très grande qualité. C’est un grand Dom Pérignon, floral, frêle, romantique.

Quasiment assuré que le Château Haut-Brion blanc 1936 sera imbuvable, je commence à parler du vin que j’ouvrirais pour le remplacer, un Yquem 1918, pour lequel j’avais fait modifier la présentation des ravioles. Aussi quand Gaylord me sert le vin, une stupéfaction se lit sur mon visage. Comment ce vin que j’avais définitivement condamné peut-il avoir totalement effacé ses mauvaises odeurs ? Et ce qui est étonnant, c’est que le bouchon a gardé ces senteurs affreuses, que le vin a su gommer. C’est un miracle de plus qui montre l’extrême capacité des vins à ressusciter. Le vin est agréable à boire, son parfum est magique et le restera longtemps dans le verre vide, mais c’est sur le final que l’on sent que toutes les blessures n’ont pas été guéries. Avec les ravioles et surtout le bouillon, ce vin crée le plus bel accord du dîner. C’est pour cela qu’il recueillera des votes, ce qui me semble inouï.

On nous montre un gigantesque turbot, dont hélas la cuisson ne nous a pas convaincus. Le Montrachet Bouchard Père et Fils 1989 joue un peu en dedans. Une des convives nous dit : « on le sent plus Chevalier que Montrachet ». Elle a raison. Ce vin est agréable, bien fait, mais trop prévisible et timide. Il est plaisant mais n’est que plaisant.

Nous devions avoir un agneau des prés salés, mais pour une raison qu’Alain Passard ne s’explique pas, le fournisseur a fait faux bond. Mais l’agneau de Lozère qui le remplace est tout simplement merveilleux. Et le Château Latour 1er GCC Pauillac 1989 crée avec lui un accord naturel confondant de pertinence. Le 1989 est d’une couleur foncée, d’un nez profond, et en bouche, ce qui surprend, c’est que ce vin est beaucoup trop jeune ! A vingt-deux ans, il encore pré-pubère. On sait que Latour est le plus lent des vins de Bordeaux à s’épanouir et nous en constatons l’évidence. Mais même aussi jeune, il est palpitant. Et ce qui est intéressant, c’est que le Château Latour 1er GCC Pauillac 1949 servi sur le même plat montre à quel point le 1989 deviendra grand un jour. Car c’est à cet âge là qu’il faut boire les Latour. Ce 1949 est sublime. Il a tout pour lui, l’équilibre, le velouté, la profondeur, et un final inextinguible. C’est un grand vin et l’on sent que tout le monde communie.

Sur la poularde, nous buvons les deux bourguignons. Le Vosne Romanée Cros Parantoux Henri Jayer 1988 ouvre la porte du plaisir. Un sourire barre mon visage. Ce vin est une leçon de choses, car il n’y a pas de bourgogne plus élégant. J’ai bu plusieurs Cros Parantoux de ce vinificateur de génie, et je n’ai pas toujours eu la réponse à mes attentes. Mais ici, c’est la perfection faite vin, avec la simplicité de son auteur. La lisibilité de ce vin est extrême. On le boit de façon gourmande.

Le Vosne Romanée Gros Renaudot 1959 n’est hélas pas au rendez-vous. Malgré une année exceptionnelle, il est pataud, rustaud, avec des notes de torréfaction qui trahissent un accident de stockage dans une des caves où il a vécu. C’est sur les fromages excellents qu’il s’exprime le mieux.

Le Château Filhot Sauternes 1935 est l’étalon de mon amour pour les vieux sauternes. Je dis souvent à titre de boutade que si l’on n’a pas bu de sauternes de 1935 ou avant, on n’a rien bu. C’est ce vin qui sert de référence, car il pourrait être inscrit au Bureau international des poids et mesures. Sa couleur est d’un or clair, son nez est une bombe d’agrumes, et en bouche c’est tout l’équilibre que peut atteindre un sauternes qui crée le ravissement, tout en ayant la retenue naturelle de Filhot.

Quand arrive le Château d’Yquem 1890, c’est « respect », comme on dit dans le 9 – 3. La couleur est acajou foncé et d’un or intense plus clair dans le verre. Le nez est délicat, subtil, raffiné. Le goût est quasiment indescriptible car si l’on cherche du caramel, on pourrait en trouver, si l’on cherche des mangues et des agrumes on pourrait en trouver, comme de la pomme cuite. Mais ce qui compte c’est cet équilibre diabolique et cette longueur impérissable. Ce 1890 au bouchon d’origine est nettement meilleur que le 1890 que nous avons bu ensemble avec deux des convives. C’est un vin immense et un témoignage unique, du fait de ce bouchon d’origine.

Ayant décidé de ne pas ouvrir l’Yquem 1918, j’ouvre devant les convives un Madère vers 1850 à la bouteille opaque d’une rare beauté, que j’avais aussi en « secours ». Sous la cire, le bouchon que je pique commence à tourner dans le goulot. Il sort aisément et entier. Le verre que je me sers révèle une merveille, comme on le verra dans mon vote. Ce vin à forte charge alcoolique est un Fregoli d’expression. Il oscille entre l’alcool et la fraîcheur. Et ça change tout le temps en bouche. Sur des petites madeleines que j’avais demandée à Nadia, ce vin crée un orgasme gustatif de la plus haute magnitude. Nous sommes aux anges.

Le classement est assez intéressant. Un seul vin, le Vosne 1959, n’a pas eu de vote, chacun votant pour cinq vins sur onze. Un vin est dans les dix feuilles de vote, c’est le Latour 1949. Quatre vins ont eu des votes de premier, le Latour 1949 quatre fois, l’Yquem 1890 trois fois, le madère du 19ème siècle deux fois et le Cros Parantoux une fois. Il est assez surréaliste que le Haut-Brion blanc 1936 qui serait allé à l’évier s’il avait été ouvert pour une consommation immédiate, ait reçu des votes de la part de quatre des dix votants.

Le vote du consensus serait : 1 – Château Latour 1er GCC Pauillac 1949, 2 – Château d’Yquem 1890, 3 – Madère vers 1850, 4 – Vosne Romanée Cros Parantoux Henri Jayer 1988, 5 – Champagne Dom Pérignon 1969.

J’aurais logiquement dû mettre l’Yquem en premier, mais j’ai voulu couronner la jouissance et mon classement est : 1 – Madère vers 1850, 2 – Château d’Yquem 1890, 3 – Château Latour 1er GCC Pauillac 1949, 4 – Vosne Romanée Cros Parantoux Henri Jayer 1988, 5 – Château Latour 1er GCC Pauillac 1989.

Malgré une table étirée en longueur, notre assemblée fut enjouée et taquine. Nous sommes tous conscients d’avoir approché des raretés absolues comme le Latour 1949, le Cros Parantoux 1988, l’Yquem 1890 et le madère du milieu du 19ème siècle.

Le talent du chef s’est exprimé sur presque tous les plats et deux accords ont été remarquables, celui des ravioles et celui de l’agneau. Mais incontestablement la vedette ce soir est sans conteste aux vins exceptionnels, quasiment irremplaçables aujourd’hui.

147ème dîner Arpège – les vins mercredi, 18 mai 2011

Champagne Laurent Perrier Grand Siècle années 1960

Champagne Dom Pérignon 1969

Château Haut-Brion blanc 1936

Montrachet Bouchard Père et Fils 1989

Château Latour 1er GCC Pauillac 1989

Château Latour 1er GCC Pauillac 1949

Vosne Romanée Cros Parantoux Henri Jayer 1988

Vosne Romanée Gros Renaudot 1959

Château Filhot Sauternes 1935 (magnifique capsule)

Château d’Yquem 1890

Madère vers 1850

les 2010 et d’autres vins du Domaine de la Romanée Conti lundi, 16 mai 2011

Très peu de temps avant la dégustation au domaine Dujac, j’avais demandé au domaine de la Romanée Conti si je pouvais m’immiscer dans un groupe de dégustation. Par une chance inouïe André Robert, le truculent propriétaire du restaurant La Cagouille est prévu pour une visite à 16 heures. Jean Charles Cuvelier ayant lu les récits dithyrambiques de mes déjeuners à la Cagouille me dit : « joignez-vous à eux ». Quand à déjeuner Rose Seysses m’avait dit : « les bureaux ne sont plus rue du Four mais place de l’église », je n’ai pas voulu le croire, car je ne le savais pas. Et sur la magnifique place de l’église de Vosne Romanée, je découvre les nouveaux bureaux de la Romanée Conti, jouxtant l’église, dans des bâtisses chargées d’histoire.

Etant en avance, j’ai le temps d’aller bavarder avec Aubert de Villaine et Jean-Charles, dans le bureau d’Aubert dont les fenêtres donnent une vue directe sur les vignes, dont notamment la parcelle de La Tâche et la parcelle de la Romanée Conti dont je découvre qu’elle est plus pentue que ce que j’imaginais, car on la voit toujours du chemin sans apprécier forcément les inclinaisons. Travailler dans un bureau où l’on contemple de telles merveilles doit être le bonheur le plus absolu. Je leur annonce que je vais boire cette semaine un vin qui est probablement du 17ème siècle, repêché d’une épave. Mes deux interlocuteurs se regardent, sourient et me disent : « dans des travaux récents, on a percé des cloisons et on a retrouvé dans des alvéoles une magnifique tête d’ange du 13ème siècle et des bouteilles de vins dont certaines cassées et il est prévu de façon officielle de faire analyser mais aussi goûter une bouteille pleine au bouchon encore en place qui doit être du 18ème siècle ». Aubert me propose de me joindre à cette dégustation prévue dans un mois. Quel bonheur.

André Robert arrive, nous bavardons un peu avec nos hôtes et Jean-Charles nous conduit à la cave de vieillissement des 2010 où Bernard Noblet va nous faire goûter les 2010. C’est un grand honneur, mais la quasi-totalité des vins n’ayant pas fait leur « malo », comme on dit chez les vignerons (fermentation malolactique), cet exercice donne relativement peu d’indications autres que la tendance de l’année.

Je goûte pour la première fois le Corton du domaine, dont c’est le deuxième millésime seulement, et je suis frappé par la belle structure de ce vin déjà fruité. Les six autres vins du Domaine vont naturellement crescendo en qualité dans l’ordre Echézeaux, Grands Echézeaux, Romanée Saint-Vivant, Richebourg, La Tâche et la Romanée Conti, mais on part de haut, car l’Echézeaux montre de grandes qualités. La constance entre tous ces vins, c’est la précision et la finesse mais aussi la puissance et la richesse d’un beau millésime. La Romanée est pleine de promesses, mais elle est encore emmaillotée dans ses langes. Elle ne crée pas le « wow » qu’elle créerait avec quelques années de plus. L’exercice de la dégustation en fût aurait plus de sens en octobre qu’en avril. Mais goûter ce millésime qui promet est un honneur qui ne se récuse pas.

Nous nous rendons ensuite dans la cave de dégustation en bouteilles et Bernard Noblet fait toujours des surprises, aussi découvrir les vins n’est pas chose facile. La cave voûtée creusée dans la roche naturelle est fraîche aussi les vins n’ont pas toute leur ampleur. Mais nous sommes ravis.

Le premier vin est le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1999 qui frappe par sa structure forte et sa belle longueur. Je suis encore plus conquis par le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1991, d’une puissance étonnante pour son année. C’est un vin envoûtant, riche et fruité. Nous goûtons ensuite un Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1967 d’une année généralement considérée comme faible, mais qui démontre à quel point le domaine est capable de mettre en valeur ces années « dites » petites. Je suis à mon affaire, car ce vin a des saveurs bourguignonnes de maturité qui font partie de celles que j’aime boire. Le vin est délicat, au final élégant, et sa subtilité emporte les suffrages. Je suis heureux. Quelle délicatesse !

Bernard Noblet hume plusieurs fois le vin que nous allons boire, car il a décelé quelque chose qui ne lui plait pas. La bouteille à moitié pleine a été ouverte le matin et montre des signes d’évolution et d’oxydation. C’est le Bâtard Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1995 qui a des accents jurassiens, avec des notes de caramel au beurre salé. Bernard nous dit qu’il aurait dû soufrer ce vin et qu’il n’aurait pas dû le soutirer. Même plus évolué qu’il ne le devrait, le vin se boit avec plaisir.

Pris d’une audace subite, je dis à Bernard : « je vois que vous avez posé sur la table un bilame. Cet instrument a pour vocation d’être utilisé ». Bernard me regarde avec un air malicieux et va chercher un vin qui est un enchantement : le Montrachet Domaine de la Romanée Conti 2000. Du fait de son ouverture à l’instant, le vin n’a pas l’ampleur qu’il pourrait avoir, mais on sent toute la magie d’un immense Montrachet avec des accents de meursault. Nous sommes en extase, et comme par télépathie ou si des caméras invisibles filmaient nos agapes, Aubert et Jean-Charles arrivent à point pour goûter le Montrachet. L’exercice en cave est difficile car même Aubert aura des hésitations semblables aux nôtres et comme nous, ne trouvera pas le millésime du Montrachet. Nous avons longuement profité de ce grand vin en discutant de mille sujets et Aubert comme Jean-Charles ont particulièrement apprécié le Richebourg 1967 à la grande délicatesse. Aubert nous a demandé nos avis sur les 2010. On sent qu’Aubert de Villaine aime ses 2010, de puissance et de grâce.

Jean-Charles est allé chercher la bouteille du 18ème siècle qui sera bue dans un mois. Je l’ai photographiée. En boire sera, je pense, un moment religieux.

visite à la Romanée Conti lundi, 16 mai 2011

le nouveau siège de la Romanée Conti

Aubert de Villaine à sa fenêtre dont la vue est la plus belle du monde, en contrejour

la vue avec La Tâche et la Romanée Conti

la cave (une des caves)

manifestement je m’y plais

un tonneau mythique

dégustation au caveau

Bernard Noblet explique (par l’ouverture dans le mur on voit du stock)

un bouchon qui montre la générosité de nos hôtes

Jean Charles Cuvelier (DRC), André Robert (La Cagouille), Aubert de Villaine, Bernard Noblet et moi

belle verticale de 16 millésimes du Clos Saint Denis domaine Dujac lundi, 16 mai 2011

Jeremy Seysses du domaine Dujac m’avait parlé depuis plusieurs mois de la volonté de sa famille de faire une verticale du Clos Saint Denis. Les Seysses sont propriétaires du domaine depuis 1968 et leur premier millésime est le 1969. La parcelle du Clos Saint Denis est de 1,45 hectare, avec des vignes plantées à diverses périodes, d’un âge moyen de 45 ans. Les invités à cette dégustation sont Clive Coates, dégustateur réputé des vins de Bourgogne et écrivain, Jean-Emmanuel Simond journaliste et organisateur d’événements autour du vin, et moi, en plus de Jacques, Jeremy et Alec Seysses. Nous serons rejoints en cours de route par Michel Magnien et Guillaume d’Angerville, deux vignerons amis des Seysses. Nous sommes installés dans le salon de la maison de Jacques et de temps à autre, Rose et Diana, épouses du père et de l’aîné des deux fils viendront nous encourager.

Mes notes sont prises à la volée et comme je le fais chaque fois, je n’en changerai rien, même s’il est apparu par la suite, du fait du réchauffement dans le verre, que le commentaire mériterait d’être nettement plus laudatif.

La première série comporte les Clos Saint Denis Dujac 2009, 2008, 2007, 2006.

Le vin le plus foncé est le 2009, le plus clair étant le 2007. Au nez, le 2009 est très riche, le 2008 est plus marqué par le soufre, le 2007 est plus bourguignon et le 2006 est plus calme et élégant.

En bouche, le 2009 est gourmand, précis, chaleureux. Un vin que l’on a envie de boire. Il est marqué par la cerise rose, le final est de feuille verte. C’est un très joli vin. Le 2008 est plus incertain, plus rêche, moins joyeux. J’y vois du tabac et des fruits secs. Le 2007 est un joli vin dans sa fraîcheur. J’aime. Il est quetsche, cerise marinée, et son final est profond. Le 2006 est plus neutre, plus fermé, à attendre, car il va bien évoluer.

A ce stade, je classe : 2009, 2007, 2006 et 2008, mais cela va changer avec le temps, car je trouve que le 2006 a un final diablement prometteur.

Au deuxième examen, le 2009 est un très grand vin qui promet. J’écris « impérial ». Le 2007 est un vin de fraîcheur, très différent mais très plaisant, à boire comme un vin de plaisir. Le 2006 est carré, on le sent prêt à bondir dès qu’il aura sa maturité. Le 2006 a un final superbe. Le 2008 s’améliore, mais son final soufré qui disparaîtra est aujourd’hui ingrat. Je classe : 2009, 2006, 2007 et 2008. Jacques et Clive aiment beaucoup le 2008. Le 2009 est un vin de gourmandise à ce stade de sa vie.

La série suivante est Clos Saint Denis Dujac 2005, 2002, 1999 et 1998

La couleur la plus profonde est celle du 2005, les 1998 et 2002 sont les plus clairs. Le nez du 2005 est superbe et riche en alcool. Le 2002 a un nez qui n’est pas très structuré. L’alcool ressort. Le 1999 a un nez superbe de vin élégant. Il y a dans le 1998 un peu de gibier.

En bouche, le 2005 est assez gourmand, velouté. Il n’est pas encore totalement assemblé, mais le final est joli. C’est un grand vin. Le 2002 a une bouche légère, fluide, très agréable. Il se boit bien. C’est un vin plus simple mais charmant. Il ne faut pas en attendre une grande longévité et profiter de son final très bourguignon. Le 1999 est un vin de belle structure épanoui et serein. Il ne s’impose, pas, il est là. C’est l’archétype du grand vin serein au final très précis. A ce stade, il partage la vedette avec le 2009. Le 1998 est très fruité, joyeux, gourmand. J’aime beaucoup. La différence avec le 1999 se fait sur le final plus précis pour le plus jeune. A ce stade et sur ce que je bois, je classe 1999, 1998, 2005, 2002.

Au deuxième passage, le 2005 montre qu’il sera dans le futur un grand vin car le final est très prometteur mais il n’a pas en ce moment l’ampleur qu’il promet. Le 1999 n’atteindra peut-être pas le niveau du 2005 dans vingt ans, mais il a pour moi aujourd’hui le charme des vins anciens. Le 1998 est gourmand. Il faut en jouir maintenant. C’est une belle surprise. Le 2002 est un vin plaisant, moins complexe, mais très agréable aujourd’hui. Mon classement final est 2005, 1999, 1998 et 2002.

Nous faisons un point rapide à ce stade et le 2006 que j’ai aimé est moins aimé par d’autres et Jacques Seysses le défend. Le 1999 est jugé un peu sec par certains, alors que c’est un grand vin, confirmé par tous.

La troisième série est : Clos Saint Denis Dujac 1996, 1995, 1993, 1991.

Les couleurs sont très proches, les nuances dépendant – comme souvent – du niveau de remplissage du verre. Le nez du 1996 est absolument superbe. Celui du 1995 est joli, les nez des 1993 et 1991 sont plus discrets mais délicats.

En bouche, le 1996 est très doux, charmeur, délicat. C’est un vin de jouissance au final un peu rêche. Il est très bourguignon. C’est un vrai velours. Le 1995 est dans la même ligne, un peu plus strict et moins gourmand mais joli aussi et très bourguignon. Il a un très joli final boisé. Contrairement à mes compères, je décroche assez nettement avec les 1993 et 1991, plus faibles et plus évolués. Mon classement est : 1996, 1995, 1991 et 1993.

Au deuxième tour, les 1995 et 1996 sont très proches en termes de plaisir aussi fais-je passer le 1995 devant, le classement final étant : 1995, 1996, 1991 et 1993. Jacques Seysses défend son 1991 qui a demandé de sa part des trésors d’ingéniosité, dont une cueillette grain par grain pour certaines parcelles, pour sauver cette année climatiquement difficile.

La quatrième série est composée de grands millésimes : Clos Saint Denis Dujac 1990, 1985, 1980 et 1978.

Les vins sont plus clairs et légèrement tuilés. Ils sont d’un beau rouge clair. Le nez du 1990 sent le soufre. Celui du 1985 est un peu trop évolué. Celui du 1980 combine le nez des deux précédents et c’est le 1978 qui a le nez le plus charmant et le plus bourguignon.

En bouche le 1990 est assez strict et peu expansif. Je suis plutôt déçu par rapport à mon attente. Il est trop strict par rapport à de belles promesses que l’on sent dans le final qui est velouté. Le 1985 est meilleur en bouche. J’adore son côté déjà évolué. Il n’est peut-être pas le plus Dujac des Clos Saint-Denis que nous buvons, mais il est grand. Le final est moins tonitruant, avec des accents d’alcool que le milieu de bouche et cela altère un peu le compliment que je lui ferais. Le 1980 est un joli vin classique, montrant plus d’âge que son millésime. Le final est agréable. Le 1978 en première approche ne me paraît pas assez précis. C’est un beau vin mais certains aspects de gibier me dérangent. Un deuxième 1985 est ouvert, plus pur, plus précis, de belle matière, qui expose du fruit dans le final.

Je m’amuse à faire un saut historique en goûtant le 2005 qui donne après le 1985 le plaisir d’un vin joyeux. Et avec le 2009, on atteint le grandiose. Et, pour faire bonne mesure, je refais le chemin inverse en goûtant le 1978 qui devient encore plus grand qu’au premier contact, avec des fruits bruns bien exprimés et une rare longueur. Mon classement est : 1978, 1985, 1990 et 1980.

Le 1990 est grand, et deviendra grand mais à ce jour il est coincé. Sans doute à boire dans vingt ans, ce dont tous mes compères, notamment les vignerons, ne sont pas convaincus. Le 1985 est gourmand mais au final strict maintenant. Le 1978 est un vin noble, raffiné, au final beaucoup plus racé.

Que conclure de cette dégustation ? D’abord le Clos Saint Denis Dujac est un grand vin. Ensuite, il vit à plein l’effet millésime, la variation entre les années étant sensible, ce qui ne me déplait pas. On note que les vins les plus récents sont gourmands, précis, de belle facture. Des années comme 2005 et 2009 dans les vins récents sont de véritables pépites. Mais les 1996, 1995, 1985, 1978 sont des vins remarquables.

En ayant ainsi une vision instantanée de seize millésimes, on sent l’âme du Clos saint Denis qui est une âme très pure et très sincère. C’est assurément un grand vin, à suivre aussi bien dans les années récentes que dans les beaux millésimes du passé. Alors que mon palais est habitué aux vins anciens, je donnerais quand même la palme aux vins les plus récents.

Pour nous refaire le palais, un champagne Pol Roger 1996 est le bienvenu. Le juger n’aurait pas de sens tant notre palais a été sollicité, mais il se boit avec grande envie et grande soif. Nous passons à table où un déjeuner superbe conçu par un chef dijonnais talentueux (quelle viande !) nous permet de boire à table les vins que nous avons dégustés en salle. Et on s’aperçoit que le saut gustatif est colossal quand ces vins sont bus avec de beaux mets. Et le clou, c’est le Clos de la Roche Dujac 1969, un vin sublime, tout-à-fait bourguignon, tellement beau et tellement séduisant dans son approche surprenante et envoûtante que j’y succombe par pure gourmandise.

Dans une ambiance familiale, avec une organisation en douceur où rien ne nous a été imposé ou suggéré, nous avons pu faire le point sur un grand vin, attachant dans les petites années, et superbe dans les grandes années. Merci à la famille Seysses de réussir de beaux vins.

Le Cinq, Palace ou pas Palace ? Palace bien sûr ! jeudi, 12 mai 2011

Il est extrêmement intéressant d’avoir un déjeuner au George V juste après le dîner au Yam’tcha. On change de monde. Cet hôtel est le concentré du luxe le plus absolu. Les perspectives peuplées de fleurs invraisemblables dans leur profusion sont absolument uniques. Elles forment des décors de théâtre ravissants. Dans les ors, les stucs et les lourdeurs assumées, on se prend au jeu du luxe étalé. C’est décadent, mais on s’y sent bien. Je suis invité par mon ami chinois qui m’avait permis de faire deux dîners à Pékin avec Daniel Boulud, le chef trois étoiles de New York. Il est venu avec une ravissante jeune femme qui fait commerce de vins en Chine. Il a des projets assez grandioses et veut me parler de certains.

La salle à manger est toujours aussi confortable. Ma femme n’aime pas le côté « too much ». J’adore. J’ai le souvenir du temps où, jeune cadre, je prenais le TEE, le Trans Europe Express de Paris à Bruxelles, où le petit-déjeuner était servi sur des nappes blanches par des maîtres d’hôtel en gants blancs. Tout ce qui y ressemble flatte mon goût du luxe.

Le fait que le George V ne soit pas dans les huit hôtels français qui ont eu le label de « Palace » défie l’entendement, car tout ici respire la volonté de servir, avec une exigence sensible.

Nous choisissons le menu du déjeuner dont le prix n’est pas supérieur à celui du dîner au Yam’tcha. On imagine volontiers que les frais de structure ne sont pas du même registre. La carte des vins du restaurant, malgré la si diligente compétence d’Eric Beaumard, met le vin hors de portée du commun des mortels, bien sûr, mais aussi du rare des mortels français, car seuls de richissimes étrangers peuvent suivre ces offres aux coefficients multiplicateurs obèses.

A peine sommes nous assis qu’un sommelier que je connais bien noie nos verres sous le Champagne Comtes de Champagne Taittinger 1999. Le champagne est un peu dosé, surtout quand j’ai la mémoire du Substance de Selosse. Mais il se boit de façon gourmande, car il a une séduction naturelle sympathique. Les premiers acras que nous croquons sont un peu gras. Les suivants sont idéaux. Le choix que j’ai fait dans le menu est : sardines fraîches de Saint-Gilles-Croix-de-Vie tartare, grillée, tempura, petite bouillie en gelée / cabillaud (dont je n’ai pas retenu l’intitulé) / fruits rouges en cocktail en gelée d’hibiscus, caillé de brebis, mousseux au basilic.

Le contraste avec la cuisine d’Adeline Grattard, élève de Pascal Barbot qui vole de ses propres ailes est saisissant, car, à mon goût, Eric Briffard joue le jeu du talent du meilleur ouvrier de France. De ce fait, on a un festival technique qui vaut à lui seul dix repas, mais on perd un peu de cohérence et d’émotion. Ainsi pour la sardine, poisson extrêmement intense que j’adore, on a un festival de saveurs délicieuses, mais il s’agit d’un patchwork talentueux et non pas d’une cohésion.

Mon ami a choisi le canard alors que j’ai choisi, comme la ravissante May, le cabillaud. Dans le livre des vins, il y a une relative bonne pioche qui est Château Rayas Chateauneuf-du-Pape 2006. Je demande à May, qui parle un anglais qui oblige mon ami à traduire chaque phrase, de prendre la chair du cabillaud seule. Et avec le Rayas, il se passe une magie gustative de première grandeur. Ce 2006 est assez hallucinant. Il a à la fois le velouté d’un vin plus chenu, la facilité des grands vins, quand tout s’harmonise comme si c’était si simple, et cette énigme que j’adore dans le Rayas, inclassable parmi les Chateauneuf-du-Pape. Ce qui me frappe, c’est sa faculté d’adaptation. Il n’a évidemment aucun défaut et il n’a pas d’âge ! Il est parfait comme il est même si l’on sait que quelques années vont lui apporter des qualités supplémentaires. Je ne l’ai pas trouvé bourguignon, comme cela arrive souvent sur des années plus faibles. Je l’ai trouvé Chateauneuf-du-Pape, très serein, très force tranquille, avec un velouté en début de dégustation qui fait place à un équilibre qui signe le très grand vin.

Je suis ravi d’être revenu au Cinq dont j’avais fait l’école buissonnière. Le talent d’Eric Briffard est exceptionnel, mais fort humblement, je lui suggèrerais de moins le montrer, car même sur un dixième des complexités qu’il a réalisées, on saurait que c’est de la grande cuisine. Et on y trouverait une cohérence gustative rassurante pour les vins. Quand on sait que le prix du repas est 22 fois moins cher qu’un Krug Collection 1981, on dit bravo au prix du menu et … chut, je ne le dirai pas. Le service est d’un niveau inégalable. Cette cure de luxe devrait être conduite à dose homéopathique et évidemment remboursée par les organismes sociaux.