Le Guide Michelin et Sarkozy vendredi, 26 mars 2010

Il y a une grande similitude entre ce qui arrive au guide Michelin et ce qui arrive à Nicolas Sarkozy.

Attention : mon blog n’a rien de politique. C’est donc un billet d’humeur.

Quand un président se présente comme étant le seul qui pense, le seul qui agit, le seul qui comprend les choses, disant pis que pendre de ses adjoints, ça passe lorsqu’il y a des résultats.

Lorsqu’une élection est une sanction, le modèle de l’omni-président tombe de lui-même.

Je n’ai jamais remis en cause le Michelin, car c’est une œuvre humaine qui n’a pas besoin de créer le buzz. Le Michelin est une institution, qui doit être crédible sur la durée.

Aujourd’hui les langues se délient, les approximations incompréhensibles du Michelin ne sont plus acceptées.

L’institution se lézarde, et si elle n’y prend pas garde, elle va mourir.

Voilà deux challenges intéressants :

un guide qui a tout pour être l’institution incontournable sur la planète et qui s’auto-détruit

un président qui avait tout pour réussir et qui est en train de détruire son image, lui tout seul.

L’un des deux est capable d’un sursaut.

Lequel ?

Les paris sont ouverts.

130ème dîner de wine-dinners au Carré des Feuillants vendredi, 26 mars 2010

Le 130ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Le Carré des Feuillants. Au fond d’une cour couverte où émerge d’un trou une gigantesque bouteille en forme de périscope égrenant des millésimes, une porte s’ouvre comme un hublot sur l’univers culinaire d’Alain Dutournier. Un faux-plafond discret masque que la salle centrale est une courette sous verrière. De nombreuses œuvres aux couleurs vives, au sein desquelles le mouvement Cobra (Copenhague, Bruxelles, Amsterdam) est bien représenté, sont renforcées par de lourdes amaryllis couleurs de sang. La table de forme rectangulaire se terminant en deux demi-cercles est déjà dressée. Je demande à Vanessa de revoir l’ordonnancement pour que l’on casse ce plan strict et militaire. Nous sommes arrivés à faire un schéma dont les effets sur l’ambiance de la table furent sensibles.

J’ouvre les vins et aucune odeur ne me parait vraiment suspecte, et je ne vois pas de raison d’ouvrir l’une des bouteilles de réserve. L’odeur la plus spectaculaire est celle du Pichon Comtesse 1921 qui est miraculeuse. Je la referme tout de suite en remettant un bouchon sur la bouteille. La seule vérification qui est faite en buvant une goutte – ce que je ne fais quasiment jamais – est celle du Rayne-Vigneau 1914. Car à travers le verre de la bouteille, légèrement vert, le vin est ambre gris. Versé dans un verre, le liquide est d’un bel or sans trace de gris. Le vin sera bon à boire. Tout va bien.

Les convives sont tous à l’heure, ce qui me plait particulièrement. Nous sommes dix. Si je me compte dans le premier groupe il y a six chefs d’entreprises de tailles diverses, dont une femme, trois avocats dont une femme, et la femme d’un des entrepreneurs, qui travaille avec son mari. Comme toujours on s’aperçoit que le monde est petit car il y a des souvenirs communs qui surgissent entre convives qui ne se connaissaient pas. Autour de la table, cinq convives viennent pour la première fois.

Le menu conçu par Alain Dutournier est ainsi rédigé : Huîtres de Marennes, caviar d’Aquitaine et algues marines / Le homard bleu vapeur, royale coraillée, pince en rouleau croustillant, julienne potagère, herbes parfumées – nougatine d’ail doux / La belle truffe noire entière a l’étouffée – foie gras de canard snacké / La caille des prés en fine croûte de noisettes, chartreuse d’asperges vertes cromesquis de raisins / Fougeru briard affiné a la truffe / Macaron a la rose, fraises des bois andalouses et litchis.

Nous passons à table et commençons à boire le Champagne Bollinger Vieilles Vignes Françaises 1999. Ce champagne est d’une belle élégance et d’une grande subtilité. Tout en lui est suggéré et l’on peut penser que c’est un champagne intellectuel, car il faut aller chercher ses complexités de blanc de noirs pour les comprendre.

Au contraire, le Champagne Perrier Jouët Blason de France 1966 est d’une lecture limpide, d’une couleur légèrement ambrée discrète, avec une bulle rare mais un pétillant intact, ce champagne n’est que bonheur. Il est rond, joyeux, avenant et se marie bien avec les petites variations sur le thème du foie gras. Je suis perturbé car je me suis perdu dans les prolégomènes et amuse-bouche qui précédaient l’entrée dédiée à ces deux champagnes. Que faire ? J’appelle à la rescousse un champagne que j’avais pris en réserve et fait mettre au frais : un Champagne Moët & Chandon Brut Impérial 1975. Et c’est clairement lui qui ramasse la mise. Ne différant que de neuf ans avec le précédent, il y a un monde entre eux. Le Moët est encore d’une folle jeunesse, quand le Perrier-Jouët fait évolué. Le Moët est serein, en pleine possession de ses moyens, fort de sa belle jeunesse adoucie par sa maturité. Un grand champagne qui trouve un écho particulier dans l’huître délicieuse et le caviar discret.

Comme souvent, les plats d’Alain Dutournier sont commandés par le nombre trois. En voyant le plat de homard, je sais qu’un des tiers sera merveilleux sur le Corton Charlemagne Bouchard Père & Fils 1997 et que les autres tiers requièrent un rouge. Alors que j’avais prévu que le 1904 serait un intermède entre deux plats, je le fais servir à ce moment. Le Corton Charlemagne a le côté rassurant de sa belle jeunesse et son année plutôt calme lui permet d’être délicat. C’est un grand vin. Le Château Beauséjour Bécot Saint-Emilion 1904 s’appelle peut-être Bécot mais peut-être aussi Beauséjour tout simplement, car seul le premier nom est lisible. Le nez de ce vin est spectaculaire. Il est d’une richesse et d’une jeunesse qui stupéfient notre table. Quand l’on se rend compte que ce vin a 106 ans, la surprise est encore plus grande. En bouche, ce vin pourrait donner lieu à deux interprétations. Si l’on s’arrête aux signes de fatigue qui sont évidents, le vin n’aurait pas d’intérêt. Si l’on accepte de lire un peu plus loin derrière le voile de fatigue, on aperçoit un noble fruit, une trame riche et une structure maintenue. Ce vin est plaisant à boire, mais il ne peut pas faire l’unanimité car il est évident qu’il eût dû être bu il y a quelques décennies. Mais l’ouvrir ce soir, c’est lui donner enfin la chance de s’exprimer. Les convives me font le grand plaisir d’entrer dans le monde de ce vin en essayant d’en percer les secrets.

La truffe noire est si divine qu’elle mettrait en valeur n’importe quel vin. Mais elle est honorée par de grands vins. Le Château Haut-Brion rouge 1948, d’une année rare parce que tous les 1948 ont été bus depuis longtemps, a la couleur d’un vin de moins de vingt ans. C’est d’ailleurs assez spectaculaire, comme si, pour deviser avec la truffe, il s’était habillé de noir. Là aussi, comme pour le 1904, il faut accepter de dépasser les signes de fatigue, pour retrouver la richesse d’un vrai Haut-Brion, que je n’aurais jamais imaginé à ce niveau de puissance. C’est un beau grand vin, si l’on dépasse sa légère fatigue. Les votes montreront que la table en est capable.

De fatigue, le Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1921 n’en a pas le moins du monde. Ce vin est beaucoup plus jeune que son puîné de vingt-sept ans ! Il a tout pour lui. Il n’a pas de défaut, son parfum est envoûtant, très féminin. En bouche il est presque doucereux tant il est charmeur. C’est un immense témoignage d’un très grand millésime. Sa longueur en bouche est spectaculaire.

Le Nuits-Saint-Georges Camille Giroud 1928 est très clairet en haut de la bouteille, la densité se trouvant dans le dernier tiers. Ce bourgogne est charmant, apaisant, donnant de la Bourgogne une image colorée. A ses côtés, la couleur du Grand Chambertin Sosthène de Grésigny 1913 est beaucoup plus dense. Si le Nuits est plus aimable, le Chambertin est plus profond. C’est un grand vin que j’ai eu souvent l’occasion de boire et qui n’est jamais pris en défaut. Ces deux expressions de la Bourgogne sont réjouissantes, mais plus « faciles » que les témoignages raffinés du bordelais.

Le Château Rayne-Vigneau Sauternes 1914 est servi avant le plus jeune sauternes car il a « mangé » son sucre et serait plus difficile à comprendre après l’Yquem. Ce vin de 1914 est subtil et délicat. Il joue dans les nuances fines. Le fougeru est intéressant, mais il est préférable de boire ce vin seul pour en saisir toutes les nuances diaprées. Le Château d’Yquem 1986 est maintenant d’une belle maturité. C’est un Yquem classique et rassurant. Sa cohabitation avec les litchis et fruits rouges est tout à fait possible, mais avec le sorbet, c’est trop difficile pour moi.

Un ami fidèle, lors d’un repas précédent avait fait de l’humour sur les vins que l’on achèterait à Félix Potin, symbole d’une distribution surannée. Pour répondre à son humour, j’ai apporté une « eau de vie Félix Potin » qui doit avoir au moins 80 ans, si je me fie au bouchon complètement rétréci dans sa partie basse. Je décachette la capsule où est écrit : « exigez le timbre Félix Potin », et, ce qui pourrait être perçu comme un gag devient une leçon. Cette eau de vie est une merveille. Lorsque je l’ai fait goûter à Christophe, notre sommelier, il n’en est pas revenu. Comment une telle eau de vie peut-elle être aussi raffinée ? Est-ce seulement l’effet de l’âge ? Qui pourrait prétendre qu’il ne se passe rien pour les alcools en bouteille ? Nous sommes tous estomaqués, et malgré l’heure tardive et ce repas copieux, il y a eu du « revenez-y » ! L’alcool n’a pas été inclus dans les votes, mais il aurait fait carton plein.

Les votes de ce soir sont ma fierté, oserais-je dire si j’étais pompeux, mon triomphe. Car les onze vins figurent tous dans les votes, alors qu’on ne vote que pour ses quatre préférés. Encore plus fort, six vins ont eu l’honneur d’être au moins une fois nommés premiers d’un vote. Encore plus fort, dans le vote du consensus, on retrouve les deux bordeaux qui avaient des signes de fatigue ce qui montre que mes convives ont su – comme il convient – dépasser les petites imperfections qui pourraient masquer l’essentiel. Ce soir la table était experte.

Le Pichon 1921 a eu quatre votes de premier, le Haut-Brion 1948 deux votes de premier, le Perrier Jouët 1966, le Beauséjour 1904, le Nuits 1928 et l’Yquem ayant chacun un vote de premier.

Le vote du consensus serait : 1 – Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1921, 2 – Château Beauséjour 1904, 3 – Château Haut-Brion rouge 1948, 4 – Grand Chambertin Sosthène de Grésigny 1913. C’est intéressant de constater que les trois bordeaux sont aux trois premières places. C’est une première.

Mon vote : 1 – Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1921, 2 – Champagne Moët & Chandon Brut Impérial 1975, 3 – Champagne Perrier Jouët Blason de France 1966, 4 – Grand Chambertin Sosthène de Grésigny 1913.

La cuisine d’Alain Dutournier est parfois un peu complexe pour des vins aussi vieux (nous avons eu 1904, 1913, 1914, 1921 et 1928..), mais elle produit des saveurs miraculeuses, comme l’huître, le homard ou la sublime truffe agencée comme ces sphères d’ivoire incrustées les unes dans les autres. Dans une atmosphère particulièrement joyeuse, fervente et amicale, nous avons passé une mémorable soirée.

130ème dîner de wine-dinners – les vins jeudi, 25 mars 2010

Champagne Bollinger Vieilles Vignes Françaises 1999

 

 

Champagne Perrier Jouët Blason de France 1966

 

 

Corton Charlemagne Bouchard Père & Fils 1997

 

 

Château Haut-Brion rouge 1948 (on remarque que ce vin était distribué à Madrid par P. Pecastaing. De telles étiquettes ne veulent pas forcément dire que le vin est allé à Madrid)

 

 

Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1921

 

 

Château Beauséjour Saint-Emilion (basse) 1904

 

 

Nuits-Saint-Georges Camille Giroud 1928

 

 

Grand Chambertin Sosthène de Grésigny 1913 (on note les irrégularités du verre de la bouteille soufflée)

 

 

Château d’Yquem 1986

 

 

Château Rayne-Vigneau Sauternes 1914 (l’année se lit sur le bouchon, mais c’est assez difficile de le rendre net sur la photo)

 

 

 

130ème dîner de wine-dinners – photos jeudi, 25 mars 2010

Photos de groupe des bouteilles du dîner (il manque le champagne Moët & Chandon 1975 ajouté en cours de repas

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Le bouchon du Rayne Vigneau 1914. Un ami m’a raconté l’anecdote suivante : pour faire des économies, les propriétaires du château ont fait imprimer une grande quantité d’étiquettes sans année. Le bouchon est donc la preuve du millésime

les plats du dîner :

Huîtres de Marennes, caviar d’Aquitaine et algues marines

Le homard bleu vapeur, royale coraillée, pince en rouleau croustillant, julienne potagère, herbes parfumées – nougatine d’ail doux

La belle truffe noire entière a l’étouffée – foie gras de canard snacké (pas de photo hélas)

La caille des prés en fine croûte de noisettes, chartreuse d’asperges vertes cromesquis de raisins

Fougeru briard affiné a la truffe

Macaron a la rose, fraises des bois andalouses et litchis

J’ai ajouté cette délicieuse eau de vie. On note que cette eau de vie est le trois de trèfle ! La capsule indique : "exiger le timbre Félix Potin"

le joli cadeau d’Apollonia Poilâne, pour immortaliser ce dîner, en forme de bouteille, avec cet écusson en pain :

amitié et Malvoisie 1828 chez Jacques Cagna mercredi, 24 mars 2010

Dans mes bulletins, on change d’un sujet à l’autre sans qu’il y ait de titre. S’il devait y en avoir un pour ce qui va suivre, ce serait : « comment approcher le nirvana ? ». Car les deux « vieux de la vieille » de ce déjeuner ne sont pas des perdreaux de l’année, mais ils ont communié lors d’un moment unique.

Plantons le décor. Lorsque je voulais que l’on parle de mes dîners dans les médias qui comptent, j’ai fait appel à une société de communication. Un soir, dans un bistrot relativement ordinaire, un des dessinateurs du Nouvel Obs a gravé dans un de mes carnets un croquis savoureux. En face de moi, il y avait Perico Légasse, journaliste truculent du vin et de la gastronomie qui n’a pas la langue dans sa poche. En moins de trois phrases, nous savions que nous étions faits du même moule. Perico m’avait promis qu’il m’inviterait chez lui pour goûter ses vins anciens. Au bout de la quarante huit millième relance, l’esprit se lasse. Mais l’espoir persiste, car je sais que Perico aime les vins que j’aime. A la trente-six millionième relance, Perico me dit : « je t’invite, c’est chez Jacques Cagna ». L’Age de Glace nous a habitué au fait que l’écureuil Scrat, quand un gland est à portée de son museau, essaie de s’en saisir. Je prends l’invitation.

Le restaurant Jacques Cagna n’est pas inscrit régulièrement dans mes transhumances. Je le connaissais, mais sans en être familier. J’arrive un peu en avance, et les décors de bois de chênes anciens créent une atmosphère chaude et sympathique. J’ouvre mes deux bouteilles et Perico arrive, bouscule mon vin rouge qui manque de s’évanouir. Perico s’impose dans le décor, fait rafraîchir son champagne, et nous nous mettons à table pour choisir le menu.

Le Champagne Montebello cuvée extra brut 1964 du château de Mareuil sur Ay de Perico est précédé de son avertissement : « le dernier que j’ai bu était plutôt fatigué ». Celui que Philippe nous sert a une jolie bulle, une couleur encore jeune, et c’est un véritable bonheur en bouche. Je dis à Annie qui attend nos commandes qu’il faut impérativement un foie gras pour ce champagne délicat. Il existe une terrine de pigeon et foie gras qui fera l’affaire. Et c’est vrai que l’accord est prodigieux, plus avec le foie gras un peu salé qu’avec la terrine de pigeon, même si l’accord se fait. Le champagne est ravissant, chatoyant, énigmatique comme tous ces champagnes qui ne délivrent jamais les saveurs que l’on imagine. Une chose m’a étonné, et c’est sans doute la seule, c’est que Perico a dit que ce champagne est madérisé. Je m’inscris en faux contre une telle assertion, car le champagne n’est pas madérisé, il est évolué. Et c’est une immense différence. Ce sera la seule divergence entre nous.

Lorsque les petits ormeaux du Cotentin rôtis, caviar d’aubergine et cébettes sautées sont servis, même s’il y a encore dans nos verres du champagne, il est évident qu’il faut prendre le Savigny-Lavières Tollot-Beaut 1982 de la cave de Jacques Cagna. Et c’est l’ail qui crée la magie de l’accord. Il faudrait être petite souris pour observer deux adultes responsables qui gloussent en buvant un bourgogne de pure émotion. Ce vin, c’est le bourgogne comme seuls des français peuvent l’aimer, disons-nous en revissant nos bérets sur nos fronts. Car le liquide clairet, au nez de rose folle, est un diablotin bourguignon. Il est léger, élégant, aux vibrations rares. Peut-on imaginer un vin plus canaille ? Jacques Gagna, venu nous raconter des histoires de cuisiniers de la grande époque, n’est pas du tout sensible à ce message, car il aime les vins dans le fruit. Mais Perico et moi sommes en extase. La longueur de ce vin est rare. Nous sommes heureux, mais encore plus de constater que nos vibrations sont les mêmes.

Le cromesquis d’ail doux du plat s’accommode mieux du champagne de 1964 que du Savigny.

Le tournedos de cabillaud rôti, lard de Colonnata, fricassée de poireaux, pommes de terre et haricots verts, coques en marinière est d’une justesse extrême et ceux qui diront que vin rouge et cabillaud ne cohabitent pas en seront pour leurs frais.

Le Pommard Héritiers H. Leneuf propriétaires à Pommard 1955 est une révélation. Car ni Perico ni moi ne connaissons ce domaine. Je l’ai pris en cave comme une énigme à découvrir à deux. Il est tout en affirmation virile après le Savigny. C’est amusant qu’on dise d’un pommard qu’il est viril. De couleur presque noire, d’une densité de plomb, il donne de la Bourgogne une image nouvelle. Le vin évolue dans le verre et Perico et moi sommes les spectateurs d’une éclosion remarquable. Le vin est riche, avec des notes mentholées, et c’est surtout sa puissance qui en impose, même s’il est moins long en bouche que le délicat Savigny.

Le carré d’agneau de lait d’Occitanie rôti à la marjolaine, petits navets farcis et haricots coco à la couenne est goûteux, « à l’ancienne », et l’harmonie est belle. Le vin est puissant, charnu, possessif. Il change au fil des minutes, trouvant de plus en plus d’équilibre.

Jacques Cagna fait ajouter à nos agapes un Château de Camensac Haut-Médoc 1961. Il est un peu bouchonné à l’ouverture, mais nous sommes accueillants. Il est tellement jeune, à la couleur si juvénile que Perico et Jacques doutent de son âge. Mais je suis convaincu qu’il est de 1961, jeune comme cette année divine peut l’être. J’aime Camensac dont j’ai plusieurs millésimes en cave, mais l’attention était aujourd’hui vers la Bourgogne avec deux versions opposées, le Savigny qui surfe sur une onde fraîche comme un galet qui fait des ricochets, et le Pommard, taureau de combat qui pousse nos papilles contre les palissades de l’arène où il perdra la vie quand nous aurons fini de nous repaître de son sang.

Vient maintenant le clou de ce repas. J’ai apporté une Malvoisie des Canaries 1828. L’année n’est pas présente sur cette bouteille, mais elle l’est sur des bouteilles du même lot que j’ai acquis il y a plus de dix ans. A l’ouverture, le parfum capiteux envahissait l’espace dès que la cire était brisée, avant même que le bouchon ne soit retiré. Quand j’ai voulu aller me laver les mains salies par les bouchons de mes deux bouteilles, on aurait pu suivre à la trace mes mains, alourdies de ce parfum musqué et indélébile. Le vin est d’une couleur qui évoque le jus de pruneau. Le nez est unique au monde, d’une densité dont les Jicky, Chamade et autres Chanel pourraient être jaloux. En bouche, le vin est aussi capiteux que les Chypre 1845 que j’adore. On retrouve la réglisse et le poivre, qui picotent délicieusement la langue, et l’on ne peut être insensible au message d’un vin de plus de 180 ans. Le vin est indélébile. Il s’accorde bien avec une fourme, mais c’est avec des financiers et une délicate pâte, façon madeleine, légèrement citronnée qu’il trouve cet infime supplément de longueur dont il n’avait pas besoin.

Dans cette atmosphère où le divin devient d’un naturel insolent, Annie Cagna nous fait servir par Philippe un verre de Cognac Eschenauer 1870 excellent, qui capterait notre attention si la Malvoisie n’avait cette présence insistante et éternelle.

J’avouerai que mon plus grand plaisir fut la communauté d’émotion, la synchronisation de nos réactions sur des merveilles mises encore plus en valeur par la chaleur de l’amitié.

Une fois de plus Perico évoqua mille pistes de découvertes que nous conduirons ensemble. Je dois m’attendre à quelques millions de relances. Mais au vu de ce repas mémorable, je suis prêt à passer par d’interminables procédures si c’est pour atteindre un nouveau nirvana.

dîner de folie chez un passionné de vins et une cuisinière hors concours samedi, 20 mars 2010

Le lendemain du Casual Friday, je retrouve deux participants de ce déjeuner pour un dîner de folie. Lionel est un des fidèles parmi les fidèles, contaminé par l’amour des vins anciens. Son épouse est un vrai cordon bleu. Qu’on en juge par le menu : Sablés au parmesan, sablés au roquefort / crabe au citron vert, thon mi-cuit sauce soja, soupe crevette lait de coco et citronnelle / Crème brûlée au foie gras, terrine de foie gras frais sur pain d’épice ; sucette de foie gras au gros sel / Coquilles Saint-Jacques au jambon Serrano haché d’ail / Filet de bœuf en étouffée de truffe, purée de pommes de terre aux truffes / Fromages Quatrehomme : Comté 30 mois, brie de Melun, Saint Marcellin, Saint Nectaire, gouda étuvé 24 mois / Mangues poêlées et fruits de la passion / Macarons au citron. Le dîner fut remarquable de saveurs délicates et originales.

L’ami fou de vin ne lésine pas sur le programme de ce soir. Pour calibrer le palais, nous commençons par un Champagne Bollinger Spéciale Cuvée sans année très agréable à boire, vrai champagne de soif.

Il faut recadrer le palais pour accueillir le Champagne Initiale Jacques Selosse non millésimé, qui est un champagne non dosé et sans concession. Quand on s’y habitue, on comprend à quel point ce champagne a du sens, belle expression de chardonnay.

J’ai du mal à imaginer que le Champagne Grand Siècle Laurent Perrier 1973/70/69 combinaison de ces trois millésimes soit aussi vieux que cela. En effet le bouchon n’est pas entièrement chevillé, montrant quelques boursouflures, la couleur est d’un blanc clair juvénile, et le goût ne montre pas de trace d’évolution. Ce champagne est superbe. Lionel est si sûr des années de son champagne, non indiquées sur l’étiquette, que je goûte à nouveau. On ne peut pas exclure qu’il ait raison, mais c’est un miracle.

Lionel ouvre encore une bouteille avant que nous ne passions à table. Le Champagne Pommery & Gréno 1964 fait vraiment son âge. Sa couleur est légèrement ambrée. Il a le charme des champagnes anciens, avec la complexité qui appelle la gastronomie. Quatre champagnes pour quatorze convives avant de passer à table, cela annonce un programme musclé.

Le Corton-Charlemagne Mise Nicolas 1961 est bouchonné. Le crabe au citron vert lui enlève le goût de bouchon et le vin est presque buvable, mais l’intérêt se porte vers le Château Bouscaut blanc 1924. La couleur est foncée avec de l’ambre gris. Le nez est expressif. Si les traces de vieillissement sont fortes, le vin se boit comme un intéressant témoignage d’un domaine qui sait braver les ans. L’expérience vaut la peine. Pour que nous revenions sur des goûts plus habituels, un Bâtard Montrachet Pierre Morey 1991 se situe dans des saveurs familières, sans cependant apporter une excitation particulière.

Nous franchissons une étape vers l’émotion pure avec La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1974 qui est ce qu’il doit être, beau, charmant, élégant et discret. Nous adorons ce vin qui réagit remarquablement sur l’ail de la coquille saint-jacques.

Nous sommes bouche bée lorsque nous prenons connaissance du Château Lafite-Rothschild 1928. Quel cadeau ! Le nez est d’une densité invraisemblable, la couleur est belle d’un rouge et noir profond et en bouche ce vin est l’expression de ce que Lafite peut atteindre dans l’absolu. C’est un vin riche, profond, expressif, d’une trame dense. C’est une merveille. Alors, le pauvre Clos de Gamot Cahors 1961, qui en d’autres circonstances brillerait sans doute, n’éveille aucun réel intérêt.

Le Gevrey-Chambertin Clair Daü 1961 provoque sur Juan-Carlos, ami passionné fou de vin, la même réaction que sur moi. La salinité de ce vin est exactement celle que l’on trouve dans les vins de la Romanée Conti. Ce vin évoque les charmes les plus purs des vins du prestigieux domaine et confirme que Clair Daü savait jouer dans la cour des grands. Ce bourgogne est superbe, canaille comme je les aime, le régal de dieux mutins.

Lionel a voulu me faire plaisir car il sait que j’aime ce vin : Vin du Jura L’Etoile cuvée spéciale 1947. Quel régal sur le comté. Ce vin du Jura a tout pour lui, diablement expressif, à la longueur infinie, sur un message chatoyant. Je me régale.

Le Domaine de Morange Saint Croix du Mont 1943 est une petite merveille. Doré à souhait, il montre une fois de plus que les grands bordeaux liquoreux ne naissent pas qu’en sauternais. Même si l’on franchit une étape majeure avec le vin qui suit, ce riche Morange ne fait pas pâle figure.

Un empereur entre maintenant en scène, le Château d’Yquem 1967. Cet exemplaire de l’icône tient son rang. Il est superbe. Il a la puissance, l’équilibre et la longueur, mais je ne lui trouve pas tout à fait la complexité que j’attendais. Cette remarque est à la marge, car nous sommes à un niveau de perfection rare.

Alors qu’un ami propose que nous votions, ce qui sera difficile pour une telle assemblée, je demande aux fidèles parmi les fidèles de deviner ce que serait mon vote. Et ils le trouvent avec une facilité surprenante : 1 – Château Lafite-Rothschild 1928, 2 – Gevrey-Chambertin Clair Daü 1961, 3 – Vin du Jura L’Etoile cuvée spéciale 1947, 4 – Château d’Yquem 1967.

Ces vins ont brillé au sommet de leur art sur la brillante cuisine de Valérie. L’heure avait tourné au-delà de nos appréciations. Malgré cela Lionel ouvre un Champagne Exquise Jacques Selosse non millésimé, pour nous remettre de nos émotions. J’avouerai sans honte que mon souvenir de ce champagne est imprécis. Ce qui restera gravé dans ma mémoire, en revanche, c’est l’extrême générosité de Lionel, la virtuosité de Valérie, et plusieurs vins d’une qualité exceptionnelle dont un Lafite 1928 éblouissant.

Le printemps samedi, 20 mars 2010

Ce matin, c’est le début du printemps. Un rayon de soleil illumine la pelouse encore lourde des déchets de l’hiver, branches et feuilles.

Un oiseau, est-ce une mésange, est-ce un moineau, je ne peux le dire, car le petit être bondissant tient dans son bec une branche et une feuille morte qui sont beaucoup plus grands que lui et qui le masquent à mon regard.

Comment passer sous les thuyas pour fabriquer son nid ? Il hésite, sautille et je sens qu’il ne lâchera pas sa prise.

Par quel miracle au printemps, alors que l’hiver sonnait l’arrêt complet de toute activité et de tout chant, les oiseaux reprennent-ils leurs chemins de bâtisseurs de nids ? Comment les oiseaux ont-ils su que les œufs qu’ils pondent doivent éclore loin des prédateurs, loin des accidents possibles qui briseraient la vie ?

Et on ne peut s’empêcher de penser à Dieu quand l’oiseau répond à un appel plus que millénaire : « dès que ça bourgeonne, tu bâtis ».

C’est le miracle du printemps et le miracle de la création.

L’acharnement de cet oiseau de porter cette branche encombrante sur un support stable à l’abri des regards a quelque chose de motivant.

Il semble me dire : « fais ce que tu dois ».

Casual Friday au restaurant de Gérard Besson vendredi, 19 mars 2010

Les « Casual Friday » regroupent quelques amis fous de vin pour un déjeuner amical. Nous partîmes onze au fil des inscriptions, et nous finîmes sept en arrivant au porc. Un ami me prévient le matin même qu’il est dans un train pour Londres, un autre qui devait venir avec un ami me dit qu’il est coincé en Suisse car le moteur de son avion a eu quelques faiblesses. J’ai raccroché par les cheveux un ami qui voulait annuler car il se sentait un peu faible pour affronter un tel déjeuner. Il est quand même venu, accueilli par un citron chaud qui l’a requinqué. Et la quatrième défection, partielle celle-ci, se fit au milieu du repas, car l’épouse de l’ami avait des contractions annonciatrices d’un bel événement. L’événement fut remis à plus tard, mais Bruno a raté le beau sauternes qu’il avait apporté.

Dans cette géographie variable l’équipe du restaurant Gérard Besson a su réagir avec efficacité, changeant les plans de table, les services et les plats. Le menu conçu par Gérard Besson est composé avec pour objectif de mettre en valeur les vins : Pomme de terre Pompadour truffes, andouillette varoise / Gâteau de topinambour, ris veau, truffe / Lieu jaune, asperges du Lubéron / Crépinette de cochon de lait / Gigot d’agneau de lait, coco Tarbais, truffe de Bourgogne / Tourte de caneton rouennaise / Long bec / Tarte confite, tarte à l’orange, cédrats et mignardises.

Il faudrait qu’on m’explique comment on peut retirer toute étoile à un MOF (meilleur ouvrier de France), artiste des gibiers, qui est capable de réaliser de tels menus.

Le Casual Friday est, dans sa philosophie, une annexe ou une succursale de l’Académie des Vins Anciens. Car l’esprit est le même. Comme c’est plus informel, apporte du vin qui veut. Aujourd’hui, j’avais envie d’en apporter beaucoup, aussi ai-je fourni six vins sur les neuf du repas. Pour une autre réunion, les apports seront différents.

Le Champagne Dom Ruinart blanc de blancs 1990 est extrêmement charmant. Le mot qui lui convient le mieux est « rond ». Il a de belles qualités exprimées en toute simplicité. C’est un grand champagne, un beau champagne très confortable, jouissant de la puissance d’une grande année, à la longueur prononcée.

Le Champagne Maurice d’Arhanpé à Mareuil sur Ay 1942 est d’un producteur inconnu et sans doute disparu. Dès la première gorgée, je suis conquis. Que ce champagne est beau ! Il est doré aussi bien à l’œil qu’en bouche, plein, précis, sans altération. Il n’a plus de bulle, mais sa riche complexité emporte les suffrages.

Le Champagne Mumm Cordon Rouge 1959 a un défaut. Ce n’est pas métallique, c’est plutôt giboyeux. Le plaisir est moins grand, et par compensation, ce 1959 rend le 1942 encore plus beau, plus précis, plus net. Le Mumm se boit, mais manque d’âme.

J’ai eu peur que le Châteauneuf-du-Pape blanc Chapoutier magnum 1977 ne soit un peu bouchonné. Mais le défaut disparaît, n’altérant pas le goût. Le vin n’est pas désagréable, mais il n’a pas la classe d’un grand Châteauneuf blanc. On le goûte quand même avec gourmandise sur le lieu jaune.

Le Château Gruaud Larose Sarget 1921 a un nez de framboise. En bouche, le vin est d’un charme pur. Fruité, joyeux, il émane de lui une belle plénitude. Il est assez semblable au magnum de Château Léoville Las Cases 1924 qui m’avait tant plu à l’Académie des Vins Anciens. Sa richesse, son équilibre et sa longueur sont très plaisants.

Le Château Mouton Rothschild 1972 est d’une très petite année. Et comme souvent, les plus grands vins réussissent leurs petites années. Le Mouton est vraiment charmant, un peu en demi-teinte, bien sûr, mais il se boit avec un grand plaisir. Il ferait plus que de la figuration dans un grand repas.

Tout le monde a cherché l’énigme de l’étiquette du Château illisible (probable Beychevelle) vers 1900. A la forme, et un peu au goût, l’idée de Beychevelle est assez cohérente. Lorsque nous le goûtons, tous mes amis préfèrent le 1921. Il est vrai que le vin a de légers défauts qui peuvent gêner l’approche. Mais je sens que derrière le voile, il y a un vin d’une rare structure. Et quand le vin s’épanouit, on prend conscience que la charpente de ce vin est plus complexe et attirante que celle du Gruaud-Larose. Plus que d’autres je suis capable de ne pas tenir compte de petits défauts, quand ils ne rendent pas illisible le message général du vin. J’ai pris un très grand plaisir à ce vin qui est un beau témoignage, et qui se boit bien. Pour tous ces bordeaux, c’est le dernier quart de la bouteille, le plus dense, qui révèle la forte personnalité des vins.

Avec le premier bourgogne, nous sentons et goûtons le charme inimitable de cette belle région. Le Beaune rouge Bouchard Père & Fils 1955, vin d’une appellation générique, joue dans la cour des grands. Son plaisir est intense, même si la complexité n’est pas très grande. Mais la longueur en bouche m’impressionne. C’est un témoignage qui étonnerait plus d’un amateur.

Le Chambertin Clos de Bèze Pierre Damoy 1961 est toujours une ravissante surprise chaque fois que je présente ce vin. Il est riche, apparemment simple, mais plein, complet, goûteux et serein. Une discussion s’instaure sur l’éventuelle addition de vins du Rhône dans ce chambertin. Même si ce n’est pas exclu, le vin est d’un grand équilibre, ce qui nous enchante. Il emplit la bouche de fruits noirs généreux. Je l’adore.

Le Château d’Yquem 1969 apporté par le futur père parti depuis quelque temps est d’une couleur plus foncée que ce que j’attendais. En bouche il est très sucré, profond, peut-être un peu doctrinaire. Mais il est très accueillant pour les desserts, avec une présence réconfortante sans faille. Avec les cédrats, c’est un régal, comme avec l’imposante tarte aux poires.

Nous avons voté et six vins sur neuf ont eu des votes. Le vote du consensus serait : 1 – Château Gruaud Larose Sarget 1921, 2 – Chambertin Clos de Bèze Pierre Damoy 1961, 3 – Château illisible (probable Beychevelle) vers 1900, 4 – Beaune rouge Bouchard Père & Fils 1955. Mes joues rosissent quand je constate que ces quatre vins font partie de mes apports. Les autres vins cités dans les votes sont l’Yquem 1969 et le champagne 1942 apportés par des amis.

Mon vote est : 1 – Chambertin Clos de Bèze Pierre Damoy 1961, 2 – Château illisible (probable Beychevelle) vers 1900, 3 – Champagne Maurice d’Arhanpé à Mareuil sur Ay 1942, 4 – Château Gruaud Larose Sarget 1921.

Tout le monde a apprécié la qualité des vins ouverts lors de ce déjeuner. La cuisine de Gérard Besson est rassurante, les produits de qualité étant traités selon la tradition de grands cuisiniers légendaires de la précédente génération. L’équipe est soudée pour offrir un service attentif et de qualité. Nos rires, nos blagues et nos discussions sans fin ont dû retentir dans tout le restaurant. Chacun des présents se félicita d’un Casual Friday réussi.