Conférence pour des ardennais mercredi, 3 mars 2010

Ma mère était ardennaise. Je la voyais compulser avec régularité la revue « l’Ardenne à Paris » qui lui donnait des nouvelles, souvent de disparition, de gens qu’elle avait connus.

Un jour le président de l’Ardenne à Paris me rencontre et me demande si je peux faire une conférence sur l’entreprise de ma famille, créée dans les Ardennes, que j’ai dirigée pendant 26 ans. Pensant surtout au plaisir que cela ferait à ma mère, je dis oui.

Entendre raconter l’histoire d’une entreprise quand on n’est pas du métier, cela peut rapidement lasser. Aussi ai-je l’idée de parler aussi de ma passion actuelle en faisant goûter à cette assemblée un ou deux vins anciens. Nous nous retrouvons une trentaine à la maison des associations, quai de Valmy. Les ardennais de Paris ne sont pas de prime jeunesse, mais c’est une bonne chose, car certains ont des souvenirs communs avec ce que je raconte.

Après l’exposé très écouté de l’histoire d’une entreprise ardennaise qui a ensuite largement débordé des limites du département, je fais goûter un Banyuls de coopérative de 1959 et un Maury La Coume du Roy 1925 sur des petits carrés de chocolat. L’écart d’âge entre les vins très différents montre à quel point les années arrondissent et harmonisent les saveurs. L’assemblée est conquise et pose force questions sur les deux sujets bien différents de mon exposé. Au moment où l’on me remercie une charmante jeune dame de 85 ans me dit : « si vous saviez comme je suis heureuse d’avoir bu un vin de mon année.

Si elle me regarde du ciel, ma mère doit être contente que j’aie fait parler une moitié de mon patrimoine génétique, mes racines ardennaises.

déjeuner au restaurant de l’hôtel Bedford lundi, 22 février 2010

La date du 11 mars que j’ai annoncée pour la prochaine académie des vins anciens a sans doute été mal choisie, car il y a des empêchements pour beaucoup d’habitués. Nous serons moins nombreux, aussi aurais-je mauvaise grâce à réserver le premier étage du restaurant Macéo où nous tenons habituellement nos réunions.

Un ami me dit qu’il a peut-être la solution pour le 11 mars. C’est un restaurant d’hôtel que l’on peut privatiser le soir. Nous décidons d’aller y déjeuner pour en faire l’inspection. Au moment où je m’assieds à la table, l’ami me dit : « le restaurant est pris le soir du 11 mars ». Ma réponse fuse comme un smash : « comme c’est un coup d’épée dans l’eau, c’est toi qui invites ». On m’a connu plus élégant, mais je sais que j’ai dans mes manches de quoi réciproquer. L’hôtel Bedford est un de ces hôtels que l’on ignore quand on passe devant. Au fond du vaste hall, la salle de restaurant fait comprendre pourquoi l’excès de stuc est appelé pâtisserie. Car la pièce ressemble aux gâteaux surchargés de mon enfance. Mais au-delà de cet aspect enfantin et kitsch, il y a comme une atmosphère. Nous sommes bien assis, le personnel a le service attentif des pensions de famille de province. Bien sûr, j’exagère. Nous prenons le menu du jour, charcuterie variée pour moi puis volaille à la purée truffée.

La charcuterie est bonne et la volaille n’est pas merveilleuse. Dans la carte des vins très limitée je repère un vin qui me vaut une approbation appuyée du sommelier qui nous dit que c’est sa dernière bouteille de ce millésime. Le Clos de Vougeot Domaine Tortochot 2000 surprend aussi bien mon ami que moi. Nous ne l’attendions pas à ce niveau. Le vin est agréable, d’une fraîcheur remarquable et d’une élégance certaine. C’est un vin qui fait plaisir à boire. C’est rare qu’on se sente aussi bien sans avoir besoin d’analyser pourquoi. Comme il est bon, il est asséché assez vite aussi pour le fromage prenons-nous un Meursault les Narvaux Domaine Bachelet 2006. Il n’y a avec ce vin pas l’ombre d’une surprise. Il est meursault, il est riche et gouleyant, d’une belle présence, mais sans créer l’émotion que le rouge avait créée.

Le lieu a du charme, kitsch mais amusant, aussi avons-nous réservé pour la session suivante de l’académie. Il faudra bien sûr voir ce que l’on nous propose, mais cet essai est engageant. Le restaurant n’est ouvert au dîner que s’il est privatisé. Aussi, comme dans les bonnes pensions, on installe sur les tables les confitures et les tasses pour le petit-déjeuner, pendant que nous continuons nos passionnantes discussions.

la solidarité des chaudières !! dimanche, 21 février 2010

(lire le sujet du 20 Février avant celui-ci)

Le lendemain midi, les mêmes se retrouvent à notre domicile. Je suis allé dans ma cave pour choisir du vin, et voyant un carton qui n’est pas ouvert, j’ai la curiosité de l’ouvrir. Dedans, trois bouteilles d’un Châteauneuf-du-Pape. Comment et pourquoi ai-je acquis ce vin, je n’en ai aucune idée.

Les enfants et petits-enfants arrivent, et il faut organiser les vins. Guillaume descend en cave avec moi et préfère explorer un vieux champagne. Dans une zone où j’ai des Mumm 1937 il sort une bouteille. Je pense qu’il s’agit d’un Mumm 1937 mais en fait c’est un Champagne Mumm Cordon Rouge sans année. Compte tenu des torsades du fil du muselet, des couleurs et des blessures, ce champagne doit être des années 30. Je constate qu’il a une belle couleur et un beau niveau. Ce sera donc le champagne du repas. Nous commençons à grignoter des noisettes sur ce champagne à la couleur de pêche, au parfum délicat qui ne montre aucune déviance, et au goût charmant et romantique comme un tableau d’Elizabeth Vigée-Le Brun. Il y a du fruit frais orangé comme la pêche fraîche, une bulle active, un pétillant joyeux et un équilibre ravissant. C’est le 18ème siècle galant.

Guillaume cuit des coquilles Saint-jacques, coquille d’abord et corail ensuite. La coquille s’accouple en délicatesse avec le champagne joyeux. Sur le corail, qui conviendrait aussi au champagne, nous essayons le Châteauneuf-du-Pape Ch. Bader-Mimeur 1961. Je n’ai jamais entendu parler de ce négociant installé au Château de Chassagne-Montrachet. La couleur du vin dans les verres Riedel est très belle. Le parfum est franc, précis. En bouche, ce qui frappe instantanément, c’est le velours. Ce vin est velouté, charmant, enveloppant, avec une force alcoolique non négligeable. Les coraux sont d’une finesse extrême, créée par une cuisson au millième de degré.

Le plat principal est un gigot d’agneau cuit à basse température avec des haricots blancs et des petits légumes. La chair de l’agneau est d’une intensité fondante, ce qui accentue le velouté du vin. Dans une telle délicatesse de sensations on remarque que le vin est légèrement influencé par un petit coup de chaud antérieur. Mais le plaisir est complet.

Une salade de fruits rouges et noirs n’accompagne aucun vin. Une sieste informelle et impérieuse suit ces agapes. Au réveil, je constate que la vengeance est un plat qui se mange effectivement froid, au sens propre du terme, car ayant ironisé sur la chaudière de mes enfants, je constate que notre chaudière hyper sophistiquée de moins d’un an est absente. La complexité des cadrans interdit toute manipulation de redémarrage. Un dimanche après-midi et probablement encore toute la nuit, nous allons rêver du sketch de Fernand Raynaud : « c’est le plombier ».

Une maison dans la forêt samedi, 20 février 2010

Ma fille cadette a depuis de nombreuses années pris le virage bio. Et c’est une prosélyte, car les produits bios gagnent du terrain dans notre entourage et dans nos assiettes. Avec son mari, ils ont acquis une maison au bord d’une des plus belles forêts de France. Je leur rends visite pour la première fois dans la nouvelle demeure champêtre. J’ai pris ce matin une bouteille dans ma cave pour fêter cette découverte. Quand on est « bio », l’idée qu’une chaudière fonctionne mieux lorsqu’il y a du fuel dans la citerne est d’un matérialisme rétrograde. Aussi n’est-il pas question de quitter polaire ou bonnet. Dans cette atmosphère que seul l’amour familial réchauffe, mon gendre ouvre un Champagne Krug Grande Cuvée sans année, qui doit être très récent. Une terrine de foie gras permet au champagne de s’épanouir. Il a la belle personnalité de Krug.

J’ouvre le vin que j’ai apporté qui est encore froid. Dès que le bouchon sort du goulot, un parfum précieux envahit l’espace. Le Château Mouton Rothschild 1990 exhale une odeur riche et élégante. En bouche, le vin frais est extrêmement plaisant, car le froid met en valeur sa jeunesse. Sur le foie gras, le bordeaux est goûteux, ainsi que sur une potée de légumes savoureuse. Et le souvenir du Mouton 1962 bu il y a deux jours me revient, avec l’évidence d’une similitude de goût, et de solidité de trame.

Nous grignotons debout, pour ne pas ankyloser nos jambes. Les petits-enfants n’appréciant pas trop ces températures hivernales, nous avons tous levé le camp pour revenir dans nos nids douillets respectifs.

129ème dîner – photos vendredi, 19 février 2010

Photos de groupe

et l’ensemble :

les bouchons : celui du Tertre Daugay est convenable. Celui du Petit Village montre que le vin a mal vécu une période de probable surchauffe

Ceux de Bourgogne font de la charpie

Le bouchon du Mouton, en bas, est d’une belle souplesse, ce qui n’a pas empêché le vin d’émettre une odeur épouvantable. le bouchon du Yquem 1928 est parfait.

Œufs brouillés à la truffe

Coquilles Saint-Jacques marinées à la truffe noire

Foie gras de canard et légumes d’hiver en pot-au-feu

Epeautre du pays de Sault en risotto à la truffe noire

Pigeon façon Bécasse

Stilton, marmelade d’oranges

Pomme caramélisée à la noisette

Palet au chocolat parfumé au Rooibos

la table en fin de repas

le traditionnel cognac offert par le restaurant

129ème dîner de wine-dinners au restaurant Taillevent jeudi, 18 février 2010

Le 129ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Taillevent. Quand j’arrive à 17 heures, le lieu fourmille de gens qui nettoient, astiquent et ordonnancent. Un restaurant est comme un théâtre, dont le décor doit être fin prêt au lever du rideau. Nous serons dans la magnifique salle lambrissée du premier étage. Les vins sont déjà en position pour que je les ouvre. Je fais la photo de groupe des bouteilles, photo que je ne pourrais pas faire dans ma cave, et j’officie. Le bouchon du Mouton 1962 est d’un liège absolument parfait. Si le bouchon est déterminant, il est une condition nécessaire mais pas suffisante. Car l’odeur me fait peur. Je redoute que ce vin ne soit pas présent au rendez-vous qui lui est donné. L’Yquem 1928 au bouchon d’origine, est d’une couleur d’une rare beauté, de cuivre et de mangue. Je le fais sentir au chef pâtissier pour que nous recomposions ensemble ce qui devra être le dessert. Nous changeons tout : le bavarois aux poires caramélisées devient pomme caramélisée à la noisette. L’odeur de l’Yquem à ce stade est un miracle. Le Petit Village 1950 m’étonne, car les pomerols de 1950 sont d’une solidité absolue. Je le trouve torréfié et son bouchon m’indique qu’il a certainement subi un coup de chaud. Les autres vins n’appellent pas de remarque particulière, mais le doute sur le Mouton me pousse à ouvrir le vin de réserve, un Beaune de 1969, même si le besoin n’existe pas, car nous aurons treize vins pour onze personnes. Il est des dîners où ma confiance dans les vins ouverts est totale. L’incertitude du Mouton et peut-être aussi celle du bourgogne de 1943 me déplaisent, car j’aime bien les repas « sans faute ». Nous verrons.

Les arrivées s’étalent dans le temps selon un travers « à la française » (en anglais dans le texte). Notre assemblée comporte une majorité de nouveaux. Un fidèle de la première heure a invité des relations d’affaires, trois journalistes dont une japonaise apportent l’élégance féminine à notre table et trois jeunes donnent au dîner la fraîcheur et la gaîté, le fils et le gendre d’un ami assidu de mes dîners ainsi qu’une jeune vigneronne enthousiaste pour son métier.

Nous prenons le premier champagne debout ce qui me permet de donner les explications d’usage. Le Champagne Pol Roger 1993 a dix-sept ans, ce qui ne se remarque pas, tant il est d’une belle jeunesse. Il est élégant, très champagne, et manque peut-être d’un peu de folie.

Nous passons à table. Le menu créé par Alain Solivérès est ainsi rédigé : Œufs brouillés à la truffe / Coquilles Saint-Jacques marinées à la truffe noire / Foie gras de canard et légumes d’hiver en pot-au-feu / Epeautre du pays de Sault en risotto à la truffe noire / Pigeon façon Bécasse / Stilton, marmelade d’oranges / Pomme caramélisée à la noisette / Palet au chocolat parfumé au Rooibos.

Le Champagne Krug Vintage 1989 est un champagne d’une puissance de conviction impressionnante. Il représente un bon jalon de l’échelle des âges, car à seulement quatre ans de plus que le précédent, on sent qu’il a franchi un cap. Il a toujours une belle jeunesse, mais les premiers signes de maturité se font sentir. La jeunesse est florale et la maturité est fruits confits. L’accord avec les œufs brouillés est poli, mais le champagne n’est pas ce qui correspondrait le mieux à ce plat dont un détail me gêne : il ne faudrait pas donner des cuillers en métal argenté quand il y a de l’œuf.

Tous les plats qui vont suivre vont être associés à deux vins. Et j’ai eu l’envie de m’écarter pour une fois des codes habituels. J’ai senti que le Petit Village avait une similitude de parfum avec le vin espagnol aussi ai-je décidé de faire des couples de régions différentes. Trois fois nous réunirons un bordeaux et un bourgogne sur le même plat, puis un bordeaux et un espagnol. Que donnera l’expérience, je n’en ai aucune idée au moment où je la décide.

Le Château de Francs, bordeaux blanc 1980 fait partie de ces fantassins que j’aime inclure dans mes dîners. Il nous faut explorer les belles étiquettes, mais aussi laisser la place aux vins plus ordinaires qui font partie du voyage que nous voulons accomplir. Le vin est solide, charpenté, avec une jolie acidité. Il est un peu court, bien sûr, mais la coquille Saint-Jacques lui donne du coffre. A côté de lui, le Bâtard Montrachet 1993 domaine Pierre Morey est beaucoup plus accessible, car on est dans une gamme de goûts connue. Le vin est fruité, goûtu, et la truffe lui apporte de la fraîcheur. C’est un vin très agréable. Déterminer quel est le meilleur des deux est vraiment une question personnelle car chacun doit puiser dans sa mémoire ou ses références pour accrocher la médaille au cou du préféré. J’ai une petite tendance à considérer que la charpente du bordelais correspond mieux au désir de la coquille. L’expérience de faire cohabiter ces deux vins dissemblables est intéressante et enrichissante.

Le foie gras poché est une merveille. Le Château Tertre Daugay 1955 Saint-Émilion crée un accord que j’aime car la continuité gustative est saisissante. Le vin est riche, structuré, avec le charme solide d’un beau saint-émilion. Et l’année 1955 est en ce moment dans une phase de plénitude. Sa sérénité enlève toute ride à son beau visage. A côté de lui, puisque les régions s’entrecroisent, est servi le Clos Vougeot Drouhin-Laroze tasteviné 1943. La Bourgogne est belle à cet âge, avec ses trois quarts de siècle. Mais le message est un peu simple. Il est plaisant car il est bourguignon, mais le charme est du côté du solide bordeaux. L’accord des deux vins avec la chair du foie et même avec les petits légumes joliment traités est beau et entraînant.

Nos narines succombent lorsque l’assiette d’épeautre exhale le parfum de l’abondante truffe. On me sert en premier, pour goûter, le Château Mouton Rothschild 1962 Pauillac. J’avais tellement insisté sur la mort plus que probable de ce vin, qui m’avait poussé à ouvrir le Beaune associé sur ce plat au Pauillac que je ne peux contenir l’étonnement que je ressens. Car si le nez est plutôt peu expressif, la bouche est absolument parfaite. Le vin est riche, beau, chaleureux et chatoyant. Mon erreur de diagnostic est patente. A côté de ce vin, le Beaune Les Cent Vignes Caves Nicolas 1969 dont l’odeur initiale m’avait convaincu fait maintenant plus frêle. Il est, lui aussi, un bourguignon charmeur, mais la finesse de trame du Mouton emporte les suffrages. L’accord du Mouton avec l’épeautre est d’une émotion de même nature que celui du lobe de foie avec le Tertre Daugay. Je me sens un peu bête d’avoir diagnostiqué une mort quasi certaine d’un vin qui aura tenu son rang sans qu’on puisse le critiquer, seul son parfum étant un peu en dedans. Voici un vin que pratiquement tout le monde aurait jeté, tant l’odeur initiale était rebutante, et que le temps a sauvé, puisqu’il a été ouvert six heures avant son service.

Alain Solivérès, avec qui j’avais mis au point les derniers réglages avant le repas, m’avait annoncé un pigeon servi en force. Et c’est vrai qu’il est sacrément fort ce pigeon. J’avais suggéré une infime trace de café dans la sauce pour accompagner deux vins aux notes torréfiées. Lorsqu’on prend sur la pointe du couteau une goutte de sauce, la continuité avec les deux vins est parfaite. Le Château Petit Village 1950 Pomerol ne donne plus l’image classique du pomerol. Il a dû avoir un coup de chaleur, dont on lit la trace sur la tranche du bouchon, et son goût torréfié n’est pas déplaisant mais a perdu de son authenticité. A côté le Vega Sicilia Unico 1964 est d’une richesse conquérante. Ce vin puissant a la quarantaine rugissante. Il est dans l’explosion de sa virilité. La puissance du pigeon était faite pour lui, et l’accord sur des saveurs mouvantes et fortes se crée magiquement.

La plus jeune femme de la table étant vigneronne à Barsac, j’avais décidé d’ajouter un vin pour le plaisir de le boire à l’aveugle, afin de recueillir des commentaires. Et autour de la table, deux convives ont suggéré Yquem, ce qui est flatteur pour le vin, la jeune vigneronne suggérant une autre région, selon une hypothèse plausible. Il s’agit d’un Clos Champon-Ségur Loupiac 1961 qui démontre une fois encore que les liquoreux des « petites » régions bordelaises, dans l’ombre de Sauternes et Barsac, sont capables de créer de grands vins.

Quand apparaît Château d’Yquem 1928 Sauternes, le silence se fait car la couleur de ce vin est magistrale. Elle est cuivres, ors et mangues mêlés. Le vin au bouchon d’origine a un parfum d’une élégance absolue. C’est Loulou de la Falaise habillée par Yves Saint-Laurent. En bouche, c’est la race qui s’impose en dictatrice. Quel grand vin à la profondeur et à la complexité infinies ! Nous lisons une page de la perfection que peut représenter Yquem. Le dessert, joliment signé d’un caramel calligraphe, est élégant et approprié à l’Yquem auquel il ne fait pas la moindre ombre. Il est déjà bien tard, ce qui affadit nos aptitudes à l’extase, mais savons que nous tutoyons le divin.

Le Quinta do Noval Nacional 1964 Porto dont l’étiquette dit ‘from prephylloxeric grapes’ est un porto extrêmement élégant. Tout en lui est douceur. Le pruneau est noble. L’alcool est discret, la fraîcheur est belle. J’adore ce porto très élégant, profond, à la trace en bouche interminable sans pression exagérée.

Il est bien tard quand il nous faut voter. Sur treize vins, onze figurent dans les votes ce qui me fait plaisir. L’Yquem 1928 accapare beaucoup de places de premier : huit sur onze votants, les autres premiers étant Mouton 1962 (eh, oui !), Vega Sicilia Unico 1964 et le Quinta do Noval Nacional 1964.

Le vote du consensus donne des scores très proches pour les deuxième, troisième et quatrième, après l’écrasante suprématie du premier : 1 – Château d’Yquem 1928, 2 – Château Mouton Rothschild 1962, 3 – Vega Sicilia Unico 1964, 4 – Quinta do Noval Nacional 1964.

Mon vote est : 1 – Château d’Yquem 1928, 2 – Quinta do Noval Nacional 1964, 3 – Château Tertre Daugay 1955, 4 – Château Mouton Rothschild 1962.

Nous étions dans le plus beau salon de restaurant qui se puisse imaginer. L’art d’Alain Solivérès est d’une maturité qui s’affirme de plus en plus. Nous avons exploré des vins aux profils contrastés. Il est apparu qu’en comparaison, les bordeaux ont le plus souvent brillé. Il y a eu, comme cela arrive parfois, un vin « Lazare », qui ressuscite contre les prédictions du mage Audouze, peu voyant pour ce Mouton. Et il y a eu l’illumination d’un vin qui fait partie du Panthéon du goût du vin français, un Yquem 1928 au bouchon d’origine simplement magistral. Ce fut un grand repas.

129ème dîner – photos des vins jeudi, 18 février 2010

Champagne Pol Roger 1993

Champagne Krug Vintage 1989

Château de Francs, bordeaux blanc 1980

Bâtard Montrachet 1993 domaine P.Morey

Château Tertre d’Augay 1955 Saint-Emilion

Château Petit Village 1950 Pomerol – la bouteille a été gardée dans un papier de couleur qui a marqué l’étiquette.

Château Mouton Rothschild 1962 Pauillac – l’étiquette se détachant a été remise avec un vilain ruban adhésif.

"son tendre velouté séduit les plus rebelles" dit l’artiste qui a dessiné l’étiquette

Un vin de réserve a été ajouté du fait des craintes que me donnait le Mouton. C’est un Beaune les Cent Vignes Caves Nicolas 1969

Clos Vougeot Drouhin-Laroze tasteviné 1943 – l’année est très lisible, le fait que le vin a été tasteviné par Drouhin Laroze aussi. Mais le nom du vin est plus difficile à deviner

Vega Sicilia Unico 1964

J’ai ajouté un "vin mystère" bu à l’aveugle : Clos Champon-Ségur Loupiac 1961

Château d’Yquem 1928 Sauternes – le bouchon est d’origine ainsi que l’étiquette, dont je n’ai pas enlevé la protection pour la photo. On voit la magnifique couleur de ce vin.

Quinta do Noval Nacional 1964 Porto from prephylloxeric grapes

RESTAURANT APICIUS mercredi, 17 février 2010

Périodiquement, un déjeuner réunit ma sœur, mon frère et moi. Il n’existe aucun autre cercle où nous nous connaîtrions depuis si longtemps.

C’est à mon tour d’inviter et mon choix s’est porté sur le restaurant Apicius où la cuisine de Jean-Pierre Vigato s’exprime dans l’écrin le plus élégant de la capitale. Les couleurs, les tons, les éclairages, les objets, tout est ravissant.

Jean-Pierre Vigato selon une tradition dont je ne suis pas nécessairement adepte vient proposer des plats hors carte, où la truffe abonde. Nos choix sont parfois différents. L’œuf à la truffe est délicieux, car la truffe embaume, et l’agneau, dans sa simplicité est une merveille.

Ai-je le palais moins amène, je ne sais, mais le Champagne Henriot 1996 que j’adore me parle moins aujourd’hui. C’est un solide champagne à l’orthodoxie rassurante, mais comme dirait Audiard, « y cause pas ». Et ce doit être moi qui suis aujourd’hui embrumé car le Châteauneuf-du-Pape Beaucastel 2003, petite merveille de joie de vivre, me semble scolairement parfait, mais sans vibrato. Mettons cela sur le temps ou mon humeur, car ces deux vins valent plus que ce que j’en ai perçu.

Déjeuner au restaurant Apicius est un ravissement.

Krug et Enfant Jésus au restaurant Laurent jeudi, 11 février 2010

Quand des événements s’enchaînent comme si un ange gardien s’amusait à les entremêler, j’en goûte le sel comme celui d’une impérieuse intrigue. Un couple de japonais s’est inscrit à de multiples reprises à mes dîners. L’amitié s’est construite au fil des repas, et l’idée d’un voyage au Japon a germé. Pour en parler, il faut un déjeuner. J’ai réservé une table au restaurant Laurent, et nos deux couples vont s’y retrouver.

Le matin, un ami journaliste du vin m’appelle au sujet d’un film qu’il réalise sur un prestigieux domaine de vin. Ce film est coproduit par une chaîne de télévision japonaise. L’ami me dit : « j’aimerais bien qu’en début de film on vous voie déguster l’un des vins du domaine. Avez-vous un ami japonais avec qui partager ce vin rare ? ». Alors qu’il s’attend à une hésitation de ma part, je lui réponds : « je déjeune avec lui ce midi ».Au restaurant Laurent, tout est fait pour nous plaire. Dans le hall d’entrée et d’accueil, nous commençons par un Champagne Krug 1988. C’est un champagne que j’ai bu de nombreuses fois. Est-ce l’atmosphère, je ne sais, mais il me semble le plus abouti, le plus conquérant de tous ceux que j’ai bus. Après les champagnes de la veille avec mes conscrits, le saut gustatif est invraisemblable. Il y a les honnêtes champagnes, les grands champagnes, et puis, loin dans le ciel de la hiérarchie, il y a Krug 1988. Ce champagne est aujourd’hui au sommet de son art, bulldozer gustatif qui pousse les papilles dans leur dernier retranchement. La longueur est infinie, et l’impression de richesse impressionnerait les traders les plus aventureux.

Sur les petits sticks au saumon, le champagne frétille. Sur l’entrée que nous avons choisie, il crée une passerelle extraordinaire. Le foie gras de canard poêlé, crème de lentilles fumées au lard est exceptionnel de précision. Et le Krug s’appuie sur le gras de la lentille pour résonner avec la légèreté du foie. C’est délicieux.

Pour la caille préparée façon « bécassine » et les macaronis gratinés, j’ai commandé un Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus Bouchard Père & Fils 2005. J’ai exploré ce vin sur un siècle et demi, et je suis sensible à son originalité. J’ai pleine conscience que c’est un crime de le boire aussi jeune, tant il est sûr qu’il progressera, mais 2005 est une année tellement exceptionnelle que le plaisir doit être au rendez-vous. Il l’est, et bien au-delà de ce que je pouvais imaginer. Ce vin chante la joie. Il y a du bois, qui s’exprime avec talent, un gouleyant de première grandeur, une générosité qui dépasse les canons de la Bourgogne, et au bout du compte, ce vin s’épanouit en bouche, la remplit de joie, et l’on tombe sous le charme d’un vin parfaitement réussi. On est largement au dessus de mes attentes, et avec l’ami japonais, nous ne cessons de nous lancer des œillades de ceux qui savent qu’ils tutoient le divin. Car ce Jésus-là marie toutes les religions. Il nous faut un saint-nectaire pour finir le vin que seuls les hommes boivent, nos femmes ayant été soumises à la burqa œnologique.

Il est évident que le restaurant Laurent mérite de retrouver sa deuxième étoile. Cela ne peut tarder.

Les légumes en entrée évoquent la très jolie couverture du livre sur le restaurant Laurent

Les cailles