primeurs 2004 Cercle Rive Droite des Grands Vins de Bordeaux dimanche, 3 avril 2005

Etant invité à une réception dans un des prestigieux châteaux du bordelais, je tricote autour quelques rendez-vous. Mon séjour commence par une dégustation des 2004 (nous sommes le 3 avril 2005) organisée par le Cercle Rive Droite des Grands Vins de Bordeaux. Cela se passe au Château de Pressac, noble demeure aux remparts anciens et au bâtiment très Viollet-le-Duc, qui jouit d’une vue impressionnante sur de vastes vallées. Le charmant propriétaire qui a acheté le château en 1998 nous accueille d’un large sourire. Il prête sa demeure pour plusieurs séances de dégustation pendant la semaine des primeurs. Son saint-émilion grand cru sera parmi les vins jugés. Un cahier de 74 pages, à deux vins par page, nous est donné, afin qu’une brochette de journalistes de nombreux pays notent leurs impressions. Beaucoup le font directement sur leur ordinateur portable. Il y a deux générations de goûteurs. Les grands, les vrais, les purs, notent tout à l’aveugle, sur des échantillons. Chaque bouteille neutre porte le nom de l’appellation et un numéro. Je fais partie de l’autre groupe qui juge en connaissant les noms. Ce qui est évidemment un tout autre exercice.
J’aurai personnellement goûté 50 vins et annoté 49 vins. C’est une rude épreuve. Mes gencives, comme mes dents, comme celles de mes collègues juges, sont devenues violettes. J’ai compté mes dents en fin d’exercice pour savoir si tous ces tannins, toutes ses astringences, ne les avaient pas dissoutes. Je ne vous imposerai pas mes notes, car ce serait trop long, mais je me suis astreint à apprendre comment juger de tels vins. Une anecdote pour s’amuser. Je goûte un vin assez atypique. Je lui trouve un nez animal, très viande. Je m’en ouvre à deux journalistes britanniques. L’un lui trouve un nez floral, l’autre lui trouve un nez de fruit. En me penchant à nouveau, je sens un nez de fleur et de fruit, ce qui prouve mon aptitude au consensus européen.
D’une façon générale j’ai trouvé que les vins ont tendance à être de technique. Dans des petites appellations les vins ne représentent plus leur région, mais des vins travaillés. J’ai rencontré beaucoup de vins élégants, beaucoup de vins difficilement buvables. Paradoxalement je fus plus intéressé par les vins les plus ingrats, dont l’acidité et l’amertume préparent de futurs bons vins. Ce que ne seront sans doute pas forcément les vins déjà buvables. Une constatation intéressante : les vins qui sont faits par les œnologues dont tout le monde parle sont élaborés de façon extrêmement intelligente et n’en font pas trop. Ce sont naturellement les vins qu’on aimerait critiquer. Je leur ai trouvé un charme certain. Mon sentiment est que l’année 2004 aura beaucoup de déchets, car j’ai goûté plusieurs vins qui ont raté leur coup. Il sera indispensable de lire les bonnes feuilles de plusieurs experts pour déterminer les achats à suivre.
J’indique ici quelques vins qui m’ont plu : Château Marjosse, appellation Bordeaux, Château Tour de Mirambeau, Bordeaux Supérieur, Château Reynon, Premières Côtes de Bordeaux, Château Fougas Maldoror, Côtes de Bourg, Château Cap de Faugères, Côtes de Castillon, Château Joanin Bécot, Côtes de Castillon, Clos Puy Arnaud, Côtes de Castillon, Château Puygueraud, Côtes de Francs, Château Dalem, Fronsac, Château Fontenil, Fronsac, Château Canon de Brem, Canon Fronsac, Château Le Bon Pasteur, Pomerol, Domaine de l’Eglise, Pomerol, Château l’Enclos, Pomerol, Château Taillefer, Pomerol, Le Fer, Saint-Émilion Grand Cru, Château Franc Grâce Dieu, Saint-Émilion Grand Cru, Château Péby Faugères, Saint-Émilion Grand Cru, même s’il est « tendance ». En blanc, j’ai apprécié le Reignac et le Plaisance. Des vins extrêmement différents, des techniques souvent opposées. Il faudra bien choisir ses primeurs. Les Pomerols me sont apparus les plus authentiquement bons, mais j’aime les pomerols, pour la production rive droite de cette année.
François Mauss, président du Grand Jury Européen, dont des membres étaient présents dans la salle aux jugements à l’aveugle, publiera sans doute des analyses dans la lettre dont je vous ai adressé un exemplaire. Il y a de telles variations de réussite dans les vins de cette année où le Bordeaux perd un peu de son caractère qu’il faudra lire tous ces témoignages.

dîner chez un ami américain de Bordeaux dimanche, 3 avril 2005

J’allai retrouver à dîner un ami américain avec qui je corresponds sur un forum virtuel dont le vin est le thème. Un journaliste danois qui participait aussi à l’examen des primeurs est de ce même dîner, ainsi qu’un sympathique vigneron de la Napa Valley et son épouse, dont nous goûterons le vin.
Nous commençons par un Bloomsbury Sparkling wine cuvée Merret 2000, un vin pétillant anglais. C’est une première pour moi. Ce « champagne » anglais m’a permis des plaisanteries faciles du style : « les anglais aiment tellement la France que, pour ne pas la froisser, ils ont fait un champagne qu’on est sûr d’oublier ». C’est facile et plein de tact vis-à-vis d’anglo-saxons.
Sur des asperges nous avons comparé deux vins : le château Talbot Caillou blanc 2000, délicat Bordeaux blanc de belle réussite et un Château La Carrière 1950, vin liquoreux qui était ma contribution à ce dîner, sans étiquette, les informations étant lues sur le bouchon. Je le situerais, sauf avis d’expert, dans les premières Côtes de Bordeaux. Délicat accord entre l’amertume agréable d’asperges blanches et ce liquoreux subtil, discret, presque timide, ce qui va bien avec le végétal ligneux.
Le Amici, Cabenert Sauvignon, Napa Valley 2001, fruit du travail de John Harris et sa charmante épouse Sharon donna lieu à un moment dont j’observai avec intérêt le déroulement et l’intensité. Le vin nous est servi, et immédiatement l’épouse se lance, relayée par son mari, dans des descriptions techniques, l’exposé de choix, les moyens et méthodes, et ça dure, et ça dure. A un moment, oubliant la patience que je m’étais promis d’observer, j’interromps ce monologue de couple pour dire : « est-ce que vous m’autorisez à donner mon avis, pour vous dire que c’est bon ». Et j’ai ressenti que la peur d’être jugés par des gens qu’ils supposent spécialistes avait poussé ces deux charmants convives à occuper le terrain. Sous le discours urbain se sentait une émotion, un trac certains. Ce vin californien a une attaque absolument charmante aidée par près de 14° et son final est un peu mince. Mais c’est un vin de réel plaisir.
Les autres rouges se boivent à l’aveugle, et ce fut l’occasion pour beaucoup, dont moi, de faire étalage de la difficulté d’être perspicace. Un Château Dubraud, Blaye 2000 est tellement boisé que j’ai affirmé de façon péremptoire qu’il n’est pas français. En fait je n’ai pas tort. Car faire un Blaye à 13,5° avec tant de bois, cela n’a pas de signification historique. C’est charmeur, c’est bon au premier contact, mais c’est en dehors de mes terrains de chasse. L’Argentin Alta Vista Alto 1999 fut situé par moi géographiquement à moins de 10.000 milles d’écart. Vin puissant lui aussi dont je ne goûte pas trop la démarche. J’ai eu une meilleure précision géographique pour trouver le Château d’Arche, cru bourgeois Haut-Médoc 1996 que j’ai moins aimé, mais la fatigue jouait. Cette lassitude s’estompa quand on me servit un vin que je reconnus à coup sûr comme un Bordeaux : Dominus, Napa Valley de Christian Moueix 1994. Ce californien a tout d’un grand bordeaux. Une petite merveille. Mon ami américain nous a bien trompés et son choix de vins est remarquable. Il dénote une direction de goût, intéressante à explorer, qui n’est pas toujours la mienne.

je découvre le splendide nouveau site de Apicius vendredi, 25 mars 2005

La bonne humeur qu’avait créée la surprise du chasseur lecteur m’a sans doute poussé à rester dîner (voir bulletin 135) en improvisant une table à 19h55 ! Avant que mes convives n’arrivent pour ce dîner je cours saluer Jean-Pierre Vigato dans son palais de la rue d’Artois qui donne à toute son équipe un large sourire. C’est ainsi que l’on devrait concevoir de vivre à Paris : un parc de cinq mille mètres carrés et un hôtel particulier où l’on doit compter bien plus de mille mètres carrés de plancher. Et je ne peux m’empêcher de penser à Jean-Pierre Raffarin. Un ministre sans enfant a le droit de se loger dans 80 mètres carrés. Si l’on admet que la surface permise va décroître de deux mètres carrés par échelon hiérarchique dans la fonction publique, j’imagine volontiers que le garde barrière de la SNCF qui surveille la D 129 qui mène à Trifouillis les Pomponettes va se voir attribuer un logement virtuel de « moins » dix mètres carrés, concept mathématique fort intéressant où la logique raffarinienne créerait des surfaces dont les dimensions sont des nombres imaginaires purs, qui auraient passionné Salvador Dali s’ils avaient eu une couleur comme les voyelles rimbaldiennes. Je quitte le palais de la rue d’Artois joliment décoré d’un modernisme rassurant. Les arums y sont présentés dans de gigantesques soliflores garnis de belles ailes d’ange toutes blanches sans doute volées à Victoria’s Secret. Des peintures et sculptures d’une rare beauté, des coloris tendance, tout ici donne envie de festoyer. On le fera bientôt : pour le mois à venir, un dîner dans une suite où Dali a vécu, un autre dans le beau palais d’Apicius. Diriger les dîners de wine-dinners est un vrai sacerdoce. Je gagne mon paradis.

la suite Salvador Dali sera l’écrin du 50ème dîner de wine-dinners vendredi, 25 mars 2005

Comme dans les films, je vais faire un flash back sur le bulletin précédent. J’étais venu porter les vins du 50ème dîner au restaurant de l’hôtel Meurice. Des chasseurs règlent le ballet des voitures. L’un d’eux me dit : « bonjour Monsieur Audouze ». Je suis surpris car il est assez rare qu’on se nomme à l’extérieur de l’hôtel. Il continue : « j’ai lu votre livre. Très intéressant ». Et il m’explique que sa mère ayant travaillé au château Haut-Brion lui avait enseigné l’amour du bon vin.
Yannick Alléno me fait visiter la suite « Dali », suite que ce peintre a occupée de façon constante et avait taguée. Une rénovation studieuse l’aura fait redevenir civilisée. On aura peut-être perdu des trésors picturaux. Nous serons en salon privé car la télévision va filmer l’événement. Je repense à Dali. Jeune polytechnicien, j’avais dix-huit ans à peine, je dois, avec mes camarades, élire les représentants de la promotion. Une campagne festive doit attirer les votants. Un de mes camarades organise la venue de Marie Laforêt dont les yeux d’or font chavirer ces naïfs matheux qui pendant des années ont trouvé plus de charme à une sinusoïde ondulante qu’à un jupon caressé par un soleil de printemps. Un autre a invité Salvador Dali à tenir une conférence qui fut l’un de mes souvenirs de jeunesse les plus éblouissants. Le « maître » nous indique que les deux preuves de l’existence de Dieu sont l’oreille de Jean XXIII et la gare de Perpignan. Une logique qui ne figure dans aucun des manuels que l’on aura potassés pendant de studieuses années.

dîner impromptu au restaurant de l’hotel Meurice jeudi, 24 mars 2005

Je vais livrer les vins pour un prochain dîner (le 50ème) à l’hôtel Meurice. Discussions toujours passionnantes avec Yannick Alléno. L’ambiance, l’atmosphère, les odeurs. Je ne peux pas quitter l’endroit. J’y reste. Alors qu’il est vingt heures, un coup de fil me permet de constituer une table de trois. Un repas impromptu va s’organiser. Le menu dégustation nous tend les bras. C’est parti. La cuisine de Yannick Alléno dégage une passion, une exploration de saveurs, qui force l’adhésion. On ne peut pas ne pas approuver cette démarche. Mais pensant aux vins que j’associerais à ces plats, qui sont dans un registre ancien, je ne peux pas avoir un enthousiasme aussi libéré. La sauce qui accompagne les asperges à la moelle et au parmesan me ravit l’âme, tant j’y vois de lourds Chambertin se pâmer dans une chaude étreinte érotique. Les morilles juste exprimées me font crier de joie. Alors que les langoustines à la cuisson exacte, orientalisées avec charme, sont trop complexes pour les vins que je côtoie. Et le pigeon à la chair voluptueuse, plat magnifique, est trop riche dans ses accompagnements. Beaux exercices de maîtrise avec une pointe d’intellectualisme qu’il va falloir encanailler si l’on veut les mettre dans l’orbite de mes vins. Je sais que Yannick Alléno le ressent. Vous en aurez la preuve absolue dans le dîner 50.
Sur ce magistral menu, j’avais choisi des vins de grande sérénité. Le champagne Dom Ruinart 1990 est un champagne de sécurité. C’est goûteux, mais c’est aérien. La bouche en garde une belle trace de plaisir. L’Hermitage blanc Chave 1993 a la plénitude inexorable du blanc solidement assis. C’est chaud, c’est viril, c’est simplifié, mais c’est efficace. Et sur les anchois si délicatement traités, le Chave démontre que lorsqu’on attend de la subtilité, il répond présent. En fait c’est Porthos, ce solide mousquetaire : rustaud apparemment, mais galant homme assurément.
Le Château Rayas, Chateauneuf du Pape rouge 1998 est prodigieux. Quelle maturité pour un cadet ! Je n’arrive pas à m’enlever de l’esprit que ce vin parle le langage de la Bourgogne. On a de ces amertumes, de ces complexités, de ces provocations gustatives qu’on ne retrouve qu’en Bourgogne. Mais c’est un Rhône. Un grand. Et sur le foie gras, territoire où il chasse peu, il se révèle magistral. Ce fut de loin le plus bel accord de ce grand repas (on verra qu’il m’a inspiré pour le 50ème dîner). La saveur instantanée la plus belle fut la sauce des asperges. On est avec Yannick Alléno sur le terrain de la gastronomie qui ira loin.
Eric Fréchon plus Yannick Alléno, c’est, à coup sûr, six étoiles pour bientôt.

Quelques repas dans le Sud dimanche, 20 mars 2005

Partant en diète dans ma maison du Sud, je brisai une cure nécessaire pour des amis, convives d’un dîner récent. Je revisite évidemment des vins, car la cave est ici fort ténue. Un champagne Pommery 1987 me ravit toujours autant. Ce champagne à la bulle fort active, au jaune d’or bien jeune, a un charme auquel je succombe. Ses dix-huit ans l’ont rendu séduisant, enjôleur. Un champagne typé de grand confort.

Le Château Mouton-Rothschild 1987 n’a pas la puissance du 1978 bu au dernier dîner. Il a un bois bien présent et une trame élégante. Il montre très clairement qu’il est bien fait. Voilà un vin qu’il faut boire avec plaisir si on n’ouvre pas à ses cotés des vins d’une grande année. Il souffrirait d’avoir un concurrent, alors qu’il joue bien quand c’est son nom qu’on lit en gras sur l’affiche. Lorsqu’il est servi seul, sans compétiteur, il donne un grand plaisir. Et c’est bien ainsi.

Le Côtes de Provence Rimauresq 1985 est une rareté, car on ne trouve plus ces années, depuis longtemps disparues de tout circuit commercial. C’est un tort. On sait que ce vin vieillit bien. Sans avoir la complexité ni la longueur des grands vins, c’est un petit bijou de rondeur bien comprise. Vin de bonne soif dans un Sud accueillant. Sur un agneau pascal, c’est une association de grand plaisir.

galerie 1942 samedi, 19 mars 2005

Bouteille bleue, car sans plomb, comme souvent pour les bouteilles de guerre.

Richebourg 1942 Domaine de la Romanée Conti. Sera bu le 25/01/2007 chez Jacques Le Divellec.

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Bristol jeudi, 17 mars 2005

Dîner de wine-dinners du 17 mars 2005 au restaurant de l’hôtel Bristol
Bulletin 135

Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Collery-Herbillon à Ay demi-sec (#25 ans)
Champagne Dom Pérignon 1993
Pouilly Fuissé, Château Fuissé M. Vincent Propriétaire 1959
Corton Charlemagne Grand Cru Verget 1991
Château Figeac 1960
Château Léoville Poyferré 1929
Pommard Rugiens Pierre Clerget 1961
Pommard Refène Domaine Charles Girard 1947
Château Chalon, « Vin Jaune » Marcel Poux 1949
Château Rayne Vigneau Sauternes 1947

Le menu créé par Eric Fréchon
Baba truffé et vacherin, imbibés au vin jaune, ailerons et bouillon de poule fumé
Macaronis truffés, farcis d’artichaut et de foie gras de canard, gratinés au vieux parmesan
Filets de sole farcis aux girolles, cuits au plat, parfumés au vin jaune
Anguille cuisinée en matelote, oignons caramélisés et lard fumé
Queue de bœuf cuite en pot au feu, chou farci de foie gras de canard et truffe noire
Comté millésimé 2001
La clémentine, quelques façons de la déguster
Vacherin aux marrons givrés et glacés, crème et succès aux noix

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Bristol jeudi, 17 mars 2005

Dès le lendemain, j’enchaînais un deuxième dîner, qui allait se dérouler au restaurant de l’hôtel Bristol. Nous sommes déjà largement rodés, et le tandem Eric Fréchon – Jérôme Moreau va créer un menu de pure subtilité.

A l’ouverture des vins, c’est une jeune stagiaire qui m’assiste. Lors de la mise en place des bouteilles elle a malencontreusement cassé un verre. Cela brisa aussi la joie qu’elle aurait pu connaître d’approcher de si belles bouteilles. J’espère lui donner une autre occasion, car cette apprentie volontaire et talentueuse mérite de garder de ces vins un souvenir positif. Les bouchons ont des résistances diverses. J’essaie la méthode Besson (pousser le bouchon vers le bas et non vers le haut pour le décoller avant de l’extraire) qui est efficace sur un vin et se révèle peu concluante sur un autre. Les odeurs sont assez franches ou évolueront bien. Le nez du Léoville Poyferré 1929 me fait peur. Saura-t-il revenir ? J’en doute, mais je préfère garder l’espoir.

Le menu créé par Eric Fréchon, mis au point avec son sommelier de grand talent, Jérôme Moreau, est un exemple brillant de subtile gastronomie : Baba truffé et vacherin, imbibés au vin jaune, ailerons et bouillon de poule fumé / Macaronis truffés, farcis d’artichaut et de foie gras de canard, gratinés au vieux parmesan / Filets de sole farcis aux girolles, cuits au plat, parfumés au vin jaune / Sandre de Loire cuisiné en matelote, oignons caramélisés et lard fumé / Queue de bœuf cuite en pot au feu, chou farci de foie gras de canard et truffe noire / Comté millésimé 2001 / La clémentine, quelques façons de la déguster / Vacherin aux marrons givrés et glacés, crème et succès aux noix.

Le champagne Collery-Herbillon à Ay demi-sec que j’ai annoncé âgé de 25 ans dans l’invitation en a, en fait, au moins 35. Ce qui le positionne vers 1970 ou avant. Il est rosé, et sa couleur évoque plutôt celle d’un kir dont il suggère le goût. De la fraise des bois, voire du chocolat, l’absence de bulles, tout cela déroute et désarçonne mes convives. Quand on a admis que l’on est en présence d’un vin qui n’a plus rien à voir avec un champagne rosé, on le goûte avec beaucoup de bonheur. C’est un « produit » inclassable qui évolue au nez de façon éblouissante, finissant par évoquer, vers le milieu du repas, la force d’un Armagnac !

Le champagne Dom Pérignon 1993 rassure. On est en terrain de connaissance. Beau champagne séducteur, sécurisant pour beaucoup, assez attendu pour moi. Champagne de plaisir.

Le Pouilly Fuissé, Château Fuissé M. Vincent Propriétaire 1959 a une jolie couleur dorée. Le nez est franc, capiteux, et en bouche, c’est un moment de plaisir. Tout le monde éprouve comme un choc l’accord sublime du bouillon avec le Pouilly. Ils se complètent et s’enjolivent l’un l’autre. Comme le premier champagne ce vin est hors repère, mais son équilibre et son épanouissement le rendent charmant.

On se retrouve de nouveau dans des zones rassurantes avec le Corton Charlemagne Grand Cru Verget 1991. Très joli Corton Charlemagne qui se range dans l’esprit des Bonneau du Martray plus que dans celui des Bouchard dont j’ai la mémoire récente. Les macaronis et le vieux parmesan lui donnent une belle réplique.

Le Château Figeac 1960 est assez exceptionnel. Il arrive épanoui par un oxygène adapté, et sur le filet de sole, se révèle magistral. Grand Figeac au moment où nous le goûtons, expressif, dense et charmeur. Je ne sais pas ce qu’en dirait Thierry Manoncourt, mais ici, c’est un saint-émilion éblouissant.

Le Château Léoville Poyferré 1929 n’aura pas eu la force suffisante pour revenir à la vie. Jérôme Moreau me verse toujours les premières gouttes afin que je vérifie l’état de chaque vin au moment du service. J’ai donc la plus mauvaise version du vin, celle qui a côtoyé le bouchon pendant des années. Ici, le vin ne mérite pas d’être gardé, sauf pour en suivre l’expérience, car sous la désagréable impression de serpillière on peut imaginer qu’il aurait pu être beau. Lorsque je propose alors à la studieuse assemblée, composée d’amateurs qui se connaissent professionnellement, d’ouvrir la bouteille de réserve, je sais qu’il y aura toujours un convive pour dire oui. C’est un résultat quasi automatique. Quand en plus c’est Mouton-Rothschild 1978, le oui est assuré. C’est plus facile qu’un référendum. Le vin fut demandé par un convive enthousiaste. Il fut ouvert. Ce qui est amusant, c’est que j’avais longuement parlé à cette studieuse et attentive assemblée de l’apport crucial de l’oxygène. Et voilà que ce vin ouvert sur l’instant est magnifique. Quelle personnalité, quelle trace gustative ! Ce qu’un convive résuma ainsi : « vous vous rendez compte, vingt ans de vos recherches sur l’ouverture des vins qui s’effondrent d’un seul coup ». Nous en avons ri, car effectivement ce Mouton s’ébroua de façon déconcertante, offrant un final d’une complexité rare. Un très grand vin. Le sandre qui avait remplacé au dernier moment une anguille qu’Eric Fréchon n’avait pas pu approvisionner fut élégant, goûteux et l’association au Mouton, faute de Léoville, fut très excitante.

Le Pommard Rugiens Pierre Clerget 1961 servi en premier, et le Pommard Refène Domaine Charles Giraud 1947 servi ensuite (c’est celui de la photo) furent les compagnons d’une grandissime queue de bœuf. La sauce, sorte de petit bouillon, puisqu’on savoure un pot au feu, fut un sublime complément des deux Pommard. Quel charme, quelle sensualité que ces deux Pommard complémentaires, le 1961 dans une belle expression jeune, le 1947 d’un épanouissement exceptionnel, avec une trace en bouche inextinguible. On prend conscience de ce qui fait le charme énigmatique de la Bourgogne quand chaque gorgée surprend.

Le Comté 2001 est particulièrement goûteux. Oserais-je dire aérien ? Avec un "Vin Jaune" Marcel Poux 1949, accord d’une évidence biblique, la bouche se remplit de saveurs rares, tant il faut un vin de cet âge pour compliquer la ronde des saveurs. Ce n’est certes pas le plus puissant des vins jaunes, relativement peu charpenté, mais le charme agit.

Sur de belles déclinaisons de dessert, c’est évidemment le Rayne Vigneau Sauternes 1947 qui accapare les flashes des paparazzi. Il est la vedette. Et la seule. La couleur de ce vin est absolument parfaite. C’est d’un or rose orangé qui paraît tellement naturel qu’on ne conçoit pas de plus belle couleur. Le nez est élégant, parfaitement distingué. Il n’en fait pas trop, il fait ce qu’il faut. Et en bouche la saveur est parfaite. Coluche avait coutume de dire : « plus blanc que blanc, ça n’existe pas ». Quelles nuances donner au mot parfait ? En un temps très court, je viens de goûter Guiraud 1893, Filhot 1908, Fargues 1945, la Tour Blanche 1943, Filhot 1929 et Rayne Vigneau 1947. Comment et où situerais-je le sauternes parfait ? De mémoire, puisque ces vins ont été bus dans des circonstances qui influencent forcément le jugement, je dirais que le Filhot 1929 fut le plus parfait (plus blanc que blanc), car il représente l’expression idéale du Sauternes absolu. Mais Rayne Vigneau 1947 est parfait pour un Sauternes que je qualifierais de « jeune », si l’on peut dire d’un vin de 1947 qu’il est jeune. C’est le Sauternes qui a commencé à acquérir toute la perfection des vins anciens, et qui est encore jeune premier. C’est Delon à vingt ans. C’est Jean Marais au même âge. Alors que Filhot est le séducteur consacré. C’est Gérard Philippe à quarante ans ou Clark Gable. A leurs cotés, les quatre autres sont des sauternes soit typés comme Guiraud ou Fargues, soit classiques comme le Filhot 1908 et La Tour Blanche 1943. Six immenses sauternes, et six expressions vraiment différentes. Le Rayne-Vigneau répond à des canons de beauté d’une exigence impitoyable. C’est un immense vin.

Le vote fut difficile encore une fois, et neuf vins sur onze eurent l’honneur d’au moins un vote, quatre d’entre eux ayant la reconnaissance d’être cités vainqueurs par l’un des convives. Les plus nommés furent le Rayne Vigneau 1947, le Pommard 1947, le Pommard 1961, le Figeac 1960 et le Corton Charlemagne 1991. Mon vote fut le suivant : Rayne-Vigneau 1947, Pommard 1947, Vin Jaune 1949 et Pouilly Fuissé 1959, qui méritait cet encouragement.

Le Bristol est une immense organisation qui tourne à un rythme exigeant. La clientèle veut de la perfection, et tout de suite. Malgré cette immense charge, Eric Fréchon et Jérome Moreau, qui forment une équipe efficace, auront élevé la cuisine ce soir à un niveau d’invention intelligente qui mérite les vivats. Les accords qui m’ont particulièrement ému sont les deux bouillons, celui qui communiait avec le Pouilly et celui qui baignait les deux Pommards. La chair de la sole avec le Figeac fut splendide. Le plat le plus sensoriel est la queue de bœuf avec son chou farci. Un plat très grand dans l’exécution.

Nous étions une assemblée d’hommes. Aucun ne pouvait vraiment ignorer, sauf s’il était de dos, une femme à la peau d’ébène d’une invraisemblable beauté, que l’on reconnaît dans les magazines sur des photos de mode, au luxe le plus exclusif. Avec la permission de la table, tel un roi mage, je vins déposer à ses pieds, ou plutôt pour ses lèvres, l’or, l’encens et la myrrhe de Rayne-Vigneau. Son sourire, quand elle l’eut goûté, m’a paralysé. Mes neurones étaient en survoltage et je ne savais plus qui était le plus beau, de ce vin de totale perfection ou de cet ange irréel qui m’avait souri. C’est à l’aveugle que je vins rejoindre notre table. Il fallut me tapoter la main pour que je me rende compte que le monde continuait d’exister. Apparemment j’ai survécu, puisque j’ai rédigé ce compte-rendu. La nature, les cathédrales, Mozart, une jolie femme, un sauternes … Dans cette vallée de larmes, Dieu nous a laissé quelques ermitages de consolation.