Nous avions l’habitude de faire le réveillon de la Saint Sylvestre dans le sud. Cette année, j’ai voulu choisir des vins très anciens, pour faire un dîner particulier, je l’espère hors norme. Ces vins étant dans ma cave parisienne, le dîner devait se faire dans notre domicile de la région parisienne.
La gestation du dîner, les discussions sur les plats nous ont occupés, ma femme et moi, pendant de longs jours, voire de longues semaines.
La veille, le choix des verres et la disposition sur table ont été une phase importante. Le lendemain matin, jour du dîner, j’ai envie d’ouvrir les vins beaucoup plus tôt que d’habitude. Dans les restaurants parisiens, je viens ouvrir les vins des dîners vers 16 heures. Chez moi, je n’ai pas de contrainte d’heure aussi ai-je décidé de démarrer les ouvertures à midi.
Le premier que je veux vérifier est le Corton Blanc Les Fils de C. Jacqueminot 1919 car la bouteille très poussiéreuse empêche d’avoir une idée sur le vin. Le niveau est très convenable. Le bouchon se déchire, du fait que le goulot n’est pas cylindrique, et le parfum discret est une bonne nouvelle car je ne sens aucun défaut.
J’ouvre ensuite les deux champagnes de 1964 dont les bouchons ne posent aucun problème, celui du Ruinart venant entier et celui du Dom Pérignon se brisant lors de la torsion.
C’est le tour d’une bouteille inconnue. Le Domaine de Guillaumet Sadirac Château Pétrus Pomerol 1946 est-il un vin de l’entre-deux-mers ou le célèbre Pétrus comme le suggère l’étiquette où figure la mention « premier cru Pomerol », mention qui n’a rien d’officiel. Le parfum très fort et truffé du vin confirme qu’il s’agit bien d’un Pétrus. Le niveau de basse épaule n’a pas entraîné une baisse de vigueur du vin qui promet d’être grand.
J’ouvre ensuite les autres vins et à aucun moment je ne trouve une odeur qui m’inquiéterait.
Le rendez-vous est à 20h30 mais ma fille arrive dès 18h et d’autres amis arrivent à 19h30. On ne peut pas rester la bouche sèche. Je dis aux amis que je propose de boire un vin que je n’ai jamais bu. J’ouvre un Champagne Dom Pérignon Basquiat 2015. Quand j’ai vu qu’il existe une version de Dom Pérignon 2015 dont l’étiquette évoque une œuvre de Basquiat et qui se présente dans une boîte entièrement décorée selon Basquiat, je m’étais dit : il ne faut pas rater ce qui deviendra ‘collector’ comme on dit aujourd’hui.
Le champagne est excellent et déjà très expressif. C’est une belle surprise qu’un vin si jeune soit ainsi épanoui. Nous grignotons des chips à la truffe, des tranches fines de jambon ibérique bien gras.
Le menu qui a été composé par mon épouse est : gougères, foie gras, caviar, coquilles Saint-Jacques juste poêlées, filets de bar, wagyu, fromages, tarte Tatin.
Nous sommes au complet à l’heure dite. L’apéritif commence avec le Champagne Dom Ruinart 1964, sur des gougères et du foie gras sur du pain. Le champagne est large, complexe et gourmand. Il est rond et joyeux et on se rend compte à quel point les champagnes anciens sont sur une autre planète de grandeur et de bonheur. Ma fille est enthousiasmée par ce champagne.
Vient maintenant le Champagne Dom Pérignon 1964 et l’on peut faire plusieurs constatations. La première est que le monde des champagnes anciens est un monde passionnant. Il y a des complexités que l’on ne trouvera jamais dans les champagnes jeunes. Le Dom Pérignon 2015 nous en a donné la preuve. La deuxième évidence est la grande différence entre les deux champagnes de 1964. Le Dom Ruinart est rond, joyeux et souriant alors que le Dom Pérignon est plus long, plus sophistiqué et complexe. Selon les goûts on va préférer l’un ou l’autre. Ma fille a adoré le Dom Ruinart et j’ai été conquis par le Dom Pérignon qui a accompagné deux caviars, le Caviar Osciètre Prestige de Kaviari et le Caviar Osciètre Suprême Malossol de Madagascar de la maison Rova.
J’aime beaucoup goûter le caviar avec du pain et du beurre. Le caviar Rova est apparu avec une subtilité raffinée un peu plus expressive et tendue que celle du délicieux Kaviari.
Dans la décennie des années 60, probablement la plus belle décennie pour les champagnes, j’avais l’habitude de classer les grands millésimes ainsi : 1966, 1962, 1969, 1964, 1961. Ce soir, l’année 1964 a été particulièrement brillante.
Le Corton Blanc Les Fils de C. Jacqueminot 1919 accompagne les coquilles Saint-Jacques. Je sens un moment d’étonnement autour de moi. Comment un vin blanc de 105 ans peut-il être aussi jeune et sans âge. Le vin a un parfum discret mais frais et direct. En bouche, il est aussi direct, droit, pur, avec une belle longueur.
J’avais prévu sur le poisson un Haut-Brion 1911, mais dès que je vois les filets de bar qui cuisent lentement, j’ai l’intuition qu’il faut le Pétrus. Le Domaine de Guillaumet Sadirac Château Pétrus Pomerol 1946 a une jolie couleur noire dans le verre. Le nez est intense, de truffe. Et en bouche, le vin dense est d’une longueur infinie. Un goût de truffe forte donne une puissance extrême au Pétrus. Je suis aux anges car l’accord est parfait. D’habitude j’associe Pétrus et rouget mais ici, l’accord avec le bar est vraiment idéal. Mon émotion est grande car il n’était pas évident que ce vin qui avait un niveau basse épaule puisse être aussi grand. Quel bonheur.
Le Château Haut-Brion Héritiers Larrieu reconditionné en 1992 Millésime 1911 se présente dans une bouteille très ancienne qui a deux étiquettes. Il y a l’étiquette initiale que le château a fort justement conservée et la nouvelle étiquette indiquant la date du vin et la date de reconditionnement. Normalement, je n’aime pas les reconditionnements car on ne sait pas quel était le niveau avant qu’on ne rajoute du vin d’une autre bouteille de la même année. Aussi ai-je longuement senti le vin à l’ouverture pour vérifier la cohérence et la pureté du vin. Je ferai de même avec l’Yquem qui suivra. Ce Haut-Brion a la constance et la solidité des grands Haut-Brion. Ce n’est pas un vin qui veut se mettre en avant. Il n’a aucune extravagance mais au contraire une solidité qui brave le temps. C’est un grand Haut-Brion traditionnel et puissant. Il a accompagné le bar, moins pertinent que le Pétrus, et le wagyu, et plus tard les fromages.
Pour le wagyu, nous avons un Beaune V. Chevillot 1919 dont les indications sont lues sur la capsule, alors que l’étiquette a disparu. En versant le vin, je vois que les premiers verres sont clairets et que progressivement, la couleur s’assombrit. Le vin s’est un peu dépigmenté, mais cela n’a pas altéré son goût. Le bourgogne est le vin pertinent pour le wagyu car il s’accommode bien au gras aimable de la viande. Il a une douceur subtile et une belle cohérence.
Le Brillat-Savarin convient aussi bien au Bourgogne qu’au Haut-Brion.
A ce stade, nous sommes impressionnés par le fait que tous les vins n’avaient pas d’âge et pas de signes de fatigue ou de faiblesse. C’est assez étonnant.
L’heure est à la tarte Tatin qui est accompagnée par un Château d’Yquem reconditionné en 1989 Millésime 1911. La couleur ambrée du vin appelle le respect. Un tel vin est un vin de légende. Comme pour le Haut-Brion j’avais longtemps senti ce vin à l’ouverture pour vérifier si le vin a la pureté que l’on doit attendre. Le nez est d’une grande subtilité et en bouche le vin est un vin sec. En un tel cas, on dit que le sauternes a ‘mangé son sucre’. Certains amateurs n’aiment pas cela. J’adore Yquem dans toutes ses présentations, soit sèches comme celui-ci, soit tendance mangue, soit tendance caramel.
L’accord de l’Yquem avec la tarte est idéal. Le vin est long et subtil, aux complexités d’agrumes secs.
Ayant organisé ce dîner comme l’un de mes dîners, il est le 293ème de mes dîners et selon la coutume, il faut que chacun vote pour ses cinq vins favoris. Le champagne de 2015 n’est pas inclus dans les votes aussi les six vins en compétition ont tous eu au moins un vote.
Quatre vins ont été nommés premier par au moins l’un d’entre nous, le Dom Pérignon 1964 et le Haut-Brion recueillant deux votes de premier et le Dom Ruinart et le Pétrus un vote de premier.
Le vote du consensus est : 1 – Domaine de Guillaumet Sadirac Château Pétrus Pomerol 1946, 2 – Champagne Dom Pérignon 1964, 3 – Château Haut-Brion Héritiers Larrieu reconditionné en 1992 Millésime 1911, 4 – Château d’Yquem reconditionné en 1989 Millésime 1911, 5 – Champagne Dom Ruinart 1964, 6 – Corton Blanc Les Fils de C. Jacqueminot 1919.
Mon vote est : 1 – Domaine de Guillaumet Sadirac Château Pétrus Pomerol 1946, 2 – Corton Blanc Les Fils de C. Jacqueminot 1919, 3 – Champagne Dom Pérignon 1964, 4 – Château Haut-Brion Héritiers Larrieu reconditionné en 1992 Millésime 1911, 5 – Château d’Yquem reconditionné en 1989 Millésime 1911.
Je ne sais plus à quel moment ont été donnés les coups de minuit mais c’est en 2025 que nous avons voté et trinqué avec une Fine de Normandie ‘maison du bonhomme normand’ 1903. Cette fine est en fait un Calvados d’une pureté exemplaire, frais. Cet alcool pianote des notes de pommes et de fraîcheur. Quel grand alcool !
Dans mes dîners, je ne peux pas mettre des vins anciens aussi risqués. J’ai voulu avec ce dîner que l’on soit en plein ‘dans mon monde’ où les vins risqués ont aussi leur place. Les deux 1919 et les deux 1911 pouvaient ne pas être parfaits. Tous ont été au rendez-vous avec une émotion sensible pour chacun.
Ma femme a fait une cuisine de produits simples qui ont créé des accords idéaux. Dans une ambiance amicale et souriante, nous avons vécu l’un des dîners les plus représentatifs de ma démarche dans le monde des vins anciens.