Je quitte la maison de l’Alsace pour aller au restaurant de la Grande Cascade où va se tenir le 104ème dîner de wine-dinners.
Emmanuelle, jeune sommelière m’aide pour la cérémonie d’ouverture des vins et je suis impressionné par l’intérêt et l’envie de connaître qu’elle montre pendant le moment où nous sommes ensemble. L’ouverture des vins se fait sans difficulté particulière et aucune crainte n’existe sur l’état des vins.
Ayant eu le même jour le déjeuner de presse de Haut-Bailly et l’escapade alsacienne, je fais une courte sieste dans un salon de la Grande Cascade sous une fenêtre ouverte qui laisse passer un air qui s’est rafraîchi en frôlant les feuilles de marronniers.
Les convives de ce soir sont au nombre de six, dont trois membres d’un même cabinet de conseil international. Deux d’entre eux sont accompagnés de leurs épouses, et ils veulent honorer un de leurs clients, jeune entrepreneur chinois de grande taille. Le dîner se tient en anglais et les rires fusèrent tant il y eut assaut d’esprit.
Le menu préparé par Frédéric Robert est ainsi composé : Caviar osciètre à l’œuf cassé et vichyssoise / Marbré de foie gras de canard, céleri rave, gelée de xérès et truffes noires, kouglof tiède / Risotto crémeux de cèpes à l’huile de persil et jus de rôti / Bar cuit sur la peau, purée de butternut, herbes en rissole / Canard sauvage au sautoir, navet caramélisé au poivre maniguette, la cuisse croustillante / Munster, brioche toastée au cumin / Tuile aux agrumes, sorbet orange.
Au moment où l’on nous sert le Champagne Dom Pérignon 1993, un petit amuse-bouche supplémentaire à base de homard, est une attention du chef, en clin d’œil aux relations antérieures qui étaient les nôtres. Cette délicatesse est appréciable. Plus sans doute que d’autres amateurs j’aime ce champagne léger, aérien, au charme romantique. Avec le caviar, la symbolique du luxe et de la luxure est complète. Le caviar est délicieux et son sel excite la bulle. On trouve au vin quelques accents floraux.
Le Champagne Krug Vintage 1979 a une couleur délicatement dorée et une bulle active. C’est un grand champagne, noble et conquérant. Il est impressionnant de sérénité, doté d’une dimension rare. Le foie gras, comme on pouvait s’y attendre joue juste sur le champagne dans un accord d’un équilibre rassurant.
Le Château Laville Haut-Brion 1951 a une couleur d’un or étincelant, beaucoup plus lumineuse que celle du Krug. Le nez évoque à ma charmante voisine le goudron. Ce nez est intense, assez minéral. En bouche les premières gouttes dont j’ai été servi pour vérifier le vin sont marquées par un léger aspect métallique. Mais si l’on en fait abstraction, on mesure la puissance, la joie de vivre et le fruité d’un grand vin. Notre ami chinois, très connaisseur, inclura ce vin en bonne place dans son vote. Le cèpe, mais surtout le jus de rôti tirent de ce vin le meilleur de lui-même. N’était la petite trace qui n’est même pas gênante, c’est un Laville tonitruant.
Le Château Margaux, Margaux 1962 a un nez renversant. Il en émane un « love at first sight », le coup de foudre parfait. Ce vin est la séduction pure, incomparablement féminin. Les deux souriantes femmes de ce repas vont désigner ensemble ce Margaux vainqueur de la soirée car il n’y a pas plus plaisant et rassurant que ce vin velouté. C’est le Château Margaux dans son expression la plus épanouie.
Le Château Ausone 1959 est d’une couleur très foncée. En bouche il est lourd, plombant, épais et il évoque la texture, sans en évoquer le goût, d’un marc de café. En s’épanouissant dans le verre, il gagne en légèreté et en complexité. Il se dévergonde un peu, solide et fort bordeaux, mais il ne sera jamais au sommet qu’il pourrait atteindre compte tenu de son millésime, l’un des plus réussis. Le canard convient bien à l’Ausone, et l’Echézeaux Joseph Drouhin 1947 pourrait se boire sans lui tant il est éblouissant. Son nez est l’expression du charme épanoui du vin de Bourgogne. En bouche, c’est le délice bourguignon. En relisant mes notes prises quelques heures après le dîner je déchiffre « délire de la Bourgogne » et je me demande par quel hasard j’ai pu écrire cela. Mais au lieu de délice, on pourrait aussi dire de ce vin qu’il est le délire de la Bourgogne, au sens djeune du terme. Vin inouï, charmeur au-delà du possible, érotique, excitant, chaleureux, il est sous une forme plus canaille aussi séducteur que le Margaux 1962. C’est un vin d’une qualité rare.
Le Gewurztraminer Vendanges Tardives Hugel 1994 est tout en douceur, mais son charme est décuplé par le munster et son cumin. Fruité, gouleyant et puissant il a trouvé dans le fromage une véritable catapulte. Jean Hugel à qui je viens d’en parler ne croit pas à cet accord. Il faut vite que je lui montre.
Le Château d’Yquem 1988 après l’explosion du Gewurztraminer paraît un Yquem très « normatif ». Agréable, un peu discret, très Yquem il manque un peu de maturité.
Nous sommes sept votants pour huit vins, et comme il est de tradition, nous désignons nos quatre préférés. Six vins sur huit ont des votes ce qui est un beau résultat. Le fait que les deux vins non retenus dans les votes sont Dom Pérignon et Yquem, surtout Yquem 1988, cela laisse songeur. C’est d’ailleurs je crois la première fois qu’un Yquem ne recueille aucun vote, alors qu’il est sans défaut et représentatif de son année. Trois vins ont eu le privilège d’être nommés premiers : le champagne Krug une fois, le château Margaux 1962 deux fois (par les deux femmes présentes) et l’Echézeaux 1947 quatre fois, ce qui fait de lui le vainqueur.
Le vote de notre convive chinois est intéressant : 1 – Krug 1979, 2 – Laville Haut-Brion 1951, 3 – Ausone 1959 et 4 – Echézeaux Drouhin 1947.
Le vote du consensus est : 1 – Echézeaux Joseph Drouhin 1947, 2 – Champagne Krug 1979, 3 – Château Margaux 1962, 4 – Gewurztraminer Vendanges Tardives Hugel 1994.
Ce qui est remarquable, c’est que nous sommes cinq à avoir ces quatre vins dans notre vote, dont trois à avoir le vote du consensus dans le même ordre. Mon vote est le même que celui du consensus et dans le même ordre : 1 – Echézeaux Joseph Drouhin 1947, 2 – Champagne Krug 1979, 3 – Château Margaux 1962, 4 – Gewurztraminer Vendanges Tardives Hugel 1994.
Le plat préféré des femmes est le caviar, et je serais volontiers féminin pour ce soir. L’accord le plus vibrant est celui du munster et du Gewurztraminer, suivi de l’accord du caviar avec le Dom Pérignon. Frédéric Robert a fait une cuisine sensible, très orientée vers la recherche d’accords. Sa cuisine est très précise, dosée et équilibrée. Le service des vins par Pierre est parfait, l’implication de toute l’équipe est irréprochable. Notre convive chinois, d’une grande culture et d’une grande passion nous a montré que la Terre est petite et que les barrières culturelles sont ténues puisque nos vibrations furent très proches. Alors que les bourses mondiales venaient d’afficher les plus grandes plongées de l’histoire récente nos rires joyeux ponctuant des discussions intenses ont fait de ce dîner un bel événement.