Le 105ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant de Gérard Besson. Les vins ont été livrés depuis une semaine, et, consultant la liste avant de quitter mon bureau, l’intuition me vient que certaines bouteilles pourraient avoir des problèmes : les années 1973, 1936 et 1948 ne sont pas d’une sécurité absolue et le Vega Sicilia Unico 1936 est une inconnue pour moi. Alors que depuis au moins une quarantaine de dîners il n’y a eu aucun besoin de changer une seule bouteille lors d’un dîner, je vais en cave pour prélever quelques vins, « pour le cas où ». Croisant dans une allée de la cave une bouteille qui pleure de ne pas avoir été bue quand elle était encore vivante, l’envie me prend de l’ajouter, comme cadeau surprise aux convives de ce soir.
Arrivant au restaurant de Gérard Besson, Alain Gianotti a tout préparé et l’opération d’ouverture commence. Les blancs secs sont magnifiques et dégagent des arômes envoûtants. Il n’en est pas de même des deux bordeaux dont les odeurs vinaigrées sont de mauvais aloi. Avec Alain, nous sommes prêts à remettre un avis de décès à l’Ausone 1948. J’ouvre donc une bouteille supplémentaire. Le bouchon du Haut-Brion 1973 est descendu dans le goulot. La peur me gagne. Le Nuits-Saint-Georges 1928 parade de sérénité olfactive. Quand je veux piquer doucement la mèche du tirebouchon dans le bouchon du Véga Sicilia Unico 1936, celui-ci se dérobe, et malgré d’infinies précautions il s’enfonce inexorablement dans le goulot. Prenant une carafe, je renverse la bouteille et espérant que la pression remettra le bouchon dans le goulot, mais c’est trop tard. Le vin est carafé et sa couleur terreuse n’est pas engageante. L’odeur que le vin exhale est splendide, d’une richesse inouïe, comme celle d’un lourd porto. Il n’est pas encore question de délivrer un nouvel avis de décès, mais le pronostic vital est très réservé, aussi est-il prudent d’ouvrir une autre bouteille de Vega Sicilia Unico prise en sécurité. Vient maintenant le tour de la bouteille ajoutée, que je suppose être un Yquem du 19ème siècle. Si l’écusson sur le haut de la capsule est bien celui de la famille Lur Saluces, en utilisant l’appareil photo comme une loupe, on peut voir que le vin est un Filhot. Le bouchon sort entier et après décryptage, Alain et moi lisons que c’est 1891. Sera-t-il bon le moment venu, c’est un doute de plus qui s’ajoute à l’une des séances d’ouverture les plus hasardeuses de tous mes dîners.
Notre table de dix ne comprend que deux habitués, dont l’un des plus fidèles d’entre les fidèles. Le couple auquel j’ai acheté des vins historiques d’une cave murée est présent, un écrivain avec lequel j’ai sympathisé lors du salon « Livres en Vignes » au château de Clos-Vougeot est venu aussi, un grand écrivain du vin et journaliste, et trois jeunes amateurs mordus qui ont lu mes écrits avec attention et envie complètent le tour de table.
Le menu composé par Gérard Besson est une œuvre d’art, car il profite des débuts de la saison des gibiers pour exprimer son talent : huîtres chaudes sur une duxelle de champignons / Foie gras truffé millésime 2007 / Noix de Saint Jacques, fondue de poireau, truffe de Bourgogne / Suprême de faisane « amandes sous la peau », poire et citron, cardamome / Médaillon de lotte à la lie de vin, oignon confit / Aile de canard sauvage, jus au parfum de myrte, purée de céleri / Oreiller de la « Belle Aurore », fumet plumes et poils / Lièvre à la royale, tête de cèpe / Carpaccio d’ananas, sirop réduit / Un peu de chocolat.
Le Champagne Dom Pérignon 1993 est d’une délicatesse et d’une élégance spectaculaires. A l’abbaye d’Hautvillers, repaire de Dom Pérignon, Richard Geoffroy a tendance à considérer 1992 et 1993 comme des années de second niveau. Ce champagne lui donne tort aujourd’hui car la puissance, la force et l’intensité dramatique de ce champagne sont poussées à leur paroxysme. C’est un champagne de grande dimension et l’huître chaude lui répond bien.
L’un des jeunes, fidèle lecteur de ma prose, s’est toujours interrogé sur la pertinence des vieux champagnes. Nous allons voir si son doute est justifié avec le Champagne Pommery 1961. Avant de le boire, j’en vante les mérites en parlant de l’accord sublime des vieux champagnes avec le foie gras. Je fus obligé d’expliquer que ce plaidoyer ne voulait pas justifier le menu de ce soir, puisque je ne me souvenais pas que le menu prévoie cet accord. Le parfum du champagne est envoûtant, imprégnant. Avec ce goût éloigné de toute norme, chacun des jeunes mais aussi chaque convive entre dans un monde de saveurs inconnues. L’écrivain se souvient de ma métaphore : si un vin récent est un silex, un vin ancien est un galet poli, dont toutes les composantes se sont intégrées et assemblées avec une rare cohérence. Le champagne est magique d’expressions subtiles et complexes, et sa longueur est infinie. Avec le foie gras, l’accord est impérial. Dans l’intitulé du plat il faut lire que la truffe est de 2007.
Le Château Laville Haut-Brion 1948 d’une couleur d’un or joyeux marque une grande continuité gustative avec le champagne comme le remarque la seule et ravissante femme de notre table. Ce vin exprime les saveurs du vin blanc de Bordeaux avec des qualités qu’aucun vin actuel ne pourrait imaginer. La profondeur du vin et la précision de sa trame sont extrêmes. On hésite entre la finesse du champagne et la précision du Laville. L’avantage me semble aller vers le bordelais. La fondue de poireau est assez osée, et l’accord se crée grâce à la truffe de Bourgogne.
Si le bouchon du Laville était d’origine, celui du Château Carbonnieux blanc 1936 provient d’un reconditionnement de 2000. La couleur est d’un or beaucoup plus orangé que celui du Laville et il est probable qu’à l’aveugle, les senteurs d’agrumes pousseraient les amateurs à dire qu’il s’agit d’un liquoreux devenu sec. En bouche, sa puissance est spectaculaire. Ce vin équilibré est tonitruant. Un peu moins complexe et subtil que le Laville il a énormément de charme et l’accord avec les agrumes du suprême de faisane est d’un rare raffinement. C’est peut-être l’accord que j’ai préféré pour son originalité, car le vin exprime le même goût d’écorce d’orange que la sauce.
Lorsque Gérard Besson était venu voir les vins peu avant le dîner, je lui avais dit que le Château Haut-Brion 1973 m’inquiétait. Nous en prélevâmes une goutte et force était de constater que le vin n’avait pas le défaut que j’avais décelé en le sentant à l’ouverture. Il est servi maintenant et ce vin est brillant. Est-il envisageable qu’un 1973 puisse avoir cette plénitude ? L’expert présent à notre table confirme que Haut-Brion est sans doute la plus belle réussite de cette petite année. Nous retrouvons tout ce que nous aimons en Haut-Brion avec une force inattendue. Le final est très long et l’accord avec la lotte est sublime. Tous ceux qui n’ont pas déjà essayé de marier un vin rouge avec du poisson sont conquis.
Arrive maintenant le vin que j’avais déclaré mort. J’ai ouvert des milliers de vins anciens, et les retournements de situation auxquels j’ai assisté sont légion. Mais je crois n’avoir jamais vu un revirement de l’ampleur de ce Château Ausone 1948. Car nous étions unanimes, Alain et moi, pour le déclarer mort à l’ouverture. Il se présente avec une odeur sans défaut, et son goût est celui d’un bel Ausone. La fatigue que l’on cherche est infime, et ce vin se comporte comme un grand vin. C’est un rescapé que nous buvons maintenant, avec un réel plaisir. La complexité d’Ausone mais aussi son charme sont présents. Il n’y a pas de trace réelle de fatigue. Le vin est bon. Il sera même couronné de votes de quatre d’entre nous.
Le propriétaire de la cave que j’avais achetée est arrivé avec une bouteille que je n’ai pas pu examiner car nous étions à table. Ce nouvel ami pensait avoir apporté un liquoreux. Alain scrute le vin à travers la poussière et il lui semble qu’il s’agit d’un vin rouge qui aurait perdu un peu de sa pigmentation. Comme c’est une énigme, malgré l’abondance des vins et bien qu’il s’agisse d’un cadeau, je demande qu’on ouvre cette bouteille de forme bordelaise, d’un verre soufflé du milieu du 19ème siècle. Servi en premier, je commence à dire : « c’est un grand vin, parmi les plus grands ». Mon ami expert et écrivain du vin nous aide à trouver ce dont il s’agit. Il écarte la piste bordelaise. Le goût de framboise et la couleur évoquent la région de Gevrey-Chambertin. Après plusieurs pistes, la solution la plus plausible pour ce vin inconnu est qu’il s’agit d’un Chambertin 1906. Nous revivons ainsi le même scénario que celui que j’avais suivi au domicile de cet ami, avec un Chambertin 1904. Celui-ci paraît plus plein, intéressant, même s’il ne cache pas une légère fatigue. L’aile de canard est délicieuse, tant avec l’Ausone 1948 qu’avec le supposé Chambertin.
On fait admirer à notre table deux pâtisseries en forme de coussinets dorés. Ce sont les oreillers de la belle Aurore, plat inventé par Aurore, la mère de Brillat-Savarin il y a deux siècles. Aurore les présentait froids, mais Gérard Besson a revisité cette recette complexe et les gibiers et les farces qui abondent sont servis chauds. On me fait goûter en premier des deux bourgognes, le 1928 prévu et le 1961 ajouté du fait de l’attendue défaillance de l’Ausone. Instantanément, je préviens notre assemblée du miracle qui se prépare. Car rien, de près ou de loin, ne peut approcher de la perfection de ces deux bourgognes dissemblables.
Le Nuits-Saint-Georges Camille Giroud 1928 a un nez qui représente la Bourgogne dans sa pureté absolue. En bouche c’est un miracle de velours, expliquant sans autre forme de procès pourquoi l’on peut se damner pour les bourgognes anciens. Je suis aux anges, dans un état de félicité inébranlable.
Le Chambertin Clos de Bèze Pierre Damoy 1961 me plait presque autant. Charnu, plein en bouche, il exprime le bonheur de vivre d’une année parmi les plus sereines qui soient. Les deux vins sont les accompagnateurs idéaux d’un des plus beaux plats de la gastronomie historique française. Quand Alain nous récite tout ce qui compose le plat, c’est comme un inventaire à la Prévert. Nos yeux s’illuminent et nos papilles sont en folie. Les deux bourgognes magistraux signent une grande page du plaisir de la table.
Le Vega Sicilia Unico 1936 est dans une carafe du fait de l’accident du bouchon à l’ouverture. La couleur est vraiment peu engageante. Le nez est plaisant, capiteux et lourd ; on ne peut pas refuser l’essai. Ce n’est pas un bon vin, mais le témoignage existe. Le Vega Sicilia Unico 1965 montre comme ce vin peut être grand. Epanoui, il frappe toute la table par sa jeunesse invraisemblable et les moins aguerris aux vins anciens se demandent comment cela est possible. C’est la magie de la vie du vin. Celui-ci est trapu, solide, ne s’embarrassant pas de fioritures. Mais il est serein, plein et on n’imagine pas qu’un autre vin puisse coller aussi bien à un lièvre à la royale d’une légèreté insoupçonnée. « Léger » n’est pas l’adjectif le plus naturel pour ce plat, mais ici on est frappé par l’exécution très aérienne d’une recette intelligente.
J’ai ajouté au programme le Château Filhot 1891 car cette bouteille devait être bue au plus vite. Le niveau est très bas, au-delà de la vidange, la couleur est très sombre, comme de la belle terre riche en tourbe, et les premières gouttes que j’avais bues à l’ouverture étaient incertaines. Le goût s’est purifié sur les six heures d’ouverture. On boit de l’histoire et le vin fatigué sait décliner des notes plaisantes d’un grand vin qui a mangé son sucre, comme le veut cette année. C’est une expérience intéressante, même si l’on est loin de ce qu’un tel sauternes pourrait offrir.
Une amicale querelle va naître entre Gérard Besson et moi au sujet de l’ananas au sirop. L’ananas est absolument délicieux et le Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles " T " Hugel 1989 est une bombe odoriférante et gustative. C’est un monstre de sucre, hors norme ce qui justifie la lettre « T », d’un vin non mis en vente dans le public. Il est destiné à faire fondre tous les gourmands. Et dans ce contexte, j’aurais évité le sirop trop sucré alors que Gérard voulait que le plat rejoigne l’Alsace. Là où j’aimerais un contraste, Gérard a tendu la main au vin. Je persiste et signe : le sucre du sirop était de trop, alors que l’ananas est d’une subtilité absolue.
L’un des jeunes convives que je connais depuis de longues années rappelle le souvenir ému du jour où je lui ai fait découvrir l’accord Maury et chocolat, un des grands piliers des accords mets et vins. Le dessert au chocolat est une merveille de complications et de légèreté. Et le Maurydoré Estève Désiré 1930 est lui aussi invraisemblablement aérien. C’est un privilège de l’âge que d’assouplir ces vins. Et l’accord est d’une sensualité assumée. Qu’y a-t-il de plus confortable que des Maury anciens qui se sont assagis ? Sans doute rien.
Voter pour quatorze vins est extrêmement difficile. Et les votes sont bien injustes. Mais ils sont aussi extrêmement instructifs. Sur quatorze vins, douze figurent dans les votes des dix convives qui sont limités à quatre vins. Normalement, sur quatorze vins, on se satisferait que sept ou huit reçoivent des votes. Douze, c’est inespéré. Cela montre l’intérêt que ce parcours initiatique suscite. Si le Vega Sicilia Unico 1936 n’a pas de vote, c’est logique, du fait de son état. Si Dom Pérignon 1993 n’en a pas, c’est injuste. Mais c’est logique, parce que ce vin est le plus compréhensible de tous et n’appartient pas au monde des vins anciens que nous venons explorer. Le vote de mon ami expert, l’un des plus grands palais français, est le suivant : 1 – Nuits-Saint-Georges Camille Giroud 1928, 2 – Vin inconnu, Chambertin 1906, 3 – Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles " T " Hugel 1989, 4 – Vega Sicilia Unico 1965.
Quatre vins ont eu des votes de premier. Le vin le plus fêté est le Nuits-Saint-Georges Camille Giroud 1928, avec six votes de premier, le Château Laville Haut-Brion 1948 en reçoit deux. Le Château Haut-Brion 1973 et le Vega Sicilia Unico 1965 en reçoivent un chacun.
Le vote du consensus serait : 1 – Nuits-Saint-Georges Camille Giroud 1928, 2 – Château Laville Haut-Brion 1948, 3 – Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles " T " Hugel 1989, 4 – Château Haut-Brion 1973. Qui eût cru que ce vin qui me faisait peur serait quatrième sur quatorze vins ?
Mon vote est le suivant : 1 – Nuits-Saint-Georges Camille Giroud 1928, 2 – Château Laville Haut-Brion 1948, 3 – Chambertin Clos de Bèze Pierre Damoy 1961, 4 – Maurydoré Estève Désiré 1930.
Les plats les plus appréciés sont l’oreiller de la « Belle Aurore », fumet plumes et poils et le lièvre à la royale, tête de cèpe. Les deux accords les plus magiques sont celui du suprême de faisane avec le Carbonnieux blanc et l’accord de la lotte avec le Haut-Brion rouge.
L’ambiance fut joyeuse, animée, souriante. L’apport de savoir de mon ami journaliste a été précieux. Le talent de Gérard Besson s’est exprimé avec sérénité et générosité. Alain Gianotti nous a aidés avec efficacité pendant ce parcours. Personne ne voulait quitter la table tant nous nous sentions bien. Nous avons apprécié plusieurs bouteilles qu’aucun hôte n’aurait normalement accepté de servir. Ce parcours dans le monde des saveurs inconnues de notre époque actuelle fut un beau voyage.
Pourquoi ai-je eu l’intuition de rajouter tant de vins ? L’irrationalité qui me dirige est un plaisir de plus.