Chaque année, un dîner de vignerons est pour moi comme une récompense. C’est le dixième dîner que j’organise sous le titre : "dîner des amis de Bipin Desai". Les lecteurs du bulletin et du blog savent que j’entretiens des relations très amicales avec ce grand collectionneur américain d’origine indienne, professeur de physique nucléaire à Berkeley, organisateur de dîners exceptionnels autour de vins rares. Il vient à Paris deux ou trois fois par an, et ce dîner de vignerons à Paris est en son honneur. Chacun apporte un vin et Bipin nous invite à dîner.
J’arrive au restaurant Laurent pour l’ouverture des vins. Plusieurs vins ont été rebouchés aux domaines. Très curieusement le bouchon de l’Yquem 1949 rebouché en 1998 glisse vers le bas lorsque je pique le tirebouchon. Je le monte en tournant, puisqu’il est accroché à mon limonadier mais la dernière lunule se brise. Elle a failli tomber dans le liquide. J’ai réussi à la piquer pour la faire sortir. Ce vin, offert par Pierre Lurton qui ne peut pas venir mais tenait à marquer son amitié par ce flacon, a une odeur extraordinaire de pâte de fruit de citron vert et d’orange.
J’avais dit à Louis-Michel Liger-Belair que la couleur de son vin, une Romanée 1966, me donnait des craintes, mais le vin rebouché en 1999 a un parfum invraisemblable de charme romantique. Le Haut-Brion 1950 au niveau un peu bas a un nez puissant et solide. A chacun de ces dîners, j’aime ajouter un vin étonnant. Ce soir c’est un Beaujolais Tête 1923, Tête étant le nom du vigneron, au nez d’une richesse opulente qui me ravit; le fidèle barman du Laurent qui le sent en ignorant l’étiquette n’en revient pas qu’il puisse s’agir d’un beaujolais. Le vin qui est mon apport officiel est Guiraud 1904. Le niveau est dans le goulot alors que le bouchon est d’origine. Le haut du bouchon est étriqué alors que le bas ne l’est pas. Son parfum n’a rien à envier à celui de l’Yquem. Tous les vins ont des odeurs rassurantes. Cela promet une belle soirée.
Les vins étant tous ouverts à 17 heures, j’ai le temps d’aller discuter du menu d’un prochain repas au Crillon et lorsque je reviens, Philippe Bourguignon est en train de dîner sur le comptoir du bar, selon un rite établi. C’est Alain Pégouret, le chef, qui lui apporte ses plats, ce qui est une amicale attention. Je salue le chef souriant et Philippe me propose de boire un verre de Champagne Dom Pérignon 1976 qui a été ouvert la veille lors d’une grande manifestation de champagne à laquelle participait Richard Geoffroy qui va nous rejoindre tout à l’heure. Le 1976 a perdu sa bulle, ce qui est normal. Le vineux du champagne ressort encore plus. Ce champagne est élégant, floral et finit quand même par trahir un peu de fatigue.
Les convives arrivent à l’heure dite, heureux de se rencontrer. Les participants sont nommés dans l’ordre du tour de table, dans le sens des aiguilles d’une montre : Bipin Desai, Eric Rousseau (domaine Armand Rousseau), Richard Geoffroy (Dom Pérignon), Louis-Michel Liger-Belair (domaine Liger-Belair), John Kapon (maison de vente Acker-Merrall), Jean-Luc Pépin(domaine Comte de Voguë), François Audouze, Sylvain Pitiot (Clos de Tart), Didier Depond (champagnes Salon et Delamotte), Bernard Hervet (maison Faiveley), Jean Berchon (Moët & Chandon).
L’apéritif se prend debout dans la salle ronde d’entrée. Des sticks au saumon et des bricks à tremper dans une crème épicée accompagnent le Champagne Moët & Chandon Grand Vintage Collection magnum 1959. Le nez du champagne est très intense, de fruits jaunes. En bouche l’attaque est belle et puissante, mais le vin n’arrive pas à masquer une amertume qui en limite l’attrait. Le vin est agréable mais la trace amère est insistante.
Le menu conçu par Alain Pégouret est : Terrine de foie gras de canard au naturel / Consommé de volaille / Tartare de Saint Jacques au citron vert / Fregola Sarda à la truffe noire / Pièce de bœuf rôtie, servie en aiguillettes, pommes soufflées « Laurent » , jus aux herbes / Joues de veau fondantes, moelle, risotto à la truffe blanche d’Alba / Caille rôtie façon « bécassine » / Saint Nectaire fermier / Tarte fine à la mangue.
Alors que je professe de ne jamais mettre un sauternes au début du repas, Bipin Desai a insisté pour que nous commencions par le Château d’Yquem 1949. Bipin étant la puissance invitante avec John Kapon, je n’allais pas m’opposer à ce désir. Le gras du foie gras n’est pas le meilleur compagnon du sublime sauternes et je suis obligé de le poivrer pour que l’accord puisse se faire. L’attention est évidemment portée sur le merveilleux Yquem à la couleur d’un acajou doré. Le nez est vibrant d’écorces d’oranges confites, et le vin est d’une perfection gustative absolue. Il est impossible de lui donner un âge tant il a atteint une expression sereine d’un équilibre indestructible. C’est un vin immense, riche, dont on ne peut même pas imaginer le moindre défaut. Bipin Desai prend son portable et appelle Pierre Lurton pour le remercier de ce magnifique cadeau. Il a dû entendre nos applaudissements.
La solution pour qu’un liquoreux ne perturbe pas le palais c’est qu’un consommé de volaille soit servi avec du champagne. Dans notre cas, ce n’est par n’importe lequel, car il s’agit du Champagne Salon 1961. Tout en lui est brillant. Si le consommé rétrécit un peu le champagne, il met en valeur son extrême précision. Ce champagne est – comme l’Yquem – une forme aboutie du champagne parfait. Il est beau comme la calligraphie chinoise, allant à l’essentiel. Je jubile de boire un champagne aussi serein, élégant, dogmatique, à la charpente solide. Après ce plat et ce vin, il n’y a plus aucune trace de l’Yquem et c’est donc le bon mode opératoire, même si je trouve que le sauternes a accentué le gras du foie.
Le Musigny Blanc Domaine Comte de Voguë 1990 est un vin qui me ravit. John Kapon, propriétaire de la maison de ventes qui réalise les ventes les plus incroyables aussi bien aux Etats-Unis qu’à Hong-Kong et grand dégustateur dont les notes sont très appréciées, dit qu’en Bourgogne il n’y a que deux vins blancs qui ont un gras aussi prononcé : le Montrachet du Domaine de la Romanée Conti et ce vin. Et c’est vrai qu’il a du gras, de l’onction et une présence invasive. Mais ce qui me plait sans doute le plus, c’est qu’il pianote sur des saveurs de fruits jaunes et blancs avec des variations entraînantes. Le vin est long, avec un final prononcé. C’est tout simplement un très grand vin. Le sucré de la coquille Saint-Jacques l’excite chaleureusement.
La Fregola Sarda à la truffe est un plat divin, qui mettrait en valeur n’importe quel vin. Aussi, les deux vins qui l’accompagnent vont être à la fête. Quoi de plus dissemblable que le Musigny Vieilles Vignes Domaine Comte de Voguë 1989 et La Romanée Liger Belair 1966 ? Le Musigny est un gamin prometteur, dont on sent que tout n’est pas encore totalement assemblé. C’est un adolescent boutonneux, mais qui promet d’être un jeune premier. Il a un fruit rouge intense, une mâche joyeuse, et malgré ses 21 ans, il faut encore attendre avant d’en jouir totalement. A côté de lui, la Romanée est un festival de séduction romantique. Elle est incroyablement féminine. En buvant ce vin, on se promène sur un parterre de pétales de rose. Il y a aussi du vieux parchemin, de la cendre sèche, une belle minéralité et le vin récite un madrigal charmant. J’adore cette expression follement bourguignonne. Avec Eric Rousseau, nous constatons que ce vin fait plus vieux que son âge, mais ça lui va bien. L’accord du plat avec les deux vins est magistral.
La pièce de bœuf est aussi un compagnon des vins qui est remarquable. Lequel des deux 1976 va-t-on préférer ? Le Clos de Tart 1976 est un solide gaillard, bien assis sur ses jambes, à l’alcool présent et au fruit dominant. Le Chambertin Armand Rousseau 1976 est plus bourguignon, mais plus versatile. Il est riche, mais moins fruité et moins puissant que le Clos de Tart. Il joue plus de son charme. Lequel préférer, j’en suis bien incapable.
Sur les joues de veau fondantes, le Clos de Vougeot Faiveley 1934 est d’un fruit rouge insolent de jeunesse. Ce vin n’a pas d’âge et dégage une séduction de star de cinéma. On boit ce vin généreux joyeux, facile mais qui trompe son monde car il est complexe, comme s’il s’agissait d’un vin de moins de trente ans. A côté de lui, je suis content d’avoir ajouté une de ces curiosités que j’aime toujours inclure à côté des grands vins. Car le Beaujolais Tête 1923 a un nez présent, et un corps que ne renieraient pas beaucoup de bourgognes de cet âge. Bien sûr, il n’a pas une complexité extrême, mais ce beaujolais tient bien sa place avec cran et réussite. Et je ne le trouve pas oxydé comme le suggère Bipin.
J’ai souhaité que le Champagne Dom Pérignon Rosé Œnothèque 1966 apparaisse à ce moment du repas. Sur les cailles délicieuses, c’est l’occasion d’un bel accord, même s’il ne tire pas du champagne tout ce que l’on aimerait provoquer. Le champagne à la couleur de pêche qui jaunit progressivement dans le verre est absolument divin. A l’instar de plusieurs vins qui précèdent, nous goûtons une forme pleinement aboutie d’un champagne rosé parfait. Le champagne rosé n’est pas ce que je recherche spécialement. Mais sous cette forme, c’est un vrai bonheur, accompli, goûteux, fait de fruits jaunes délicats. Dans l’accord avec la caille, c’est lui qui est le mâle dominant.
Aujourd’hui Sylvain Pitiot fête ses soixante ans. Il a souhaité ajouter un vin de son année et je l’y ai aidé. C’est le Château Haut-Brion 1950 au nez de truffe et à la présence extrêmement dense qui marquera son anniversaire. Le vin est riche, brillant, d’un grand équilibre. C’est la truffe très dense qui domine dans son empreinte d’une grande longueur.
Une tarte fine avec en son centre une bougie est apportée à Sylvain que nous applaudissons. Le Château Guiraud 1904 a une magnifique couleur d’un or cuivré. Le nez est subtil et le vin n’a pas de signe d’âge. Il n’a pas la puissance tonitruante de l’Yquem 1949, mais il est, pour ses 106 ans, un sauternes équilibré et sans défaut comme je les aime. De tels vins me font vibrer.
Avec des vignerons qui ont apporté leurs vins, il n’est pas question de voter. Mais comme j’ai pris l’habitude de compter ces dîners annuels dans les dîners de wine-dinners, il prendra le n° 142 et il me faut faire un vote. C’est particulièrement difficile, car tous les vins ont été d’une qualité exceptionnelle. Je suis bien embarrassé et finalement, le choix est : 1 – Château d’Yquem 1949, 2 – La Romanée Liger Belair 1966, 3 – Champagne Salon 1961, 4 – Champagne Dom Pérignon Rosé Œnothèque 1966, 5 – Clos de Vougeot Faiveley 1934, 6 – Musigny Blanc Domaine Comte de Voguë 1990.
L’ambiance de ce dîner a été caractérisée par l’amitié. Les rires ont fusé, portés par la joie d’être ensemble. Chacun sentait qu’il vivait un de ces chauds moments où se partagent les grands vins. De tels événements sont un grand bonheur et un grand honneur pour moi, car boire les vins que j’aime avec les vignerons que j’aime, c’est un cadeau que très précieux. La cuisine a été une fois de plus remarquable, les accords étant d’une pertinence extrême. Daniel a fait à nouveau un service des vins de grande qualité. Ce repas est un vrai cadeau de Noël alors que l’Avent vient de commencer.