La très jolie décoration intérieure de la maison Boulud, et la table dressée avant le repas
Vingt minutes avant l’heure dite, je pénètre dans la grande salle décorée de rouge et de noir de la Maison Boulud qui nous est affectée. La table est ovale, comme Ignace Lecleir m’avait opportunément proposé et Desmond est déjà en grande conversation avec des personnages importants de l’Etat chinois ou de la région pékinoise. Nous devions être douze, ce qui est la limite haute acceptable pour mes dîners, nous devions ensuite être onze annoncés hier, mais nous serons en fait dix dont un arrivera fort tard. Les treize vins prévus pour douze deviennent pléthoriques pour dix. Courage messieurs. Je dis messieurs mais nous compterons aussi une femme, personnage important puisqu’elle est responsable de la gestion d’espaces et de patrimoines de la ville de Pékin. Il y a un français, qui fut le trait d’union entre Desmond et moi, un autrichien qui vit à New York, Desmond, et six autres chinois dont deux seulement parlent anglais. Je suis obligé de recourir aux services de Desmond, mais aussi de la charmante femme pour me faire comprendre. Contrairement à la veille, où Li Wei multipliait en chinois la longueur de mes phrases par un facteur dix, Desmond les divise par un facteur de même ampleur. Lorsque je fais un commentaire dont l’urgence me parait incontournable, suis-je traduit ou non, l’histoire ne le dira pas.
Au moment où je rassemble tout le monde pour donner les consignes pour profiter au mieux du dîner, je me rends compte que mes propos rencontrent un intérêt certain. L’humeur est joyeuse, rieuse, mais studieuse. La suite du dîner me montrera que mes « consignes » sont appliquées et suivies, notamment lorsque j’ai demandé de boire lentement. Nous commençons à boire debout le Champagne Krug magnum Vintage 1973. Sa couleur tend vers un rose orangé délicat, sa bulle est très faible mais le pétillant est intact. Ce champagne me permet de définir la notion de vin ancien qui intéresse beaucoup mes hôtes.
Le menu composé par Daniel Boulud et exécuté brillamment par Brian Reimer a été mis au point au cours de multiples échanges, ce qui est un immense plaisir pour moi. Le voici : Hors d’Œuvre / Thon Blanc mariné à la carotte et citron vert / Langouste au safran, Crème de moules et Royale de choux fleur / Cabillaud aux cèpes et céleri rave / Jarret de Veau braisé à la sauge, Pommes mousseline / Filet Mignon Truffé, Racines en Pot au Feu / Canard Roti aux prunes et Jeunes navets farcis / Tranche de foie Gras poêlé au naturel / Jeune Stilton et Mangue Caramélisée / Madeleines Tièdes à la Réglisse.
Nous passons à table et le Krug accompagne les quatre petites pièces de hors d’œuvre. Ce n’est que plus tard que je me rendrai compte que le Pata Negra que j’avais demandé comme cinquième morceau d’ouverture n’a pas été servi. J’explique mes sensations sur ces entrées pour mesurer si elles évoquent quelque chose pour mes interlocuteurs. La pomme de terre fourrée au caviar donne à mon avis une plus grande verticalité au champagne. Le blini au saumon au contraire, beaucoup plus confortable, développe son horizontalité. Le crabe au basilic fait la synthèse des deux en contribuant à un équilibre fort du champagne qu’il arrondit. Et la quatrième entrée à base de coquille Saint-Jacques représente un apport moins significatif au goût du champagne. Je sens Desmond dubitatif au début de mes explications puis petit à petit, il semble qu’il les intègre et en communique l’intérêt à ses invités. C’est surtout l’occasion de faire comprendre que dans ce dîner il ne s’agit pas seulement de comprendre les vins mais aussi de s’imprégner des accords prévus entre les mets et les vins. Pendant ce temps le Krug s’épanouit dans nos verres. L’ami autrichien est un grand amoureux des champagnes anciens et communique son enthousiasme à toute la table.
Le Champagne Salon Mesnil sur Oger 1959 est incomparablement parfait. C’est certainement le plus grand 1959, année rarissime, que j’aie bu de cette grande maison. Le dernier avant celui-ci provenait directement des caves de la maison Salon et était mort. Celui-ci est d’une perfection absolue. Tout le monde comprend que le Krug 1973 est un champagne ancien alors que ce Salon 1959, pourtant plus vieux de quatorze ans est un jeune champagne. Il a toute sa bulle, il a la couleur d’un jaune de jeune champagne. Il se développe complètement et n’a pas le moindre signe d’âge. L’acidité est contrôlée, la longueur est immense. Le plaisir est total. Je me demande si j’ai déjà bu un meilleur champagne. Je ne sais pas, mais je sais qu’il entre dans le groupe des plus beaux que j’aie jamais bus. Le plat, merveilleusement simplifié par Brian Reimer, avec la chair exquise du thon blanc et le citron vert qui aiguillonne le Salon, crée un accord d’une exactitude absolue. Cela se reproduira encore.
Le Chevalier Montrachet Bouchard Père & Fils 1988 constitue le plus bel exemple possible de la pertinence de ma méthode d’ouverture des vins. Car jamais le même vin ouvert juste au moment de servir ne pourrait avoir cette opulence, cet équilibre et cet accomplissement. Le vin est joyeux, multiforme, complexe et nous réjouit.
Je suis servi en premier du Château l’Angélus Pomerol 1961 et le premier nez est assez poussiéreux, mais on sent que le vin va s’épanouir. J’observe autour de moi et l’intérêt envers ce vin est évident. Le vin s’étend dans le verre et devient un Pomerol très subtil. Le plat est merveilleux et l’accord avec le cabillaud, qui fait partie des combinaisons que j’adore est absolument divin.
J’avais apporté à Pékin deux bouteilles de Château Lafite-Rothschild Pauillac 1943 et au cas où aucune des deux ne conviendrait, j’avais apporté Lafite 1964 dont je connais la solidité. Compte-tenu de l’incertitude, j’avais ouvert la plus basse des deux 1943, puisqu’il paraît logique qu’un secours éventuel vienne de la plus haute que de la plus basse. L’odeur était tellement convaincante à l’ouverture, confirmée par Koen, que j’avais décidé que nous boirions celle-ci. Ce qui caractérise ce vin, c’est la subtilité et la douceur. Il est la définition même du velouté. Tout en lui est finesse et l’accord avec le jarret de veau est prodigieux.
La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1961 a un nez où l’alcool se fait sentir, et son goût est unique. Même si je dithyrambe, je dirai qu’il est fantastique de perfection. Il est compliqué et complexe et kaléidoscopique. Lorsqu’avant le repas les officiels de Pékin ont visité avec Desmond les cuisines de Daniel Boulud, j’ai eu le temps de glisser à Brian que La Tâche sent tellement la truffe qu’il faudrait qu’il ait le bras lourd au moment de servir le plat, ce qu’il fit. La Tâche est impérieusement dotée de parfums de truffe mais, à ma grande joie, Desmond lui découvre aussi des notes de roses, parfum subtil qui signe si bien les vins du Domaine de la Romanée Conti. Je m’amuse à constater qu’avec le filet mignon truffé, La Tâche devient truffe. Son âpreté saline est divine. Son final est de première grandeur. Je me dis qu’avec tous ces superlatifs mérités par les vins de ce soir, le vote sera bien difficile.
Sur le même plat, nous buvons aussi le Nuits-Saint-Georges Camille Giroud 1928. Il est très doux, très agréable et il tient sa place à côté de La Tâche, malgré une évidente différence de noblesse. Plusieurs convives feront remarquer à quel point le 1928 évolue dans le verre pour devenir de plus en plus charmeur. Et chose curieuse, le 1989 qui va suivre le met encore plus en valeur lorsqu’on revient vers lui.
Le Vosne Romanée Cros Parantoux Henri Jayer 1989 représente certainement la perfection que peut avoir un vin des Côtes de Nuits sur les vingt ans qui encadrent 1989. Il a la gentillesse d’améliorer le 1928, et il reste malgré tout moins charmeur que La Tâche 1961. Il faut dire que le 1989 est un vin parfait, alors le 1961 est un vin canaille, hors du temps et hors des modes.
J’avais décidé lors de la préparation du repas qui a pris plusieurs mois de mettre le Corton Charlemagne J.F. Coche-Dury 1996 à ce moment du dîner, pour que sa puissance ne tue pas les vins qui le suivent. Comme les vins à venir sont des liquoreux, le risque n’existe pas. Lorsque nous avons discuté avec Daniel Boulud des plats possibles à ce stade, j’ai suggéré un foie gras poêlé. La qualité du foie gras chinois est absolument exceptionnelle. Le fumé et le charnu du foie sont confondants. Et l’accord est si grandiose que je demande à Koen que Daniel Boulud vienne le déguster à notre table puisqu’une place s’est libérée, du fait du départ anticipé de l’un des convives chinois. Daniel s’assied et dit à Desmond : « j’ai déjà fait des centaines de dîners d’exception. Mais je crois n’avoir jamais rencontré quelqu’un d’aussi exigeant sur les détails que François ». J’ai pris cette remarque comme un compliment amical. L’accord du Coche-Dury avec le foie gras est incroyable. Le léger sucré du foie donne au Corton-Charlemagne une maturité et une expression extraordinaire. Il faudrait pouvoir mémoriser un tel accord pour le figer dans les annales de l’UNESCO.
Nous goûtons maintenant deux vins ensemble, le Château d’Yquem 1967 et le Château Guiraud Sauternes 1893. Ce deuxième vin a été reconditionné dans sa bouteille d’origine en 2000. C’est d’ailleurs le seul vin reconditionné de ce dîner. Sur le stilton, c’est le Guiraud qui est le plus agréable. J’apprends aux chinois comment mâcher le stilton et boire le sauternes pour que la combinaison se fasse mieux. Ils se prêtent à ce jeu de bonne grâce et constatent avec plaisir que la façon de gérer les quantités ajoute de la pertinence. L’Yquem est un plus grand sauternes que le Guiraud, surtout s’il s’agit du 1967, année magistrale, mais le 1893 est d’un charme plus percutant dans des arômes de thé et dans sa subtilité. C’est un vin extrêmement raffiné, alors que l’Yquem a encore la fougue et la puissance de la jeunesse.
Nous abordons maintenant les deux vins de Chypre, le Chypre Commandaria Ferré 1845 et le Chypre Commandaria 1845, vins dont je serais incapable de définir les différences d’origine. Les bouteilles ont des formes distinctes et les goûts sont assez proches, même si celui qui n’est pas « Ferré » me paraît encore un peu plus subtil. On sait que ces vins correspondent à l’apex de mes amours. J’avais demandé des madeleines avec une suggestion de goût de réglisse et, en ce début d’après-midi, des traces de poivre noir. Les deux Chypre ont bien le poivre noir, mais cette fois-ci c’est l’orange confite qui domine, plus que la réglisse, chez le non Ferré que je préfère, alors que le Ferré n’a pas d’orange confite mais de la réglisse. Ces vins sont dans des registres de raffinement total.
Au début du repas, j’avais demandé à Desmond s’il acceptait que nous votions et il m’avait répondu : « bien sûr ». Alors que voter est particulièrement difficile devant l’abondance de vins superbes, qui n’ont pas souffert le moins du monde du voyage qu’ils ont fait il y a un mois et demie, je m’aperçois que mes convives ont une belle intelligence de votes.
Regardons un instant les vins qui n’ont pas eu de votes des neuf votants : le magnum de Krug 1973, excusez du peu, le Chevalier-Montrachet 1988, et le Lafite 1943. Il faut donc que les neuf autres (je compte les Chypre pour un) aient été brillants pour que de si beaux vins n’aient pas de votes.
Le Salon 1959 a obtenu quatre votes de premier. La Tâche 1961 a obtenu trois votes de premier. L’Angélus 1961 et le Guiraud 1893 ont obtenu chacun un vote de premier.
Le vote du consensus serait le suivant : 1 – Champagne Salon Mesnil sur Oger 1959, 2 – La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1961, 3 – Château Guiraud Sauternes 1893, 4 – Château l’Angélus Pomerol 1961.
Mon vote est : 1 – Champagne Salon Mesnil sur Oger 1959, 2 – La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1961, 3 – Chypre Commandaria 1845, 4 – Vosne Romanée Cros Parantoux Henri Jayer 1989.
L’accord le plus extraordinaire est celui du Corton-Charlemagne 1996 avec le foie gras poêlé et sans doute ensuite le thon blanc avec le Salon 1959, même si beaucoup plats pourraient revendiquer la deuxième place. Il convient de saluer l’effort de création de Daniel Boulud dont les recettes ont été travaillées et épurées pour aller dans le sens des vins. Ce fut remarquable. Koen a fait un grand travail de sommellerie.
Alors que beaucoup de personnes, dont encore tout récemment cette riche femme entrepreneur chinoise, m’avaient mis en garde sur la capacité d’apprécier le concept de mes dîners par des chinois, je dois dire que j’ai été impressionné par le contraire, à savoir leur volonté de connaître, leur sagesse de réactions, et leur adhésion aux règles de fonctionnement de ces dîners. C’est donc le cœur fatigué mais joyeux que j’ai quitté la Maison Boulud en me disant que je venais de réaliser un projet assez incroyable de faire entrer les vins de ma planète dans l’univers culturel de chinois très sympathiques. L’obstacle de la langue n’a pas empêché le partage des émotions.
Par un mail de félicitation Desmond me confirme ce lendemain matin que tous ses amis ont été ravis. Ce 113ème dîner de wine-dinners en terre chinoise sur une cuisine française fut un grand succès.
Daniel Boulud venu manger le foie gras, Desmond et son ami autrichien
La table en fin de repas