La onzième séance de l’académie des vins anciens se tient au restaurant Macéo, selon ce qui est devenu une coutume. Nous sommes quarante et il y a quarante huit vins, dont vingt proviennent de ma cave. Du fait de l’importance de mon apport, j’ai donné l’occasion à quelques bouteilles douteuses ou en risque d’avoir une chance d’être bues. A seize heures, je me sens bien seul pour ouvrir toutes ces bouteilles, car un seul académicien, un nouveau, puis beaucoup plus tard un ancien, sont venus me donner un coup de main. Du fait de l’ancienneté des vins apportés, ce qui est tout à fait dans le sens des objectifs de l’académie, la table se transforme vite en un champ de bataille, tant les bouchons brisés, éclatés et émiettés maculent la nappe. L’opération prend près de trois heures. Pendant ce temps l’équipe de télévision filme mes gestes, pose des questions à mes amis et moi, au sujet de la possibilité non d’une île mais d’un faux. Cela me fait sourire que l’on imagine de faire un faux d’un vin qui aurait rêvé toute sa vie de se sentir célèbre d’avoir été copié.
Les vins sont répartis en trois groupes, dont voici les ordres de service :
Groupe 1 : Champagne Charles Heidsieck mis en cave en 1996, Champagne Selosse, Grand Pouilly Latour, Pouilly Fuissé Louis Latour 1937 (curiosité), Puligny-Montrachet Veuve Génin 1959, Château Latour magnum 1973 (très basse), Château Tertre d’Augay 1970, Château Léoville Barton 1959, "BAGES" Pauillac, Montré & Cie, mi-épaule 1926 , Château Mouton d’Armailac 1934, vin inconnu sans étiquette année inconnue (bon niveau, curiosité), Bonnes-Mares Gérard Peirazeau 1984, Château de Beaucastel rouge 1959, Château Chalon Jean Bourdy 1959, Vouvray le Haut Lieu Domaine Huet 1964, Chateau de Rayne-Vigneau Sauternes 1904 , Madeira D’Oliveiras Reserva Verdelho 1850.
Groupe 2 : Champagne Charles Heidsieck mis en cave en 1996, Champagne Besserat de Bellefon Brut sans année, Puligny-Montrachet Les Chalumeaux Jean Pascal & Fils 1976, Meursault A. Perdrizet 1948, Château Pichon Baron de Longueville 1904 (curiosité), St Julien Clos St Albert 1900, Château Latour 1925, Château Belair Saint-Emilion 1947 (basse épaule), Coteaux Champenois Bisseuil roge G & G Boyer sans année, Corton Pouget Pierre André 1959, Auxey-Duresses Begin-Colnet 1967, Clos des Papes Chateauneuf du Pape 1971 (magnifique), Riesling – Hochheimer Stielweg Spätlese – Rheingau – W. J. Schäfer 1976, Jurançon caves Nicolas 1929, Cérons, Château Galant 1945 (bas), Maury La Coume du Roy 1925.
Groupe 3 : Champagne Charles Heidsieck mis en cave en 1996, Château La Louvière blanc 1952, Meursault Louis Chevallier 1953, Château Saint-Vincent Côtes Fronsac 1964, Château Margaux probable 1931, Château Bouscaut 1929, Château Grand La Lagune 1928 (basse), Château Branaire 1934, Château Talbot 1959 , Mercurey Clos L’évêque Château des Etroyes – François Proutheau 1962 , Nuits-Saint-Georges Pierre Olivier 1966, Château de Beaucastel rouge 1989, Riesling – Leiweiner Laurentiuslay Auslese – Mosel – Stefan Kowerich 1983, Château Suduiraut 1969, Rivesaltes Domaine Bory Andrée Verdeille 1927, Maury La Coume du Roy 1925.
J’ai bu les vins du groupe 1 et parfois des verres m’ont été apportés par d’aimables académiciens des tables voisines.
A l’apéritif, le Champagne Charles Heidsieck mis en cave en 1996 est un champagne rassurant. Son goût est précis, bien dessiné, et le vin ne donne pas de prise à l’âge. C’est un champagne très agréable, fait par une maison sérieuse.
Le menu composé par le chef Thierry Bourbonnais : Concentré de potiron, coriandre & foie gras / Lamelles de Saint-Jacques marinées chair de crabe, râpé de chou croquant / Tronçon de bar sauvage, petit minestrone de coquillages parfumés / Noisette d’agneau fermier frotté à la sarriette, champignons sauvages & polenta dorée aux herbes / fromages de Quatrehomme / Crème prise chocolat pur caraïbe, sirop passion / Poire rôtie sur fin sablé Breton, lait d’amande glacé / chocolats. Ce repas fut élégant et de très belle exécution.
Le Champagne « Substance » de Selosse, dégorgé en juillet 2009, est beaucoup plus domestiqué et civil que de récentes versions de dégorgements différents. Champagne racé, de grande personnalité, il est beaucoup plus agréable dans cette forme plus douce, le fumé se fondant dans un goût profond et engageant.
Lorsque j’ai saisi des bouteilles dans ma cave pour l’académie, j’ai tiré doucement des bouteilles de leurs casiers. Je tire celui-ci, un Grand Pouilly Latour, Pouilly Fuissé Louis Latour 1937. Et que vois-je ? La couleur de la mort. Jamais un vin blanc de cette couleur de crème de marron ne peut revivre. Mais j’ai voulu lui donner une chance. A l’ouverture, la cause était hélas certaine. Au moment du service la question est de savoir si j’évite cette purge à mes amis. A ma grande surprise ce vin peut être bu sans risque d’en être malade. Mais ne prenons pas de risque, le vin est mort. Par compensation, j’avais prélevé un Puligny-Montrachet Veuve Génin 1959 à la couleur dorée. Quel beau Puligny, anobli par l’année. D’un jaune d’or qui porte la joie de vivre, d’un parfum riche, ce vin est un grand plaisir, chaud en bouche, avec une belle profondeur. Même si la race du vin n’est pas de première grandeur, ce qui frappe, c’est le plaisir de boire ce vin goûteux et généreux, avec des évocations de beurre et une acidité citronnée délicate.
C’est le papier qui entourait le Château Latour magnum 1973 joliment imprimé de l’emblème du château, une tour très simple graphiquement, qui m’avait alerté. Le vin est atteint d’une dangereuse coulure. Quand j’ai ouvert le vin, j’ai constaté que le bouchon nageait. L’odeur m’indiquait que la glissade a dû se produire pendant le trajet, car rien dans l’odeur ne montre de déviation excessive. Le vin est fatigué bien sûr. Mais la richesse naturelle de Latour, qui ne semble pas affectée par la faiblesse du millésime, aide le vin à se reconstituer dans le verre. Il est torréfié, très café, mais progressivement, il devient Latour, avec une richesse aromatique plus que sympathique.
Le Château Tertre d’Augay 1970 que j’ai aussi apporté, est un vin honnête, bien fait, qui se présente sans défaut. Beau bordeaux à boire, même s’il ne déborde pas d’une imagination farouche, il est très agréable, avec un final élégant.
Le Château Léoville Barton 1959, lui aussi de ma cave, est d’une perfection certaine. Quel grand vin, et quelle grande année. Il est au sommet de sa gloire maintenant. Le vin qui était dans le goulot, n’a pas l’ombre d’un défaut. Mieux encore, il dégage une réelle émotion. Notre table s’extasie devant ce succès absolu.
Le "BAGES" Pauillac, Montré & Cie 1926 avait un niveau à mi-épaule tendant vers basse. Lorsque le vin se développe dans le verre, ce qui me fait penser que ces vins mériteraient d’être versés dans les verres au moins un quart d’heure avant leur service, ce vin évoque toute la brillance d’un millésime de légende. On parle toujours (y compris moi-même) des années 1928 et 1929, mais 1921 et 1926 sont dans la même ligue. Ce Bages est une petite merveille d’évocations de douceurs historiques.
Le Château Mouton d’Armaillac 1934 est intéressant mais souffre d’une petite fatigue. On reconnaît sous le voile pudique la qualité de l’année et la qualité de son terroir. Nous n’avons pas le temps de chercher plus, car j’ai ajouté un vin inconnu sans étiquette et d’année inconnue, de bon niveau dans la bouteille, de forme moderne. Lorsque j’ai ouvert cette bouteille, le bouchon a craquelé en mille morceaux. Notre groupe se compose de deux tables de sept à huit convives. La réaction à ce vin inconnu est assez amusante. L’autre table s’est orientée vers la forme de la bouteille pour pronostiquer un vin des années 70. A ma table, avec Antoine Pétrus sommelier de talent, nous sommes partis dans la décennie 30, car le goût et l’amertume finale ne peuvent appartenir à un vin jeune. Le vin est objectivement de Bordeaux, même si une générosité alcooleuse peut laisser penser à une ajoute rhodanienne. Le vin est agréable à boire. Pour moi c’est un honnête Pauillac du niveau d’un 3ème grand cru, que je situerais dans une année moyenne de la décennie 30. Ai-je raison ? Nul ne le saura.
Le Bonnes-Mares Gérard Peirazeau 1984, saisi aussi dans ma cave est un Bourgogne de grand plaisir. Après tous ces bordeaux parfois canoniques, boire un jeune bourgogne subtil et charmant, pas du tout gêné par l’année 1984, qui n’est pas si faible que cela en Bourgogne, est un plaisir secret, sorte de bonbon que l’on croque en cachette. J’ai aimé son parcours en bouche, discret mais insistant.
Le Domaine de Beaucastel rouge 1959 est une récompense de collectionneur, apportée par mon ami Florent, ce jeune collectionneur fou de vins. Le vin est riche, beau, accompli, au faîte de sa maturité. Il nous donne une leçon d’histoire. Chaque vigneron essaie d’apporter à son domaine une démarche de qualité, de progrès, de constance. Et puis voilà qu’un vin comme ce 1959 est l’aboutissement de ce que peut être un Chateauneuf-du-Pape. Alors, où est le sens de l’histoire ? Cela prouve au moins que le terroir de Beaucastel a des ressources de première grandeur. Le vin est beau riche, accompli, rond en bouche, avec un plaisir de boire rare. Bien qu’il l’ait apporté, Florent convient avec moi que le Léoville-Barton est d’une stature supérieure à ce délicieux Beaucastel.
Merci à mon ami Jean, ouvreur fidèle des bouteilles, qui supporte mes exigences et mes manies, pour ce Château Chalon Jean Bourdy 1959, petit joyau du Jura. Je le trouve moins puissant que les 1959 que j’ai bus, et nettement moins puissant que le 1911 que j’ai ouvert récemment. Mais c’est un vin tellement racé, bien généreux et si délicieusement interpelant que la plaisir est là.
Le Vouvray le Haut Lieu Domaine Huet 1964 a une couleur un peu trop foncée pour son âge et montre une fatigue qu’il ne devrait pas avoir. Lionel, l’ami de toutes les grandes bouteilles lui cherche quelques grandeurs et l’on peut y arriver. Mais quand la vedette arrive, les groupies abandonnent les seconds rôles.
La star, c’est le Chateau Rayne-Vigneau Sauternes 1904 d’une couleur impériale, d’un or impérieux. En bouche, c’est le grand sauternes tel qu’on l’aime, à l’équilibre sensuellement infini, où les notes d’agrumes composent avec le stilton un accord d’anthologie.
Le Madeira D’Oliveiras Reserva Verdelho 1850 est d’une richesse folle. Doux comme des raisins de Corinthe, au final poivré et goudronné, il plombe le palais de bonheur, décuplé par les carrés de chocolat taillés comme des lingots. Apporté par mes fidèles amis japonais, il est d’une fraîcheur remarquable.
Dans un tel parcours, il y a bien sûr des hauts et des bas. Mais qu’importe, quand les hauts s’établissent à des niveaux aussi élevés. Des amis m’ont apporté quelques verres dont j’ai retenu quelques images, fondées sur une gorgée ou un quart de gorgée, ce qui peut faire passer à côté du message réel :
Le Meursault A. Perdrizet 1948 est un très beau meursault, qui a gardé malgré son âge la typicité du beau meursault. Le Château Pichon Baron de Longueville 1904 au niveau bas que j’ai apporté est quasiment mort, alors que j’en ai bu de très bons du même lot. Le Saint Julien Clos St Albert 1900 à la magnifique étiquette est vivant. Faiblement vivant, mais vivant, apportant un témoignage toussotant d’une année historiquement exceptionnelle. Le Château Belair Saint-Emilion 1947 est mort.
Une mention spéciale va au Clos des Papes Chateauneuf du Pape 1971 qui est absolument exceptionnel. Il n’a pas la sérénité du Beaucastel 1959 mais il a plus de fougue. Un vin immense.
Le Château La Louvière blanc 1952, d’une couleur magnifique, d’un nez explosif, est un très grand bordeaux blanc. Le Riesling – Leiweiner Laurentiuslay Auslese – Mosel – Stefan Kowerich 1983 est très pâle mais d’une grande subtilité de vin allemand. C’est un vin que j’aurais dû analyser plus longuement pour en capter tout le message plein de charme.
Nous n’avons pas voté, aussi mon classement est-il fait le lendemain : 1- Château Léoville Barton 1959, 2 – Château de Beaucastel rouge 1959, 3 – Chateau de Rayne-Vigneau Sauternes 1904, 4 – Clos des Papes Chateauneuf du Pape 1971, 5 – Madeira D’Oliveiras Reserva Verdelho 1850, 6 – Château La Louvière blanc 1952, 7 – Puligny-Montrachet Veuve Génin 1959.
Certains ont vu dans le verre qu’il était à moitié plein ou à moitié vide. Ils ont retenu les vins fatigués quand beaucoup d’autres ont retenu les vins brillants que nous avons partagés. Je considère que cette onzième séance est exactement dans la ligne de ce que doit être l’académie des vins anciens, fondée sur deux piliers : l’un qui est d’ouvrir des vins qui doivent être ouverts, et l’autre la générosité. La qualité des séances de l’académie des vins anciens repose sur la générosité et la qualité des apports. Cette séance en a été une belle démonstration. Quand nous ouvrons ces vins anciens, nous leur donnons enfin la mission que leurs vignerons créateurs leur avaient donnée : être bus par des amateurs, en convivialité parfaite.