Jonathan est né en 1981. Il a participé à son premier dîner de wine-dinners en novembre 2008. A ce jour il en a déjà fait sept de plus. Cet été il est venu me rejoindre dans le sud pour partager des repas aussi bien chez Matthias Dandine que chez Yvan Roux. Plus mordu que lui, je ne connais pas. Fiancé à une jolie australienne, il a décidé d’émigrer en ces terres lointaines. Il m’a demandé d’organiser, une semaine avant son départ, un diner sous la forme des dîners de wine-dinners avec une particularité : les vins seront presque tous de la cave de son père qui sera présent. J’accepte volontiers, car ce jeune ami est absolument charmant et enthousiaste. Il y aura autour de la table Jonathan, son père et un ami de son père, les deux compères de Jonathan qui étaient venus déjeuner chez Yvan Roux, le plus fidèle des fidèles de mes dîners, un « nouveau » de mes dîners qui a eu la chance de partager avec Jonathan et moi le vin de Constance de 1791 et mon fils. Nous avons la belle table ovale en position centrale dans la salle du restaurant Laurent, qui est la table que nous avions lors du premier dîner de Jonathan il y a dix mois. La boucle est bouclée.
Alors que j’aurais pu déléguer à Patrick Lair, dont je connais la minutie, l’ouverture des vins qui sont peu anciens, Jonathan ayant exprimé le désir d’être avec moi pour l’ouverture des vins, je me rends au restaurant à 17h30 pour cette cérémonie préparatoire du 122ème dîner de wine-dinners. Alors que tout aurait pu se passer comme une lettre à la poste, j’ai dû faire face à des surprises. Le bouchon du Penfolds Grange 1981 paraît neuf tant le haut du bouchon est blanc et intact. En tirant le tirebouchon, j’extraie un carottage de liège en charpie. Le bouchon est collé au verre et le centre est mou. Il faut cureter le liège, avec des chutes de morceaux dans le vin, que Jonathan va pêcher un à un. Dès que je pique le tirebouchon dans le Haut-Brion 1986, je tire sans aucune résistance. C’est qu’en fait une moitié seulement du bouchon remonte, sans que je n’aie créé la moindre brisure. Pour le Gilette 1970, c’est assez classiquement qu’un disque de liège est resté dans le goulot. Mais j’observe sans pouvoir réagir que le disque, comme aspiré, glisse et descend dans le liquide. Il faudra faire une double décantation pour récupérer le liquide totalement pur. Quand tout est fini, je m’habille de frais et j’emmène Jonathan à une présentation du champagne Laurent-Perrier. Nous goûtons le champagne ultra-brut de Laurent-Perrier, au goût agréable mais un peu court.
Dans le petit salon d’entrée du restaurant, notre groupe de neuf hommes et zéro femme se forme. Le Champagne Cristal Roederer 1996 a une couleur d’un miel clair. Le nez est envoûtant et la bulle dynamique. Je suis renversé par la perfection de ce champagne. Il se trouve que Cristal Roederer ne fait pas normalement partie des gibiers que je chasse, car il m’a dissuadé soit par le goût, soit par les prix influencés par la mode russe. Ce 1996 me fait réviser toute idée préconçue, car je suis totalement conquis. Il y a en lui une grâce, un délicat fumé, voire confituré qui est d’un charme sensuel. Le nem de gambas soutenu par de fines branches de légumes n’aide en rien le champagne. Je pourrais passer des heures à me satisfaire de ce goût merveilleux de plénitude, d’affirmation tranquille, avec une trace en bouche quasi indélébile.
Nous passons à table et Jonathan découvre le menu, que je n’avais pas communiqué, composé par Alain Pégouret et Philippe Bourguignon : Araignée de mer dans ses sucs en gelée, crème de fenouil / Cèpes « bouchon » saisis à la plancha, crème fouettée au lard fermier / Pièce de bœuf rôtie, servie en aiguillettes, macaroni gratinés au parmesan, jus aux herbes et moelle / Tourte de canard Colvert / Pigeon à la goutte de sang, sauce Rouennaise / Mirabelle de Lorraine dans un consommé froid, au thym-citron.
Le Champagne Dom Pérignon 1982 est divinement aidé par l’araignée, plat emblématique du restaurant Laurent, petite merveille de précision. Le champagne est à l’opposé complet du Cristal. Sa couleur est d’un jaune pâle ne laissant la place à aucune trace d’âge, la bulle est active et fine, et en bouche, ce champagne est délicieusement féminin, quand le Cristal était un guerrier armé. Nous sommes dans le registre des marivaudages charmants. La comparaison des deux champagnes que je commente avec mon voisin donne lieu à des images résolument différentes des deux vins, ce qui est fréquent.
Deux bordeaux sont servis côte-à-côte. Comme pour les deux champagnes, il est difficile d’imaginer deux rouges aussi dissemblables, alors qu’ils sont de la même année. Le Château Cheval Blanc 1986 a une couleur plus claire, plus rose, et il joue sur une séduction très féminine. Alors que le Château Haut Brion 1986, plus noir et d’une densité énorme, joue sur sa puissance. On peut aimer les deux, mais ce soir, c’est le Cheval Blanc qui conquiert les esprits. Le Haut-Brion sera miraculeux dans vingt ans, car il est porté par une richesse de structure exemplaire. Le Cheval Blanc est doté d’un charme qui est à son apogée et ne gagnera pas autant dans le futur que le Haut-Brion. Les cèpes sont délicats pour mettre en valeur les expressions des deux vins. A noter qu’au nez à l’ouverture, le Haut-Brion paraissait très supérieur au Cheval Blanc qui s’est bien rattrapé depuis.
La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1998 est d’un rouge sang d’une rare beauté. Le nez est envoûtant. En bouche, c’est une immense surprise, car il est enjôleur, cajoleur, séducteur, au-delà de toutes les expressions bourguignonnes habituelles des vins de la Romanée Conti. C’est rare qu’un vin du domaine joue autant dans le registre de la séduction. La divine pièce de bœuf est d’une telle subtilité qu’elle accompagne le vin comme le témoin accompagne la mariée. Le macaroni ne crée aucune émotion au vin. La Tâche conquiert toute la table comme on le verra dans les votes. C’est un jeune La Tâche, dans une période de séduction juvénile à laquelle on succombe volontiers.
Nous allons goûter trois vins sur le plat qui nous est servi. La tourte de colvert est une merveille. Dans mon cerveau, c’est comme si l’on mettait un switch qui me transporte dans le monde d’Antonin Carême, de Brillat-Savarin, ou de Dodin-Bouffant. C’est l’accomplissement de la cuisine bourgeoise de qualité. Ce plat est gourmand, et va correspondre divinement aux trois vins grandioses.
L’Ermitage Le Pavillon Chapoutier 1989 est d’un très grand charme, énigmatique par certains aspects, étrange, interpelant, mais c’est le charme qui triomphe. A côté de lui, l’Hermitage Chave 1995 est la pureté de l’Hermitage. Tout en lui paraît simple, équilibré, mais c’est une bombe de richesse gustative. Hiérarchiser les deux serait bien difficile, tant ils sont différents et agréables à boire, le Chapoutier dans un registre un peu exotique et le Chave dans la pureté absolue de sa définition.
A ce stade du repas, le père de Jonathan, prévenu des votes à faire en fin de repas déclare que selon lui, les votes seront tous identiques. Instantanément, je parie avec lui du contraire. L’enjeu est un dîner. Les anciens des dîners lui annoncent qu’il a sûrement perdu. Nous verrons.
Pour que je gagne mon pari, je cache autant que je peux l’incroyable choc gustatif que me fait le Penfolds Grange Hermitage 1981, vin de l’année de Jonathan, qu’il s’est fait expédier d’Australie la semaine dernière. Le nez est de poivre et de fruits noirs comme la mûre. Ce nez, que l’on pourrait retrouver en France, ne concernerait que des vins de 2005, et jamais des vins de plus de vingt ans. C’est d’une puissance invraisemblable. En bouche, c’est pour moi un bonheur total. Si l’on imagine les tendances que Robert Parker a encensées puis suscitées, on est au centre de la cible. Il y a des fruits noirs, une richesse d’expression qu’aurait un vin de 14° alors que l’étiquette n’en annonce que 12,6°, soit moins que le Chave et le Chapoutier, et il y a en plus un détail inouï qui m’enchante : le final inextinguible est mentholé, ce qui lui donne une fraîcheur unique que je retrouve dans certaines Côtes Rôties de Guigal. Ce vin a été fait il y a 28 ans, avant que Parker n’existe dans les médias. Ce vin sublime les tendances encensées par Parker et les presque trois décennies donnent une élégance unique à ce vin qui ne tombe en aucun cas dans la caricature du vin moderne. Voilà un vin moderne que j’adore.
La cuisine est un langage précis. J’ai commis une erreur et j’en porte la responsabilité. Je voulais que le vin que j’ai apporté, le Champagne Laurent Perrier Cuvée Alexandra rosé 1998 soit placé à ce stade du repas et soit confronté à un pigeon rose à souhait. Dans mon courriel, j’ai écrit « à la goutte de sang ». Or en cuisine ce fut interprété comme un appel à une sauce faite avec le sang. Heureusement le pigeon ne fut pas nappé par la lourde sauce, aussi ai-je suggéré que l’on ne prenne que les filets, bien roses, avec le champagne. L’accord est particulièrement judicieux et met en valeur ce champagne rare, dont la subtilité ne se révèle que petit à petit. Comme dans une danse des sept voiles, chaque gorgée dénude un peu plus les trésors de grâce et de finesse d’un champagne hors du commun. Subtil il l’est au point qu’un palais non averti pourrait passer à côté de son message.
Jonathan a envie d’une pâte bleue sur le Château Gilette 1970. Les fromages sont déjà rangés au frais car nous sommes les bons derniers et ce n’était pas prévu au programme. On me fait tâter la fourme d’Ambert que je ne trouve pas trop froide. L’essai sera fait. Une nouvelle fois j’explique comment faire cohabiter pâte bleue et Sauternes : « mâchez, mâchez, mâchez ! » et l’expérience est convaincante. J’ai trouvé ce Gilette un peu faible par rapport à d’autres millésimes.
Le Château d’Yquem 1982 est un Yquem classique qui commence à s’épanouir. Déjà bien ambré, il apporte tout ce qu’on aime en Yquem. La mirabelle est un essai réussi. Car quand on boit l’Yquem juste après le fruit, il devient mirabelle, par un heureux mimétisme, et quand on le boit seul il redevient Yquem. Cette acceptation réciproque est aidée par le thym-citron. Cet accord est grand.
J’avais demandé à Alain Pégouret au dernier moment, faute de litchis, quelques tranches de pamplemousses roses pour le Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles Hugel 1989 apporté par l’ami fidèle parmi les fidèles. Ce vin avait le nez le plus beau à l’ouverture. C’est une merveille de précision et de fraîcheur. Le pamplemousse excite certaines de ses caractéristiques, faisant ressortir le doucereux et la précision. C’est un vin de première grandeur, d’une belle joie de vivre.
Les votes sont très difficiles compte tenu de l’extrême accumulation de grands vins. Nous sommes neuf votants pour douze vins. Deux seuls vins n’ont pas de vote, le Dom Pérignon 1982 et le Gilette 1970. Six vins ont eu le mérite d’avoir un vote de premier, ce qui montre une extrême diversité de votes. La Tâche a obtenu trois votes de premier, Yquem a obtenu deux votes de premier et Cheval Blanc, l’Hermitage Chave, le Penfolds Grange et le Gewurztraminer ont eu chacun un vote de premier. La Tâche est le seul qui a reçu neuf votes ce qui veut dire que chacun a voté pour lui.
Le vote du consensus serait : 1 – La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1998, 2 – Château d’Yquem 1982, 3 – Ermitage Le Pavillon Chapoutier 1989, 4 – Hermitage Chave 1995. Mais il convient de dire que les votes pour la quatrième place ont été extrêmement serrés entre le Chave, le Hugel et le Penfolds. Le père de Jonathan a dans le désordre les quatre vins de ce consensus, ce qui justifie qu’il en soit content.
Mon vote est : 1 – Penfolds Grange Hermitage 1981, 2 – Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles Hugel 1989, 3 – La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1998, 4 – Champagne Cristal Roederer 1996.
Les votes ont été extrêmement disparates, car les vins méritaient tous notre intérêt. J’ai gagné le pari d’un dîner. La tourte de canard a été unanimement plébiscitée car ce plat est l’expression aboutie de la cuisine bourgeoise gourmande, la prime de l’originalité de l’accord ira à la mirabelle qui a épousé l’Yquem d’une brillante façon. Faire un dîner chez Laurent, c’est l’assurance de passer une belle soirée.