Le 125ème dîner se tient au restaurant Patrick Pignol.
Ce dîner est une première, car sur les onze vins qui seront ouverts, sept sont étrangers. Ma cave est essentiellement française, mais ici ou là, j’ai butiné, achetant des vins étrangers qui se présentaient à portée de ma raquette d’enchérisseur. J’ai défini un ordre des vins, sachant que pour beaucoup d’entre eux, c’est à l’ouverture que je déciderai de leur affectation sur le menu composé par Patrick Pignol. Aucun vin rouge n’étant ancien, je pensais, comme pour le dîner organisé avec les vins du père de Jonathan, que ce ne serait qu’une formalité. Nicolas, le sommelier fidèle de mes ouvertures, le croyait aussi. Or la bouteille de Vega Sicilia Unico 1964 avait été protégée par une cire approximative, du fait d’un début d’évaporation, et sous cette cire, une sale poussière grasse repose sur un bouchon descendu de près d’un centimètre. Imbibé, le bouchon se brise en mille morceaux. Et, surprise, comme pour le dîner en l’honneur de Jonathan, le bouchon du Penfolds Grande 1987 est indigne du statut mythique de ce vin. Le bouchon est quasi poreux, de la texture d’une gomme, sec et se brise en mille morceaux. Ce n’est donc pas un hasard, puisqu’un mauvais bouchon fermait aussi le Penfolds 1981. La texture du bouchon du Beaulieu 1978 est aussi gommeuse. Ces grands vins seraient bien inspirés de choisir de meilleurs lièges. Je fais sentir le Sigalas Rabaud 1896 au jeune pâtissier afin qu’il ajuste ses coings au parfum de ce beau sauternes. Le bouchon du Massandra 1931, Muscat Gurzuf est aussi poreux mais efficace que ceux de mes vins de Chypre.
La table se dresse, je me fais beau, tout est prêt pour ce 125ème dîner. Le menu composé par Patrick Pignol est ainsi décrit : Damier de noix de Saint-Jacques et truffes d’automne et sa tartine truffée / Fraîcheur de homard, au parfum de mélisse et pulpe de tamarin / Ris de veau rissolé en cocotte / Perdreau rôti au four au parfum de sauge ananas / Lièvre en 2 façons : râble cuit minute et civet en crépinette / Vieille tomme de Savoie ou tomme de brebis affinée / Déclinaison autour du coing / Madeleines.
Nous sommes dix. Neuf sont des habitués de ces dîners et le dixième, amateur fou de vins anciens, en a déjà dégusté de beaux avec moi. Il n’est donc point besoin de donner les consignes habituelles.
Le Champagne Bollinger rosé 1990 est d’une belle couleur rose. Son goût est précis et sa longueur est faible. Je suis assez déçu que ce champagne ne dégage pas beaucoup d’émotion. Il avait été ajouté au programme du dîner car je ne souhaitais pas que l’on démarre sur le 1962 et ce fut une sage décision car le palais est prêt, avec ce rosé qui est bon, à accueillir le Champagne Dom Pérignon 1962.
La première gorgée se prend sur une tranche de truffe, et c’est tout simplement divin. La deuxième gorgée se prend sur une tranche de coquille Saint-Jacques crue, ce qui donne une ampleur remarquable au Dom Pérignon. Avec la combinaison des deux, le champagne est parfait. Il représente la synthèse du champagne élégant. Il n’a pas d’aspérité, aucun muscle excessivement saillant. Je le trouve presque aqueux tant il est fluide, mais ce qui est indéfinissable, c’est que sous ses aspects apparemment simples, il fait toucher la perfection. L’image qui me vient est celle d’une chapelle bretonne. Elle n’a pas les audaces architecturales des basiliques, mais elle apporte une sérénité religieuse propice à la dévotion. Ce Dom Pérignon est ainsi, il pousse par son équilibre au recueillement.
En haut et à droite de l’assiette aux damiers, comme une note, un rappel ou un indice, un petit toast à la truffe est posé. L’accord du Dom Pérignon avec ce petit carré est impérial, confirmant l’efficacité absolue de ce champagne de grande pointure.
Le homard servi froid offre des goûts très dispersés, ce qui ne correspond pas aux souhaits de deux vins très subtils. Le Sassicaia 1987 est immédiatement charmant. C’est l’amoureux galant des romans du 18ème siècle, à l’habit débordant de dentelles et de fanfreluches, mais de grande distinction. Ce Sassicaia est l’élégance même, discrète et raffinée. A côté, l’Opus One Napa Valley 1984 fait un peu pataud sur les premières gorgées. Mais son évolution va être spectaculaire. Il se structure, il s’affine, au point d’avoir de jolis accents bordelais raffinés que le premier contact ne laissait pas envisager. Le cœur balance entre les deux, mais le charme italien opère.
Le ris de veau est d’une texture parfaite. L’accord avec le Vega Sicilia Unico 1964 est d’abord jugé osé par mes amis, mais il convainc toute la table. Ce vin était de loin le moins civil au moment de l’ouverture. Il me paraissait fatigué, et voici qu’il ressuscite au point d’entraîner l’enthousiasme de toute la table, comme le montrera le vote. Le vin est légèrement torréfié, comme beaucoup de Vega Sicilia Unico, avec des notes de café que suggère sa couleur très sombre, presque noire. Ce vin lourd et épais se domestique sur le ris. C’est un bonheur, vin riche et long en bouche, fou de charme.
Le perdreau est goûteux et remarquablement traité. Le Beaulieu Vineyard Georges de Latour Napa 1978 est d’un raffinement extrême. Jamais on ne dirait que ce vin subtil et élégant, qui glisse en bouche en une trace séduisante est américain. Non pas que les Amériques ne soient pas capables de faire du bon vin, mais nos cocoricos leur ont collé une telle image qu’un raffinement de ce niveau surprend. Je suis conquis par ce vin. J’attendais de la Côte Rôtie La Landonne Guigal 1996 qu’elle domine la confrontation mais, est-ce l’attrait de la curiosité, je ne sais, car je suis emballé par le Beaulieu. La Landonne est un solide grand vin du Rhône fidèle à son expression habituelle, mais ce soir l’heure est cosmopolite.
Le lièvre est un sacré gaillard, traité pour exprimer son goût de gibier. Les deux vins qui lui sont affectés n’ont aucune envie de lui laisser le moindre pouce de terrain, comme en une mêlée de rugby acharnée. Le Cristom Willamette Valley Pinot Noir Marjorie Vineyard 1999 est inconnu de tous. C’est un vin de l’Oregon, puissant, facile, lisible, à la définition très claire, qui joue juste et bien. Vin de soif malgré sa force, il se boit avec plaisir. Mais je succombe au charme fou du Penfolds Grange Hermitage Bin 95 – 1987, comme il y a peu, j’avais fondu pour son 1981. Le nez évoque un coulis de framboise. En bouche, il est d’une opulence chatoyante. Il est charnu, goûteux, resplendissant. Je l’aime évidemment, mais un peu moins que le 1981. C’est un vin de très haut niveau.
Le Château Sigalas Rabaud Sauternes 1896 a une belle robe d’un or sombre. Le coing est génialement dosé pour le mettre en valeur. Ce fut une bonne idée que de faire sentir le vin au pâtissier. Le nez du vin évoque le coing, bien sûr, ainsi que la bouche, dans une belle continuité. La râpe du fruit excite le vin de très belle longueur, vin immense qui est le plus grand des 1896 que j’ai bus de ce château. On comprendra aisément que je succombe au charme de ce vin subtil, aux variations gustatives d’une irisation infinie.
Le Massandra Gurzuf White Muscat 1931 étonne tout le monde. Il titre 10° et joue sur sa douceur et son sucre fort. Très long, il est plein de charme. Lorsque je l’avais ouvert, j’avais demandé s’il n’y avait pas quelques pruneaux en cuisine. Un maître d’hôtel me proposa fort judicieusement de grosses dattes tendres. L’accord du muscat avec ces dates est magique. Il faut passer des dattes aux madeleines et vice versa pour connaître des titillations doucereuses du plus bel effet.
Les votes sont particulièrement difficiles pour des vins dont les repères existent peu. Sur onze vins, neuf ont des votes, ce qui est agréable. Cinq vins ont l’honneur d’être premiers : le Vega Sicilia Unico 1964 quatre fois, le Massandra trois fois, le Dom Pérignon une fois comme le Beaulieu et le Sigalas Rabaud 1896.
Le vote du consensus serait : 1 – Vega Sicilia Unico 1964, 2 – Massandra Gurzuf White Muscat 1931, 3 – Château Sigalas Rabaud Sauternes 1896, 4 – Champagne Dom Pérignon 1962, quasi ex-æquo avec le Beaulieu Vineyard Georges de Latour Napa 1978.
Mon vote a été : 1 – Château Sigalas Rabaud Sauternes 1896, 2 – Champagne Dom Pérignon 1962, 3 – Penfolds Grange Bin 95 – 1987, 4 – Beaulieu Vineyard Georges de Latour Napa 1978. Si le premier voté du consensus n’est pas sur ma feuille de vote, c’est sans doute parce que j’avais en mémoire l’aspect visuel du bouchon très laid à l’ouverture et parce que c’était alors le plus fatigué. Le contexte psychologique de ce moment important ne me poussait pas à m’enflammer pour lui.
La brochette de vins rouges a démontré que les vins ‘d’ailleurs’ ont de la subtilité à revendre, ce qui tend à modifier l’imagerie d’Epinal sur les vins du Nouveau Monde. Deux accords ont été magistraux, le damier de Saint-Jacques et truffes avec le Dom Pérignon, ainsi que le Vega Sicilia et le ris de veau. L’ambiance chez Patrick Pignol est toujours enjouée et la cuisine d’une grande qualité. Nos rires résonnaient encore tard dans la nuit, conscients que nous étions d’avoir passé un grand moment avec des vins du plus bel intérêt.