Le dîner annuel des vignerons amis de Bipin Desai se tient au restaurant Laurent. C’est le douzième que j’organise depuis 2001 et comme le format est celui de mes dîners, il sera comptabilisé comme 165ème dîner de wine-dinners. Ces douze dîners n’auraient pas existé sans Bipin Desai, grand amateur de vins et organisateur de dîners de prestige.
Les amis qui répondent à mon invitation sont : Didier Depond, Caroline Frey, Richard Geoffroy, Thomas Henriot, Louis Michel Liger-Belair, Bérénice Lurton, Jean-Charles de la Morinière, Jean-Luc Pépin, Sylvain Pitiot, Eric Rousseau, Aubert de Villaine. Hélas, la forte neige qui s’est abattue sur une partie de la France nous privera de la présence de Thomas Henriot et un contretemps de celle de Richard Geoffroy.
A 17 heures, j’ouvre les vins. J’aurais pu me reposer sur l’efficace équipe des sommeliers du restaurant Laurent, mais comme un médecin accoucheur, j’aime voir comment se passe la naissance de tous ces vins. J’ouvre donc toutes les bouteilles. La seule qui m’interpelle est celle du Chambertin 1983 que je trouve camphrée ou chimique. Il est probable que la mauvaise odeur disparaîtra, mais elle semble tenace.
Beaucoup de bouteilles ont été reconditionnées aux différents domaines. La Tâche 1971 l’a été en 1996, la Romanée 1970 l’a été en 1999, le Corton 1985 l’a été en 2003, l’Hermitage 1990 l’a été en 2008 et le Climens 1937 l’a été il y a peu de temps.
J’avais prévu de mettre en intermède au milieu des six vins rouges de Bourgogne le magnum de Dom Pérignon de Richard Geoffroy. Comme il ne viendra pas, nous convenons avec Patrick Lair de ne pas l’ouvrir. Le Clos de Tart 1978 le remplacera sur le risotto.
Les amis sont tous à l’heure et nous commençons l’apéritif d’un friture d’éperlans avec le Champagne Delamotte magnum 2002. Ce champagne est un joli blanc de blancs qui fait plaisir à boire mais nécessitera quelques années avant d’avoir la personnalité affirmée du Champagne Delamotte magnum 1970 de grande expression qui nous est servi à table avec la friture qu’accompagne une sauce crémée goûteuse. Le champagne a un nez extraordinaire de présence. En bouche, il est pénétrant, adjectif que j’utiliserai souvent tout au long du repas. Ce champagne d’une très grande personnalité est plus qu’une heureuse surprise, c’est un grand champagne.
Le menu créé par Alain Pégouret et Philippe Bourguignon est : coquilles Saint-Jacques marinées et champignons de couche / Pigeon à peine fumé, pommes soufflées « Laurent » / Risotto à la truffe blanche d’Alba / Rognon de veau de lait grilloté, poêlée de champignons sauvages / Pâtes farcies, sauce d’un lièvre à la Royale / Gaufrette aux poires et au poivre de Séchuan, crème de châtaignes / Palmiers.
Le Corton Charlemagne Bonneau du Martray magnum 1988 est d’une extrême élégance et d’une grande sensibilité. Le sucré de la coquille Saint-Jacques répond parfaitement à sa délicatesse, alors que le Musigny blanc Comte de Vogüé 1992, tout en puissance et en pénétration se marie beaucoup moins bien avec le plat, sauf peut-être avec les fines lamelles de champignons. Nous avons là deux expressions très différentes du blanc de Bourgogne, l’une dans l’élégance et le charme, et l’autre dans l’affirmation et la conviction. Le Musigny est d’une année éblouissante en blanc, ce que l’on constate sur ce vin qui appellerait un plat plus fort pour s’y confronter.
Le pigeon est tout en douceur et subtilité. On pourrait presque se demander si le Corton Charlemagne ne lui eût pas convenu. Mais il a une belle brochette de vins à affronter. Bipin Desai est agacé du fait que l’ordre des vins qui lui sont servis n’est pas celui du menu. Il ne comprend pas et veut qu’on lui explique. En fait, comme j’ai fait déplacer le Clos de Tart pour accompagner le risotto, les vins servis ne sont pas dans l’ordre. C’est alors, qu’un quarteron de vignerons loin d’être en retraite, par un coup d’Etat imparable, m’ont contraint à faire ouvrir le Dom Pérignon, au prétexte fallacieux que Richard Geoffroy ne serait pas content qu’il ne fût pas bu. C’est donc à l’insu de mon plein gré que le Clos de Tart Mommessin 1978 a retrouvé sa place dans le déroulement du repas.
La Romanée Comte Liger-Belair 1970 est le plus doux des trois vins qui sont servis, d’un grand raffinement mais un peu moins long que les deux autres. Il est nettement plus agréable que celui que j’avais bu avec Louis-Michel dans l’impressionnante verticale de Romanée Liger-Belair faite en Autriche il y a six mois. Le vin convient bien au pigeon dont les pommes soufflées sont une bénédiction.
La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1971 est impressionnante. Son nez est d’une grande émotion et son parcours en bouche est infini. Quelle rémanence gustative ! Ce vin est un modèle de raffinement. Et il a tout de l’âme du domaine de la Romanée Conti que j’avais pu trouver à l’aveugle il y a peu de semaines sur le même vin. Celui de ce jour a une plus grande tension que le précédent.
Le Clos de Tart Mommessin 1978 dont j’ai découvert que la capsule avait été découpée avant que je ne la reçoive, a un parfum extrêmement riche de complexité. En bouche il est long, et finit sur une râpe très bourguignonne que j’apprécie énormément. La Tâche a aussi cette belle râpe, mais moins intense que le Clos de Tart que je trouve le plus approprié au plat, car La Tâche est un tel cadeau qu’on pourrait la boire seule. Ces trois vins ont beaucoup de points communs et je suis content de les avoir regroupés.
Le Champagne Dom Pérignon Rosé Œnothèque magnum 1982 est arrivé dans ma cave dans une magnifique boite laquée de noir et dotée d’une étiquette métallique indiquant : "Rosé Vintage 1982 / Chef de cave’s Private Cellar". Sur l’étiquette flashy de rose mauve figure sous le nom du champagne : "Altum Villare". C’est la première fois que je vois Hautvillers nommé ainsi. Après ces considérations sur l’enveloppe, voyons un peu le contenu. Le rose est d’une intensité rare et d’une jeunesse surprenante. Le parfum est intense. Le vin est pénétrant et l’accord qui se forme avec le risotto est d’une extrême sensualité. L’accord est l’un des deux plus brillants de ce repas.
Bien sûr, ce champagne ne laisse pas indifférent. C’est tout à l’honneur de la prestigieuse maison de champagne d’avoir imposé des codes de luxe et de luxure qui conditionnent l’émotion que l’on ressent. On est bien, mais force est de constater que le message est assez linéaire, même si la longueur est là. Cette impression s’est corrigée le lendemain, quand, buvant le fond de la bouteilles avec peu de bulles, j’ai pu constater la noblesse du vin de base de ce grand champagne, devenu plus ambré que rose.
Merci les vignerons rebelles qui m’ont imposé ce rapt du Dom Pérignon.
Le Corton Bouchard Père & Fils 1985 est le plus compact et le plus simple des trois bourgognes qui accompagnent le rognon de veau. Je suis sûr qu’il eût été meilleur si Thomas avait été présent.
Avec Eric Rousseau, nous constatons que l’attaque du Chambertin Clos de Bèze Domaine Armand Rousseau 1983 n’est pas totalement pure, même si l’on est proche de ce qu’on peut attendre. Et c’est le plat fort goûteux qui répare toutes les blessures, d’autant qu’elles sont légères. C’est un beau chambertin joyeux de vivre, mais ce n’est pas le plus grand que j’aie bu de cette emblématique domaine.
Le Musigny Vieilles Vignes rouge Comte de Vogüé 1991 est aussi pénétrant en rouge qu’il peut l’être en blanc. Il faut dire que l’année 1991 est superbe en ce moment. Ce vin puissant, tranchant, est un bon exemple du bourgogne conquérant. Il est à l’aise avec la plat qu’il est le seul à dompter, les deux autres vins jouant plus à l’apprivoiser.
J’ai beaucoup bavardé avec ma voisine Caroline Frey des mérites des différents millésimes de l’Hermitage La Chapelle. Et il nous est facile de tomber d’accord sur le fait que l’Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1990 fait partie des très grandes années de ce vin. Le vin est carré, cohérent, lisible, et l’apparente facilité de lecture n’exclut pas la complexité bien intégrée. La longueur est très belle, finissant en coup de fouet et l’accord avec les pâtes farcies, mais surtout avec la sauce d’un lièvre à la Royale est un accord de pure gourmandise. C’est un très joli vin. Et l’accord fait partie des deux plus beaux.
Le Château Climens 1937 est d’une robe presque noire. C’est le plus foncé des 1937 que j’ai rencontrés. Son parfum est d’une séduction extrême mais surtout d’une pureté sans égale. Et ce qui est intéressant avec les sauternes de ce calibre, c’est qu’on ne peut pas se poser la question : "pourrait-il être meilleur ?". Il est parfait profond, long en bouche , distillant un plaisir infini.
Le repas se finit sur le vin que j’ai apporté, un Bastardino Setubal Fonseca 1912. J’explique la raison de cet apport. Deux jours après ce dîner, ma mère, si elle était toujours vivante aurait eu juste cent ans. N’ayant pas de repas familial prévu pour cet anniversaire, j’ai pensé, que boire ce vin de cent ans avec des vignerons que j’apprécie et dont certains sont des amis, serait rendre à ma mère un bel hommage. Mes amis y ont été sensibles et surtout les deux jeunes femmes présentes, mères elles aussi.
Je suis content de constater que tout le monde plébiscite ce vin extraordinaire. A l’ouverture, en le sentant, je savais qu’il serait grand. Il est plus grand encore que mon attente. Le nez est pénétrant, de pruneaux et de douceurs. En bouche, c’est beaucoup plus qu’un porto. Car il y a un fort café et même du goudron. Il a la force d’un Pedro Ximenez et la douceur d’un porto. Bipin Desai m’en complimente, ce qui n’est pas rien. Ce vin est d’un intense plaisir, quasi infini.
L’usage dans ces dîners est de ne pas voter, puisque les vignerons sont présents. Pour mémoire, je noterai mes quatre préférés, qui correspondent à mon goût : 1 – Bastardino Setubal Fonseca 1912, 2 – Château Climens 1937, 3 – La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1971 et en 4 ex aequo : Corton Charlemagne Bonneau du Martray magnum 1988 et Champagne Delamotte magnum 1970. Ce n’est pas un jugement qualitatif mais un jugement de goût.
L’ambiance de ce repas a été d’une convivialité extrême, et d’une grande amitié. Chacun était heureux d’être là. Bipin a essayé d’imposer que chacun présente et commente son vin. Les premiers s’en sont acquittés avec grâce, mais les conversations spontanées ont progressivement pris le dessus.
Lors de tels repas, on ne veut pas se quitter. J’avais apporté dans ma musette Un Château Caillou Haut-Barsac 1934 qui, lors de mes rangements, avait attiré mon attention par son niveau bas qui n’avait pas altéré sa belle couleur. Je propose de l’ouvrir avec ceux qui restent, dans le salon de l’entrée du restaurant. Il aurait fallu filmer la grimace de Bérénice Lurton lorsqu’elle a approché le verre de son nez ! Il est évident que si ce vin avait été ouvert en même temps que les autres, cette odeur aurait disparu depuis longtemps. Or elle est là et se dissipe d’ailleurs assez vite. Ce Barsac doré, infiniment plus clair que le Climens ne pouvait pas nous passionner longtemps, aussi Didier Depond fait ouvrir un Champagne Salon 1996, d’autant plus magnifique qu’il fait suite au sauternes, qui signe de façon remarquable par sa belle maturité et son opulence un moment d’intense amitié.
Nous avons lancé des pistes pour fêter de belle façon les 40 ans de l’un et les 50 ans d’un autre. L’envie est évidente de se revoir pour partager des moments d’une aussi grande intensité.
le bouchon de La Tâche est couvert par une petite cire. Sa qualité est superbe
le bouchon de l’Hermitage a eu un curieux parcours
Aubert de Villaine avec Bipin Desai et Bérénice Lurton
la table en fin de soirée