Nous sommes cinq au restaurant Laurent. Le dîner est organisé pour mon ami Steve, collectionneur américain que je rencontre deux fois par an, une fois chez lui et une fois en France, pour que nous dégustions ensemble les plus belles bouteilles de nos caves. J’ai invité trois amis que je considère comme de vrais amateurs de vins anciens qui savent trouver en eux les richesses extrêmes qu’ils nous offrent. Ayant pris l’habitude de compter les repas avec Steve en France au sein des dîners de wine-dinners, comme je le fais aussi pour les dîners avec Bipin Desai en France, ce dîner sera le 133ème dîner de wine-dinners.
J’avais envisagé d’ouvrir un magnum de champagne Cristal Roederer 1977 car je sais que Steve aime ce vin. Mais ce devait être pour sept personnes, alors que nous sommes cinq. Aussi, avec l’accord que je sollicite de mes amis, nous commençons l’apéritif par un Champagne Salon 1982. J’ai un amour particulier pour cette année de Salon, car elle magnifie les qualités de ce champagne dont je raffole. Il y a en effet une très heureuse et très curieuse combinaison de force et de romantisme. La bouteille que l’on ouvre est exceptionnelle et une fois de plus je m’en veux qu’elle n’ait pas été ouverte une heure plus tôt. Le nez est d’une puissance extrême, combinant les fruits jaunes avec des évocations de fruits confits. En bouche, c’est main de fer dans gant de velours, avec l’image qui me vient : un feu d’artifices. Car il y a tout dans ce champagne, avec des variations instantanées de ce Fregoli gustatif : il part dans toutes les directions. Ce qui domine, ce sont les fruits jaunes et blancs et les parfums de fleurs blanches. Le final est impérieux. Ce champagne dont on est incapable de saisir toutes les nuances tant il change de visage à la vitesse de la lumière, me ravit au plus haut point. C’est un très grand Salon, et les sticks au saumon et toasts de foie gras l’excitent savamment.
Nous passons à table, et dans ce restaurant plein à craquer puisque toutes les tables et tous les salons affichent complets, nous avons la plus jolie table, la table d’apparat. Le menu que j’ai mis au point avec Patrick Lair et créé par Alain Pégouret se présente ainsi : Langoustines croustillantes au basilic / Morilles farcies, écume d’une sauce poulette / Aiguillette de canard, sauce rouennaise, pommes soufflées / Friands de pieds de porc dorés / Voiture de fromages / Millefeuille à la mangue, piments d’Espelette / Café, mignardises et chocolats.
Le Champagne Bollinger 1966 est totalement à l’opposé du champagne précédent. Ici, tout n’est que douceur et élégance. Ce sont des jolies femmes en vertugadins qui jouent de leurs éventails pour cacher les mouches dessinées sur leurs joues, que découvriront leurs futurs amants. Tout dans ce champagne est grâce et volupté. Et les langoustines, délicatement sucrées dans leur habillage croustillant jouent avec le champagne à composer des madrigaux champêtres. C’est le siècle de Louis XV qui ravit nos papilles. Alors, ce sont des couleurs blanches et roses qui viennent évoquer l’empreinte de ce champagne galant. Et le Salon 1982 a permis de mettre encore plus en valeur la grâce de ce beau champagne.
Le Château Haut-Brion blanc 1945 est vraiment curieux. Son nez est celui d’un sauternes discret et en bouche, je dirais volontiers que c’est Climens 1925. Car ce vin de Graves est fortement botrytisé, et nous offre un aspect que le sauternais ne renierait jamais. Steve nous indique qu’il a souvent rencontré cette évolution chez les Haut-Brion blancs de cette période. Le vin est charmant, doucereux, délicat, et les morilles, délicates elles aussi, lui conviennent à merveille. Mais pour moi, ce n’est pas ce que j’attends de Haut-Brion blanc, car j’ai le souvenir d’un magnum de Haut-Brion blanc 1949 que Steve avait ouvert pour moi qui était absolument exceptionnel et totalement Haut-Brion. Alors, bien sûr, je profite comme mes amis de ce grand vin, qui a connu une évolution crédible, mais qui n’est pas dans la ligne de Haut-Brion. La subtilité des morilles est un régal.
Le Cos d’Estournel 1921 a un nez impérieux de framboises. J’explique à l’ami qui l’a apporté que pour moi, ces vins extrêmement typés au nez de framboises ont choisi une direction, qui est une direction parmi d’autres. Ce Cos aurait pu connaître une évolution plus stricte. Mais il a choisi d’aller vers un fruit imposant. Le vin est absolument remarquable, d’une densité de plomb sur une robe d’une rare beauté. Et nous touchons l’un de ces accords parfaits qui font mon bonheur. Car la sauce du canard, lourde elle aussi comme le plomb, crée une fusion avec le vin qui les rend indissociables : qui est la sauce et qui est le vin, nul ne peut le dire tant ils se confondent en une union féerique. Nous avons donc deux vins successifs qui ont pris de belles évolutions qui ne sont pas doctrinales. La preuve m’en est donnée quand on me sert la lie : dans la lie, la rigueur du Saint-Estèphe apparaît enfin et l’on prend conscience qu’il s’agit d’un immense vin, d’une année que je révère.
Une preuve supplémentaire va être apportée par le Château Gruaud Larose 1921 qu’un des amis familier du Laurent commande à Patrick Lair. La bouteille sort tout juste à l’instant de cave. Le niveau est dans le goulot. C’est une bouteille qui a reposé depuis l’origine dans la cave du restaurant. Le vin est servi, frais encore, et son éclosion dans nos verres est un petit miracle. Quelle fraîcheur ! C’est extraordinaire. Et là, on voit bien que ce vin a suivi son évolution naturelle et doctrinale, ce qui ne fut pas le cas de Haut-Brion 1945 et de Cos 1921. Le Gruaud-Larose est moins charpenté que le Cos, a moins de coffre et de race. Mais l’éclosion dont nous suivons l’évolution est un vrai bonheur. La couleur du vin est irréellement jeune, comme s’il était des années 80. Le Gruaud ne s’accorde pas aussi bien avec la sauce et c’est avec la chair délicieuse du canard qu’il se sent le mieux.
Le Vougeot Les Cras C. Marey & Comte Liger-Belair 1923 m’avait fait peur à l’ouverture avec un nez ne promettant pas une résurrection facile. Je m’attendais donc à un vin encore fatigué. Il l’est un peu, mais beaucoup moins que ce que j’imaginais. Il a de la rondeur, de la grâce et une opulence certaine. C’est un vin « assis ». Même s’il est intéressant, notre attention est captivée par le vin qui est servi à sa droite, La Romanée C. Marey & Comte Liger-Belair 1949. Car là, respect, comme on dit dans les banlieues, c’est du grand et même du très grand. Ce vin est authentiquement bourguignon, avec une race folle. On dirait qu’il a tout pour lui. Il a la concentration, la puissance, la richesse, et en même temps un panache bourguignon. Si l’on devait lui faire un petit reproche, c’est qu’il est presque trop parfait. Il lui manque d’être un peu canaille pour être vraiment très émouvant. Sur le pied de porc qui est une institution du lieu, les deux bourgognes sont à leur aise. Ils sont bien.
Jusqu’à présent, tous les accords ont été d’une justesse exemplaire. Je demande lorsque le chariot des fromages arrive qu’on nous donne juste une petite lamelle de comté pour préparer la bouche au Tokay qui arrive. Pendant que l’on nous sert de ce liquide lourd, rouge comme un porto jeune, nous avons tous une pensée pour l’année 1819, année où Napoléon était encore en vie en exil, l’année de la naissance de la reine Victoria, et pour se rendre compte de l’irréalité du moment que nous allons vivre, s’il y avait sur la table un vin de 1929, celui que nous allons boire a cent dix ans de plus !
Le Tokay 1819 nous fait entrer dans l’intemporel et dans l’inconnu. Je fais verser un verre pour que les trois sommeliers du lieu nous donnent des pistes de recherche. Mais ils seront comme nous muets et incapables de trouver. Ce n’est sûrement pas un vin hongrois, car la charge alcoolique est largement plus forte que celle d’un Tokaji, et le doucereux n’est pas du tout le même. Ce ne peut pas être un Tokay alsacien, car rien dans le corps de ce vin ne pousse vers l’Alsace. Nous pensons tous qu’il s’agit d’un vin français, car nous ne retrouvons aucun des exotismes que nous connaissons, sauf peut-être, par bribes, ceux des rives méditerranéennes du sud de l’Espagne. On est assez proches de xérès, mais assez loin aussi. Alors, faute de pistes, concentrons nous sur ce que nous buvons. La charge alcoolique est certaine, le côté sec du vin est là, avec un doucereux bien contenu. Il y a des épices, mais qui jouent piano. Mais surtout et c’est là la constatation la plus importante, c’est que ce vin n’a pas d’âge, n’a pas le moindre signe de vieillissement, et nous nous disons que si ce vin n’était ouvert que dans 400 ans, il serait encore strictement dans ce niveau de perfection. Nous buvons un vin éternel, qui a atteint une forme d’équilibre qui ne pourra plus jamais changer, qui n’a pas le moindre signe du plus minuscule défaut. Alors, l’émotion est à son comble. Je suis comblé bien sûr, mais aussi comme soûlé d’avoir décidé que nous boirions ce vin aujourd’hui. C’était pure folie, mais quel cadeau.
Il me paraît d’une évidence biblique que ce vin devra être le premier de tous les votes et voici qu’apparaît mon autre cadeau, le Champagne Bollinger 1945. Ce champagne est un mythe, et comme pour le Tokay 1819, je n’en ai qu’une ! Et maintenant, je tombe virtuellement à la renverse, je me tasse sur mon siège comme cela arrive quand j’ai un choc gustatif majeur. Dès la première gorgée, je sens que je le tiens : ce sera ce jour le plus grand champagne de ma vie. J’en ai bu beaucoup de très grands, aux noms et aux années plus prestigieux les uns que les autres. Mais là, le choc est total. Ce vin est plus que parfait. L’image qui me vient à l’esprit est celle de la lettre « T » en majuscule : la barre du haut, horizontale, est celle de la fraîcheur. Et cette fraîcheur est infinie. Elle s’étale en bouche au point d’en écarter les joues, tant la fraîcheur explose. La barre verticale est celle de la profondeur. Et la profondeur de ce vin est infinie. C’est irréel. A côte de moi, l’ami qui décrit les vins avec une extrême justesse est un habitué des notations. Je lui dis que si l’on note sur 100, il va bien falloir décerner à ce champagne entre 120 et 140, car il écrase de sa perfection tout ce qui peut être noté à 100 points.
Ce champagne me ravit comme rarement je l’ai été, et je suis furieux, car je ne pourrai pas mettre l’OVNI qu’est le Tokay 1819 en première place, tant ce champagne exauce mes rêves les plus fous. Sa couleur d’un jaune d’or de la plus belle jeunesse, la bulle est présente et bien dosée, la longueur est éternelle et l’impression combinée de fraîcheur unique et de complexité ultime est une récompense comme il en existe peu. Le dessert avait été pensé pour le cristal Roederer. Il ne s’impose pas, tant le Bollinger se boit pour lui-même, me conduisant à une extase absolue, avec, en plus, le fait que le Tokay au goût rémanent a encore plus porté le Bollinger 1945 au firmament.
Nous votons. Les votes se concentrent sur les six derniers vins sur neuf, comme si les deux derniers nous avaient conduits à une amnésie momentanée. Le Tokay a trois votes de premier sur cinq votants, le Bollinger a un vote de premier, comme La Romanée.
Le vote du consensus, qu’un des amis a eu dans le même ordre est : 1 – Tokay 1819, 2 – Champagne Bollinger 1945, 3 – La Romanée C. Marey & Comte Liger-Belair 1949, 4 – Cos d’Estournel 1921.
Mon vote est : 1 – Champagne Bollinger 1945, 2 – Tokay 1819, 3 – La Romanée C. Marey & Comte Liger-Belair 1949, 4 – Château Gruaud Larose 1921.
Je suis convaincu malgré les votes de mes amis que le plus grand vin est le Bollinger 1945, nous portant à un niveau de perfection inatteignable. Le Tokay nous a fait comprendre ce qu’est l’éternité. Les accords ont été parfaits, le restaurant Laurent montrant une fois de plus que sa place légitime est à deux étoiles que le Michelin serait bienvenu de leur accorder vite. L’amitié était chaude ce soir et ce dîner est plus que probablement le plus émouvant de ma vie.