Un participant d’un dîner récent m’avait demandé si je pouvais organiser un dîner de wine-dinners au Yacht Club de Monaco. L’idée m’avait plu et il y a un mois, je suis allé déjeuner au restaurant du Yacht Club, en vue d’étudier la cuisine et faire des suggestions pour la réalisation du dîner. N’ayant pas trouvé sur place la certitude de garder les vins à des températures conformes, c’est donc aujourd’hui seulement, jour du dîner, que j’apporte les vins au Yacht Club.
L’accueil qui m’est réservé est très chaleureux, car on sent que toute l’équipe est motivée à réaliser un exploit. La présence du Prince Albert et de sa fiancée avait été évoquée, ce qui ajoutait une motivation supplémentaire. Ce n’est qu’hier qu’une annonce a été faite de l’absence de ces hôtes princiers. Il n’empêche, tout bruisse de l’envie de gagner. Les serveurs sont zélés, les sommeliers attentifs, la direction règle tous les choix. Après un repas frugal au restaurant du rez-de-chaussée, je peux monter à l’étage où plus aucun membre du club ne déjeune, pour ouvrir les bouteilles du repas de ce soir. Comme il y a beaucoup de magnums, car nous serons seize à table, c’est dès quinze heures que les bouchons sont tirés. Certains me résistent, comme celui du Pétrus 1976 qui se brise en beaucoup de morceaux, ce qui est inhabituel pour cet âge. A l’inverse, le bouchon de l’Yquem 1976 vient trop facilement, car il tourne dès que la pointe du limonadier s’enfonce. Je pense pouvoir tirer le bouchon en le faisant tourner. Erreur, car le bouchon est si long qu’en fin de levée la lunule du bas se détache, et je la vois aspirée vers le bas par la dépression créée par l’extraction. Il me faut vite piquer une mèche fine dans la lunule pour l’empêcher de tomber. Cette opération réussit, mais j’ai eu peur que le bas du liège ne tombe et flotte, ce qui m’aurait causé beaucoup de problèmes.
Ayant apporté plusieurs magnums de secours, « pour le cas où », je bois chaque vin qui pourrait être incertain, pour envisager les remplacements qui seraient nécessaires. Le Pétrus 1976 est très fermé, le Bouscaut 1918 est assez plat, et le Lafite 1922, même s’il est un peu fatigué, m’envoie un message d’espoir. La Romanée Saint-Vivant 1990 a le temps de s’ouvrir et le Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus 1947 est presque trop fringant pour être vrai. Il affiche une sérénité remarquable. Constatant que le Filhot 1935 est beaucoup plus puissant que ce que j’attendais, avec un nez d’une rare exubérance, je décide d’inverser l’ordre de service des deux liquoreux. Aucun remplacement n’est envisagé. Il m’est donc possible de valider les vins du repas. Le menu est immédiatement imprimé.
Un sujet autrement épineux est le plan de table. Il y a les invitants, il y a un membre du gouvernement de la Principauté, il y a des personnes qui comptent dans le ciel monégasque. Le réglage des convenances et des affinités est fait sous l’autorité de la direction du Yacht Club. Il me paraît prudent de laisser les équilibres se trouver sans que je ne m’en mêle.
Les équipes du Yacht Club se sentaient tellement concernées qu’une table a été spécialement créée pour ce repas. J’avais souhaité que la forme de la table soit celle d’un ballon de rugby, ce qui permet à chacun de voir tous les convives, alors qu’une table qui comporte des bords droits masque la vue au-delà du voisin immédiat. La table a été fabriquée selon mes désirs et montée pendant que j’ouvrais les bouteilles. Les menuisiers se sont déplacés pour vérifier les derniers montages. Je les ai vus intéressés par ma façon d’ouvrir les bouteilles.
Tout étant en ordre, je me rends à l’hôtel Métropole de Monaco où une chambre m’a été réservée. Quand on pénètre dans cet hôtel, on se sent instantanément un homme important. Si des hommes en habit vous regardent comme si vous étiez le dernier empereur de Chine, fatalement, on pense qu’on doit l’être. On s’inquiète de votre santé, de la qualité de votre voyage jusqu’ici, et une responsable de clientèle vous donne sa carte, avec l’indication d’un numéro utile pour le moindre besoin. La chambre est spacieuse. Le lecteur assidu de mes bulletins sait que je fais une fixation sur les douches. Lorsqu’il faut la compétence d’un pilote d’Airbus pour choisir le bon robinet sur un panneau complexe, je redoute, tel Saint Sébastien, d’être transpercé par des jets perfides et assassins. La douche fut bonne. Tout habillé de frais je descends rejoindre un ami. Le réceptionniste me dit : « très bien les vins que vous allez boire. Je suis allé sur votre blog, et c’est impressionnant ». Empereur de Chine, je vous dis !
Avec mon ami, je retourne au Yacht Club pour vérifier les derniers préparatifs, ajuster le speech de bienvenue, et accueillir les participants du dîner avec le Président du Yacht Club de Monaco.
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Le 138ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant du Yacht Club de Monaco. Nous somme seize, et pour attendre les arrivants le président du club nous fait servir un Champagne Moët & Chandon sans année. Les monégasques se connaissent, et l’on papote beaucoup, sans prendre beaucoup d’attention au champagne de bienvenue, très classique et sans aspérité.
Nous montons au premier étage et tout le monde contemple les bouteilles et magnums alignés, avec les assiettes contenant les bouchons dont certains sont très abîmés. Il faut beaucoup d’énergie pour qu’enfin tout le monde s’assoie, car les conversations amicales ne peuvent s’arrêter.
Les deux champagnes de début de repas ont été ouverts il y a une heure, pour qu’ils profitent d’une belle aération.
Le menu composé par le chef et son adjoint est ainsi rédigé : Pata Negra et petit palet de feuilleté tomate / Huîtres chaudes gratinées au champagne / Saint Jacques, Risotto pointes d’asperges, truffes d’été / Rougets de Roche juste cuits / Homard Breton, émulsion à la truffe / Demi coquelet braisé, girolles, sauce vin rouge / Noisettes d’Agneau en croûte de thym et petite pomme de terre / Fromage « Stilton » / Les Sablés mangue.
Le Champagne Dom Pérignon magnum 1992 est servi un peu trop froid, aussi la bulle est-elle plus envahissante qu’elle ne devrait. Lorsqu’on réchauffe le verre avec ses mains, la délicatesse de ce champagne apparaît nettement. Le champagne est meilleur que le souvenir que j’avais de ce millésime un peu discret. Le palet feuilleté, par ses notes sucrées confirmées par la tomate elle-même légèrement sucrée, donne de l’ampleur au champagne, alors que le Pata Negra exacerbe intelligemment son élégance de fleurs blanches.
Le Champagne Krug magnum 1982 est à l’antithèse du précédent. Une des convives dit que le Dom Pérignon est très féminin et que le Krug est viril. C’est vrai qu’il est conquérant. Il prend possession du palais sans qu’aucune résistance ne soit possible. Je trouve qu’il y a un peu trop d’épinards dans les huîtres, mais une convive fort experte trouve que c’est au contraire l’épinard qui propulse l’accord avec le Krug. Et cette remarque est justifiée. L’accord de l’huître avec le Krug 1982 est l’un des plus beaux de ce repas. La table s’est divisée entre les krugistes et ceux frappés de pérignonite aiguë. Chaque champagne a eu ses défenseurs, le Dom Pérignon dans sa grâce et le Krug dans sa force conquérante. A noter que seule la couleur plus foncée révélait les dix ans d’écart d’âge entre les deux champagnes, car au goût, le Krug est lui aussi d’une folle jeunesse. Je me suis rangé dans le camp des krugistes, constatant que le format en magnum, et l’aération d’une heure a fait briller les deux champagnes.
Ouvrir un Montrachet Domaine de la Romanée Conti magnum 1996 est forcément un grand moment. Car l’ouvrir est rare, et l’ouvrir en magnum est encore plus rare. Le nez de ce vin est tellement conquérant qu’il déroute ceux qui ne sont pas préparés à de tels parfums. Le vin est particulièrement grand. Et nous avons l’occasion de discuter des composantes du plat qui avantagent le Montrachet. S’agit-il du riz, de la coquille ou de la truffe ? Le risotto donne de l’ampleur au vin qui est opulent, joyeux, de fruits jaunes sucrés. La coquille Saint-Jacques délicieuse donne de la précision au vin, mettant en valeur sa forte définition et la truffe d’été un peu sèche fait ressortir les notes poivrées du vin. C’est cet accord que j’ai préféré, alors que la convive avec laquelle je discourais a préféré celui avec le risotto. Le vin est grand, à la longueur infinie, chatoyant. C’est un grand Montrachet.
On nous sert quatre demi-rougets dont la peau d’un rose éclatant brille dans l’assiette. Autour de ces filets, rien. La nudité absolue, comme je l’aime. Et c’est cette absence de diversion qui rend l’accord avec le Pétrus magnum 1976 spectaculaire. Cette audace culinaire est unanimement applaudie. Immédiatement, le vin charme par son velouté. Le nez est précis, riche, et en bouche, le velouté, le parfum de truffe nous conquièrent. Un convive adorateur de Pétrus est aux anges. Ce 1976 est nettement au dessus des 1976 que j’ai bus. Il n’y a pas que le format magnum qui contribue à cette réussite spectaculaire d’un grand Pétrus. Son velouté est exceptionnel.
Le plat de homard est accompagné de deux magnums des deux vins les plus vieux de ce dîner. Le Château du Bouscaut Grand Cru Classé de Graves magnum 1918 a une couleur assez pâle, légèrement trouble. Son parfum est délicat. En bouche, il est discret mais sympathique. S’il montre une légère acidité et de petits signes de fatigue, la chair du homard et la truffe le réveillent bien et il se boit plaisamment. Il sera d’ailleurs couronné de votes sympathiques.
En revanche, le Château Lafite-Rothschild 1er Grand Cru Classé de Pauillac magnum 1922 dont j’attendais beaucoup, car la fraîcheur mentholée de son message à l’ouverture promettait de belles saveurs, rebute beaucoup par une acidité qui prend le devant de la scène. Malgré mes suggestions d’oublier l’acidité pour appréhender ce qu’il y a au delà, l’acidité fait un barrage. Et si l’on reconnaît une trame respectable de vin riche et dense, on est loin de ce que des essais précédents de ce millésime, que j’ai bu aussi en magnums, avaient apporté. Le vin est intéressant comme curiosité, mais en moi-même, je suis assez marri de voir que la démonstration que je voulais faire n’est pas percutante. J’ai eu toutefois une compensation, car le fond de la bouteille que j’ai partagé avec la convive experte montre une richesse et une densité qui ne subissent plus du tout le poids de l’acidité. Le vin se présente, mais un peu tard, au niveau dont j’avais la mémoire.
La Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1990 est servie en deux bouteilles qui proviennent d’une même caisse et portent des numéros qui se succèdent : 9701 et 9702. C’est la 9702 qui est la meilleure des deux. Les vins sont très proches. Ils sont charmeurs, bien faits, mais ce n’est pas tout à fait ce que j’attendais. J’aime le romantisme de la Romanée Saint Vivant. Sur ce millésime puissant, le vin est plus carré qu’il ne devrait l’être. Il est assez peu typé Romanée Conti. Mais c’est un grand vin, précis, chaleureux, de belle force. Le mot qui convient est : carré. Sur le délicieux coquelet, il est à son avantage.
Le Beaune Grèves Vigne de l’enfant Jésus Bouchard Père & fils 1947 est aussi servi en deux bouteilles. Ce vin est l’expression aboutie de la grandeur de l’année 1947. Le vin est sans défaut, minutieusement construit. C’est un vin rare, abouti, chaleureusement brillant. On ne lui voit pas l’ombre d’un défaut. Nous sommes tellement rassasiés que l’agneau délicieux passe en silence, alors qu’il convient idéalement au vin. Ce vin aura conquis toute la table.
C’est le Château d’Yquem, Sauternes 1976 que j’ai mis en premier des deux sauternes contrairement à mon idée première. Il accompagne un stilton assez salé. 1976 est une année très réussie pour Yquem et ce beau sauternes abricot a le charme et le goût du fruit de même couleur.
Le Château Filhot, Sauternes 1935 est beaucoup plus charpenté et puissant que les prédécesseurs de ce vin souvent bu. Sa couleur est d’un or encore plus profond que celui de l’Yquem. J’ai adoré ce vin riche d’évocations de mangues et de fruits confits nettement plus que mes convives, plus attirés par le premier sauternes au goût plus familier.
Nous sommes quinze à voter. Paradoxalement, seuls les deux champagnes n’ont aucun vote, sans doute parce que leur mémoire s’est estompée car ils ont été bus il y a près de cinq heures et peut-être aussi parce qu’ils sont plus connus de mes convives. Quatre vins ont des votes de premier, et nouveau paradoxe, le Montrachet n’en a pas. On a ainsi le Beaune Grèves Vigne de l’enfant Jésus Bouchard Père & fils 1947 qui a neuf votes de premier et trois votes de second, le Pétrus 1976 qui a quatre votes de premier et six votes de second, le Bouscaut et l’Yquem qui ont chacun un vote de premier et un vote de second et le Montrachet qui n’a pas de vote de premier, mais trois votes de second et six votes de troisième.
Le vote du consensus serait : 1 – Beaune Grèves Vigne de l’enfant Jésus Bouchard Père & fils 1947, 2 – Pétrus, Pomerol magnum 1976, 3 – Montrachet Domaine de la Romanée Conti magnum 1996, 4 – Château du Bouscaut Grand Cru Classé de Graves magnum 1918, suivi de l’Yquem 1976.
Mon vote a été : 1 – Pétrus, Pomerol magnum 1976, 2 – Montrachet Domaine de la Romanée Conti magnum 1996, 3 – Beaune Grèves Vigne de l’enfant Jésus Bouchard Père & fils 1947, 4 – Château Filhot, Sauternes 1935.
Dans ce dîner où sept décennies de vins étaient représentées, le Lafite 1922 n’a pas apporté la démonstration que je souhaitais et le Bouscaut 1918 a été l’heureuse surprise, couronné de façon fort sympathique de cinq votes dont un vote de premier. L’équipe de cuisine du Yacht Club de Monaco a fait un repas de très haute qualité, réalisant sobrement des plats avec de beaux produits à la cuisson exacte. Le service a été de grande précision. La forme de la table a contribué à ce que les échanges soient vivants. L’humeur joyeuse, amicale, souriante, bienveillante a permis que nous passions une magnifique soirée. Des vins rares ont été partagés de la plus belle façon qui soit.
Je ramasse les bouteilles vides et les vins de réserve et rentre à l’hôtel. Au milieu de la nuit, j’ai connu le même traumatisme avec le tableau de bord des lumières qu’avec la douche tout à l’heure, car pour tout éteindre, on se sent comme Charlot dans « les Temps Modernes », on appuie, on appuie, et il y a toujours une lampe qui se rallume. Après avoir lutté contre cette centrale à boutons électriques, je m’assoupis, heureux de ce grand repas. Le petit déjeuner se prend sur la terrasse du restaurant Joël Robuchon d’où l’on voit la mer à travers des palmiers. Lorsque je vais payer les quelques dépenses faites à l’hôtel, la réceptionniste me dit : « j’ai vu sur votre blog les vins que vous avez bus. C’est grand ».
C’était écrit : au Métropole, je suis empereur de Chine.