Le 164ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Taillevent. La taille du groupe a changé à plusieurs reprises, entraînant le changement du salon du premier étage. Entre le salon chinois, plus petit, et le salon lambrissé, mon cœur balance vers les boiseries élégantes à la française. Quand j’arrive à 17 heures, nous sommes chinois. A 18 heures, grâce à Jean-Marie Ancher, nous sommes lambrissés. Il est des opérations du Saint-Esprit qu’il vaut mieux ne pas discuter.
Selon la tradition, j’ouvre les vins. Le parfum du Pétrus 1979 est d’une rare séduction. Il est plus riche que je ne l’aurais imaginé. En enlevant la capsule du Gazin 1959 je vois l’inscription sur le haut du bouchon : "rebouché en 1998". Il se trouve que je n’aime pas les bouteilles reconditionnées car cette opération, même bien faite, altère le goût originel, mais surtout parce que cette opération est faite sans que l’on donne l’indication du niveau de la bouteille entrante. J’ai acheté cette bouteille parce qu’elle avait un niveau superbe. Comme de l’extérieur il n’y a aucun indication de rebouchage, je suis mécontent. Et bien sûr quand je sens le vin, j’ai un a priori défavorable. La suite montrera que j’ai tort.
Le nez du chambertin 1959 est magnifiquement bourguignon. Le bouchon de la Romanée Saint-Vivant du domaine de la Romanée Conti 1983 me résiste longtemps, tant il est comprimé dans le goulot. Son parfum est extraordinaire. Patatras, le nez du Richebourg du domaine de la Romanée Conti 1959 est plus que désagréable et l’odeur du bouchon imbibé et sorti en brisures est horrible. Même si je suis souvent le témoin de résurrections, j’ai bien peur que ce vin ne se réveillera pas. Aussi, j’ouvre une bouteille de réserve, un Châteauneuf-du-Pape Domaine du Pégau Réservée 1989. Son nez est généreux et ce qui me fait plaisir, c’est que sa puissance est contenue, ce qui lui permettra de cohabiter avec les bourgognes. Patatras à nouveau, le nez de l’Yquem 1941, d’une très belle bouteille, se présente sous des fragrances que je n’ai jamais rencontrées. Il est camphré, odieusement chimique. Le diagnostic vital est d’une triste clarté : celui-ci ne reviendra jamais à la vie. Une nouvelle fois grâce à Jean-Marie Ancher, je prélève dans la cave du restaurant un Château de Rayne-Vigneau 1914 à la jolie couleur dorée et au nez de sauternes.
Une conjonction de bouteilles abîmées aussi importante ne s’est jamais produite jusqu’alors dans mes dîners. Nous sommes sept à la table, dont un convive qui ne boit pas. J’avais prévu sept bouteilles. J’en avais rajouté une sans le dire, la Romanée Saint-Vivant, car il y a quelques jours, c’était l’anniversaire de l’amateur chinois fidèle de mes dîners qui m’a demandé d’organiser cette soirée pour honorer des amis, et j’ai ajouté deux vins, ce qui porte à dix les vins du programme.
Sur les sept personnes autour de la table il y a la responsable du marketing hôtelier d’un grand groupe de luxe, un anthropologue qui dirige une mission Chine-Europe sur des sujets artistiques et culturels, un tailleur italien, mon ami chinois, un expert en vin londonien et un écrivain britannique. Comme nous en sommes à étrenner des "premières" lors de ce dîner, c’est la première fois qu’un convive demande un menu différent des autres, sans viande ni abats, qu’il va accompagner sous nos rires et nos yeux ébahis de Coca Light, zéro sucre. Inutile de dire que cela fait tout drôle. Son humour très britannique a permis qu’il ne soit pas le mouton noir de ce repas.
Le menu composé par Alain Solivérès est : gougères et petits toasts au foie gras / tartare de bar de ligne à l’huile d’olive / foie gras de canard poêlé, jus à la Rossini / chausson de lapin de garenne au romarin / mignon de veau du limousin doré, légumes racines au jus / perdreau patte grise rôti au genièvre/ saint-nectaire / entremets à la mangue.
Le Champagne Pommery 1947 n’a plus de bulle. Il y a un peu de poussière dans son parfum, mais en bouche, ce qui frappe immédiatement, c’est sa grâce. Il allie grâce et fraîcheur. Les gougères gomment tout signe de vieillesse de ce champagne plaisant. Quelque deux heures plus tard, lorsqu’avec Desmond nous avons senti nos verres de Pommery 1947, celui de Desmond avait une pureté exprimant la grandeur du champagne, alors que le mien, un peu plus rempli, avait encore des traces de poussières.
Le Champagne Salon 1985 fait un contraste très fort. Il apparaît plus jeune en passant après le Pommery. Le parfum est intense, le vin est très vineux et ce champagne est aujourd’hui en pleine possession de ses moyens. Il faudrait boire tous les Salon à 27 ans ! Il a de jolis fruits compotés et la légère acidité du plat de poisson lui donne un coup de fouet de plaisir et une tension extrême. C’est un grand champagne, racé, presque opulent.
Le nez du Pétrus 1979 est d’une séduction folle. Le foie gras et sa sauce sont divins et propulsent le Pétrus avec bonheur. Il y gagne en velouté. Il est bien sûr truffe, mais de façon parfaitement dosée. Ce qui est intéressant, c’est que ce Pétrus, plus puissant que je ne l’imaginais, est extrêmement lisible. Pour plusieurs convives, c’était leur premier Pétrus et c’est une chance de découvrir Pétrus avec un vin aussi facile à vivre, joyeux, velouté, subtil et charmant.
Le Château Gazin 1959 a un nez un peu retenu mais noble. Vexé d’avoir acheté un vin rebouché, je cherche à lui trouver des défauts, alors que mes convives le jugent très bon. Et c’est vrai qu’il est bon, servi à merveille par un chausson de lapin particulièrement viril. Et ce qui est le plus satisfaisant, c’est que le Gazin tient parfaitement le choc de ce plat envahissant les papilles. Il profite à plein de son année merveilleuse. Cette association est d’un grand bonheur.
Le Chambertin Jaboulet-Vercherre 1959 est une heureuse et bonne surprise. Il est très bourguignon, tant au nez qu’en bouche. Long, prenant bien toute sa place dans le palais, il est épanoui, charmant, naturel et d’une précision supérieure à ce que j’attendais. C’est un vin très agréable à boire, de belle sérénité.
Servi en même temps, le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1959 n’est pas foncièrement désagréable, et certains n’approuvent pas mes fortes critiques, mais le vin est cuit, brûlé, comme s’il avait eu un trop fort coup de chaud avant qu’il n’atteigne ma cave. C’est une grosse déception car un vin du domaine dans une année aussi belle aurait dû nous donner d’infinis plaisirs.
Mais son cousin plus jeune, la Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983 fait tout pour rattraper la déception du Richebourg. Son nez est à se damner. C’était d’ailleurs la plus grande impression olfactive il y a quelques heures lors des ouvertures. Le vin est racé, brillant, d’une complexité extrême. C’est le contraire du Pétrus qui se faisait lisible. Il se drape dans ses voiles de séduction qui flottent sur la nuque en disant : "suivez-moi jeune homme". C’est une expression des vins du domaine très romantique et d’une année qui me plait de plus en plus. La rose et le sel sont là, déclinés de la plus heureuse façon.
Sur le perdreau, je fais servir avec un léger décalage le Châteauneuf-du-Pape Domaine du Pégau Cuvée Réservée 1989. Le vin est solide, très Châteauneuf mais avec une subtilité particulière. Il est puissant tout en étant retenu, fruité de belle façon. Il a l’art et la manière. Mais nous avons tellement envie de profiter de la Romanée Saint-Vivant que je demande qu’on nous serve un saint-nectaire, pour que l’on profite du Pégau sans subir la comparaison avec le vin bourguignon exceptionnel de subtilité. Et le 1989 bu seul sur le fromage est d’un grand plaisir avec une intense joie de vivre.
Jamais je n’ai eu à rencontrer une déviation gustative comme celle de ce Château d’Yquem 1941. On dirait qu’on a versé dans la bouteille du sauternes un liquide qui est sert à laver les vitres. Je ne fais même pas servir l’Yquem aux convives, car le goûter abîmerait nos palais. Le Château de Rayne-Vigneau 1914 est servi instantanément sur le dessert. Son or est raffiné, son nez est de jolis agrumes, et en bouche, c’est un beau et plaisant sauternes, peu explosif et relativement peu expansif, mais suffisamment plaisant pour terminer le repas de belle façon.
Le restaurant Taillevent, perfide, nous fait servir un délicieux cognac sur des mignardises, qui plombent nos volontés.
Nous sommes six à voter pour quatre vins chacun. Huit vins figurent au moins une fois dans les votes, les deux oubliés étant les vins morts. Trois vins ont reçu au moins un vote de premier, la Romanée Saint-Vivant trois fois, le chambertin deux fois et le Pommery 1947 une fois.
Le vote du consensus serait : 1 – Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983, 2 – Chambertin Jaboulet-Vercherre 1959, 3 – Pétrus 1979, 4 – Champagne Salon 1985, 5 – Château Gazin 1959.
Mon vote est : 1 – Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983, 2 – Pétrus 1979, 3 – Chambertin Jaboulet-Vercherre 1959, 4 – Champagne Salon 1985.
La cuisine d’Alain Solivérès a été brillante. Deux plats sont exceptionnels, le foie gras et le chausson de lapin de garenne. Le service est toujours d’une rare efficacité et d’une capacité de réaction remarquable. La salle du premier étage est toujours aussi belle. Les discussions ont été passionnantes, tenues en anglais, sur des sujets allant dans toutes les directions. Nous avons passé une excellente soirée, avec bien sûr pour moi le regret que des vins ne soient pas parfaits. Les rajoutes heureuses ont permis que ce repas nous procure une brassée de beaux souvenirs.
Une première dans mes dîners !!!!!!