Le 178ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Saquana à Honfleur, la table d’Alexandre Bourdas. C’est un ami de longue date qui m’a demandé de faire un dîner en ce lieu pour honorer une entreprise normande qui connait un grand succès dans la fourniture industrielle.
J’avais soumis la liste des vins au chef et nous avons travaillé à la mise au point d’un menu qui convienne aux vins et respecte le talent du chef. Mes vins ont été livrés plus d’une semaine avant le dîner.
La vieille ville d’Honfleur est magnifiquement préservée avec des églises qui me rappellent certaines églises norvégiennes. Influence viking ? Se garer dans les rues étroites est un casse-tête. Il me faudra du temps pour décharger mes nombreux bagages entre le restaurant et l’hôtel proche où je logerai, Maisons de Léa.
Toute l’équipe du restaurant m’accueille avec une ouverture d’esprit qui est remarquable. Je fais changer la forme de la table pour pouvoir parler à tous les convives et c’est accepté avec entrain.
J’ouvre les bouteilles et Muriel, la sommelière m’aide chaque fois que c’est nécessaire. Malgré mon rhume insistant il m’est possible d’imaginer qu’aucune odeur n’est annonciatrice d’un problème.
Après m’être changé, je reviens au restaurant où mon ami est déjà présent. Nous serons onze, dont neuf sont de la même entreprise et veulent fêter un succès récent. Une seule femme est à notre table, très à l’aise dans cette atmosphère. La majorité n’a que très peu ou pas de connaissance des vins anciens. Nous aurons la chance que les vins se mettront à la portée de tous.
L’apéritif debout se prend sur un Champagne Bollinger Grande Année 1975 qui est une bonne introduction car il est extrêmement jeune. Sa bulle est fine et discrète, mais son pétillant n’est pas altéré. Il jouit d’une belle acidité dans des tons de pomelos et d’orange confite. Il a un bel équilibre. Sur les premières gorgées sa longueur est un peu faible mais il est bien animé par les délicieux amuse-bouches du chef à base de trois riz grillés aux jambon de l’Aveyron, lard et poivre noir, pomme fruit et poutargue.
Le menu d’Alexandre Bourdas est ainsi composé : Pascade aveyronnaise à l’huile de truffe / Saumon d’Isigny, crème de volaille, daïkon, jus de poulet, pourpier peaux grillées / Langoustine poêlée, racine de persil, pain brûlé et bouillon moussé à l’huile d’olive / Agneau grillé, au poivre de Madagascar, pak-choï, poireaux et jus blanc / Noix de ris de veau et truffes, façon céleri rémoulade / Pigeonneau laqué au boudin, crème de pomme de terre au yaourt / « Tourte » tiède – amande et gingembre, marmelade de mangue, poivre et passion /Crêpe safranée et soufflée, ananas mariné, mousse au pamplemousse rose.
Le Champagne Dom Pérignon 1966 est plus sombre que le précédent. Il n’a pas de bulle mais le pétillant est encore sensible. On est dans des tons plus fumés, de thé ou de tisane. Ce champagne est plus cérébral que le précédent, subtil et complexe mais difficile à appréhender.
Le Chablis 1er Cru Les Vaucopins Bichot 1988 est vif, équilibré de belle minéralité. Il a atteint une cohérence joyeuse. Il se boit avec plaisir, beau chablis bien reconnaissable.
Le Montrachet Roland Thévenin 1947 a beaucoup de puissance. Il est plus ambré mais a gardé toute sa vivacité. Il a la noblesse du montrachet et un côté plus carré que le chablis et manque peut-être un peu de tranchant.
Autour de moi les certitudes commencent à tomber, car des vins anciens qui ont une telle vigueur, c’est difficile à imaginer. Elles vont être définitivement sapées par les trois bordeaux d’une jeunesse sans égale.
Le Château Léoville Las Cases 1952 est pour moi une très belle surprise. Il est fringant, profond. C’est la définition d’un grand vin, vif, expressif et convaincant. C’est sa subtilité qui me marque.
Le Château Beychevelle 1945 est à l’opposé du 1952 ce qui fait que la table va se partager entre ceux qui préfèrent le 1952 et ceux qui optent pour le 1945. Le Beychevelle a la puissance du millésime 1945. Il a beaucoup de rondeur. Comme ma voisine je préfère le tranchant du 1952.
Il n’y aura pas d’hésitation pour choisir le meilleur des trois bordeaux car le Château Ausone 1953 nous fait changer d’échelle. Il est vif, précis, complexe. C’est un très grand Ausone à la longueur infinie. Il n’a pas d’âge. C’est un vin noble, éblouissant. En bouche, il n’est que bonheur.
Le Chambertin Clos de Bèze Pierre Damoy 1964 fait une fois de plus vaciller mes convives qui ne comprennent pas qu’on puisse dire que les vins anciens ne résistent pas au temps. La couleur du vin est un peu trouble. Le vin est incroyablement sensuel. Il est séducteur, rond, doucereux, tellement facile à vivre. C’est presque un bonbon à déguster. Tout en lui est charme.
Un sourire barre mon visage quand je prends les premières gouttes de La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1969. Ce vin est exactement La Tâche, émouvante et sans concession. C’est un vin à l’opposé du chambertin, un peu ingrat et difficile à comprendre. Mais quelle race, quelle énigme gustative changeante dans les tons salins et de vieux rose. Ce 1969 ne prétend pas égaler le 1962 légendaire que j’ai bu l’an dernier. Mais il est, à mon sens, très proche de la perfection de La Tâche, plus grand que certains d’années plus emblématiques.
C’est un grand enseignement pour moi que la réaction de mes convives devant le Vega-Sicilia Unico Ribera del Duero 1982. Ce vin est magnifique dans sa jeunesse, opulent, carré, lisible et bien construit. Mais après les complexités de tous les vins anciens que nous venons de boire, il apparaît « rustique » et hors sujet. C’est intéressant de constater que ce vin qui est le plus proche des goûts dont mes convives ont l’habitude est celui qui n’est pas aimé par eux. Apparemment la magie des vins anciens a opéré.
Le Château de Rayne-Vigneau 1938 se présente dans une bouteille de la guerre, c’est-à-dire de couleur mi-verte mi-bleue. De ce fait la couleur du vin dans la bouteille n’est pas belle, trop grise. C’est dans le verre que le bel or apparaît. Ce liquoreux a énormément de charme. Il a perdu une partie de son sucre, ce qui lui donne une fraîcheur toute particulière. C’est une belle surprise. J’aime ces sauternes légers.
Le Château d’Yquem 1969 est tout simplement parfait. Il est d’ailleurs mis en valeur par le 1938, car cela amplifie sa puissance et sa richesse. Il a un beau fruit confit et tout en lui est savamment dosé. Ce vin d’équilibre qui a mis le son à pleine puissance n’est que du bonheur doré, nettement au dessus de ce que j’attendais.
Tous les vins se sont présentés dans une forme qui est à l’optimum. C’est peut-être le Dom Pérignon 1966 qui s’est montré moins fringant que d’autres de ce millésime magistral. Nous avons voté et comme souvent, les champagnes ne sont pas retenus dans les votes car il sont déjà bien loin dans nos mémoires. Les dix vins au contraire figurent tous au moins une fois dans les votes, ce qui est toujours plaisant. Cinq vins ont eu des votes de premier, le Chambertin 1964 quatre fois, La Tâche 1969 trois fois, le Beychevelle 1945 deux fois et l’Ausone 1953 et le Vega Sicilia 1982 une fois chacun.
Le vote du consensus serait : 1 – Chambertin Clos de Bèze Pierre Damoy 1964, 2 – Château Ausone 1953, 3 – Château d’Yquem 1969, 4 – Château Beychevelle 1945, 5 – La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1969.
Mon vote est : 1 – La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1969, 2 – Château d’Yquem 1969, 3 – Château Ausone 1953, 4 – Château Léoville Las Cases 1952.
C’est assez normal que mon vote soit différent du consensus, car La Tâche est assez difficile à comprendre et j’en suis amoureux. Et je suis tellement habitué au délicieux Chambertin Clos de Bèze de Pierre Damoy que je ne l’ai pas inclus dans mon vote. Je n’avais pris aucune bouteille de secours, et les douze vins ont brillé.
Alexandre Bourdas a fait un menu qui a bien correspondu aux vins. C’est toujours difficile pour un chef de simplifier ses recettes car il a l’impression qu’on ampute son talent. Mais il a joué le jeu de bonne grâce et certains plats ont été remarquables et ont collé aux vins. Le plat le plus beau pour moi est le pigeon laqué au boudin. Le saumon est superbe et le dessert affecté à l’Yquem fut d’une exactitude absolue. Cette première expérience a été réussie.
Une mention particulière ira au service et au service du vin par Muriel. On a senti un engagement, une implication efficace et cela s’est ressenti dans le déroulement du repas. Preuve en est que, comme souvent en fin de repas, personne ne veut quitter la table, tant on se sent bien.
Beau dîner à Honfleur, avec des vins au sommet de leur forme.
vue de ma chambre
merveilleuse couleur de l’Yquem 1969