J’arrive à 17 heures dans le très agréable salon privé du restaurant Guy Savoy pour ouvrir les bouteilles du dîner. La séance de photos est fort longue, car ce n’est pas tous les jours qu’on rassemble de telles merveilles. Certaines odeurs indiquent un grand besoin d’oxygène pour que les vins reviennent à la vie. Le Lafite 1868 me fait très peur, car plus le temps passe et plus l’odeur de viande se développe. Le Mouton 1945 sent le renfermé, mais cet état me semble sympathique. Le vin le plus généreux à l’ouverture est le Smith Haut Lafitte 1947. L’Yquem 1891 au bouchon d’origine est relativement discret mais subtil, avec un sucre faible. L’époque étant à se méfier des contrefaçons, je passe beaucoup de temps à repérer tous les indices possibles. De mon examen qui concerne tous les vins sauf le Pol Roger qui sera ouvert seulement à table, ressort la certitude que tous ces vins sont d’origine, sans ambiguïté. Les deux seuls vins reconditionnés sont le Vouvray Huet et le Lafite 1868. Le nez du Vouvray parle de lui-même. Pour le 1868 reconditionné au château en 1953, je peux me fier à des achats très anciens – dans les années 80 – de vins de cette période et de la même campagne de reconditionnement. Je n’ai aucun doute sur eux. Quant au vin, la petite gorgée que nous prenons est éclairante sur l’âge. Le doute n’existe pas.
Mon ami américain que je ne nomme pas car il veut rester anonyme, assiste avec son fils à toutes les ouvertures. Je profite du temps libre que laissent ces opérations pour bavarder avec trois personnes que j’ai invitées à me rejoindre pour voir les bouteilles : un journaliste spécialiste des vins, un américain marchand de vins avec qui j’ai partagé des bouteilles légendaires au restaurant Veritas à New York, et un français de Dallas, venu avec son épouse pour que nous fassions connaissance. Ces bouteilles alignées ont de quoi les émerveiller.
Guy Savoy n’est pas là ce soir. J’en avais été prévenu. Son chef nous a rendu visite pour parler des accords. J’ai vu le papier que Guy avait griffonné lorsque nous avions mis au point le menu. C’est à peu près aussi enchevêtré que le réseau de fils d’un standard téléphonique des années trente. Nous visitons les cuisines au moment du dîner du personnel. Le chef me demande : « vous en voulez ? ». Et nous voilà tous les deux dévorant un fort agréable poisson au riz, et bavardant en amis, comme si aucun dîner ne m’attendait.
Or voici de quoi il est question : petits toasts au foie gras et tranches de parmesan / coquilles Saint-jacques « crues-cuites », pommes de terre et poireaux / papillotte de volaille de Bresse / soupe d’artichaut à la truffe noire, brioche feuilletée aux champignons et truffes / côte de veau rôtie, légumes braisés au jus / saucisse lentilles à la truffe / stilton et bleu de Termignon / pommes Maxim’s miel, dés de mangue et pamplemousse rose. Nous avons atteint ce soir l’idéal de ce que je recherche : chaque plat avait un goût. Entendons bien : pas des goûts, un goût. Et ce goût clair, unique, est une sécurité absolue pour apprécier de très grands vins. Tous les plats virtuoses où l’on ajoute des fanfreluches sont des ennemis du vin car ils dispersent l’attention. On peut avoir le même talent en créant des goûts purs. Ce fut le cas. Merci Guy Savoy et son chef.
I
Nous sommes six, mon ami américain et son jeune fils à l’érudition déjà pertinente, mon fils, mon gendre, un fidèle de mes amis et moi. Au moment de passer à table, mon ami me fait un cadeau : Château Laville Haut-Brion 1943. Il est coutumier de cette générosité. Je suis assez content d’être généreux, mais je crois avoir trouvé mon maître.
Le champagne Salon 1982 a un nez très pur, expressif, de brioche et une belle bulle peu envahissante. Les évocations de fleurs blanches et de fruits blancs composent une impression de puissance et de raffinement. Extrêmement jeune, sans marque de maturité, ce champagne est certainement le plus grand des « jeunes » Salon. Nous passons à table pour le deuxième vin, champagne Pol Roger 1921. Il a été dégorgé en 1994 et la bouteille a été rhabillée. Dès la première seconde on sait que l’on est devant la perfection (je réitérerai cette remarque pour plusieurs vins de cette soirée). On ne sait pas où l’on pourrait trouver le moindre défaut à ce champagne. La bulle a discrètement disparu, ce qui ne gêne en rien, la robe est à peine dorée, très belle, et le goût est serein, accompli, intégré. Il est moins typé que le Cristal Roederer 1949 qui m’avait subjugué par sa personnalité, moins disert que le Pol Roger 1934 que j’avais bu chez un ami. Il n’est pas canaille. Mais il donne un plaisir d’une joie immense.
Le Château Laville Haut-Brion 1945 a une couleur d’un cuivre vert remarquable, qui donne envie. C’est la perfection absolue du vin blanc de Bordeaux. Mon ami me dit que le plus grand de tous, c’est Haut-Brion blanc 1947. Mais je dois dire que ce Laville 1945 me paraît au niveau de l’inatteignable. On est sans voix quand on prend conscience de l’énorme force évocatrice de ce vin. Les agrumes, l’ananas, le poivre peuvent à peine exprimer la richesse aromatique de ce vin riche et sans défaut. Les coquilles Saint-jacques sont magistrales, présentées sous deux formes. C’est la plus crue qui épouse le mieux le vin. Quel départ pour ce repas !
Le Smith Haut-Lafitte 1947 avait le plus beau nez à l’ouverture. Le nez maintenant épanoui est généreux et de forte personnalité. Sa couleur est très jeune, d’un beau rouge dense. En bouche, c’est une réussite assez extraordinaire. Je le place volontiers au niveau des premiers grands crus classés. Il convient de signaler qu’avec des méthodes traditionnelles, on a pu, sur ce terroir, faire un vin de première grandeur. Velouté, riche, emplissant bien la bouche, de belle longueur, c’est un vin presque parfait. Dame Nature, avec les hommes de l’époque, a fait une réussite exceptionnelle pour ce vin.
Après ce parcours sans faute, comment allaient se comporter les vedettes de la soirée ? Le challenge était difficile. On me sert en premier le Château Mouton-Rothschild 1945. C’est le premier que je bois. Car j’en ai en cave, mais c’est l’occasion qui manque. Pour trouver quelqu’un qui partage des vins du même calibre, il m’a fallu des années. L’émotion est intense. Dès la première seconde, c’est le nirvana. Il est impossible de décrire pourquoi. Je suis comme Bernadette Soubirous cherchant du bois dans la forêt. Dans ce vin, tout est en place, sans le moindre défaut. Le plaisir est pur. C’est la définition de l’absolu. Il n’y aurait rien à changer, mais comme devant une forme parfaite, jaillie du burin de Praxitèle, on est incapable de définir pourquoi elle est parfaite, mais on sait qu’elle est parfaite. Ce vin est à placer au dessus de Cheval Blanc 1947, dans un registre très différent, et je bois chaque goutte comme la récompense de ma passion de collectionneur. La soupe légendaire de Guy Savoy s’accorde bien, et on la déguste avec joie. Mais le projecteur éclaire le vin, car il n’y a pas de vin plus beau que ce bijou parfait.
Ayant eu de grandes frayeurs à l’ouverture du Château Lafite-Rothschild 1868, avec cette odeur de viande qui ne s’estompait pas mais s’amplifiait, j’avais une grande appréhension. Le vin m’est servi, je le hume. Miracle, l’odeur est belle. On sait bien sûr que la proximité d’un plat influence le parfum d’un vin. Et là, c’est ce qu’il fallait car le veau tout proche de mon nez supprime au vin toute odeur de viande. Et c’est spectaculaire. Je goûte donc un Lafite 1868, vin préphylloxérique, en retrouvant dans mes repères ce que ce vin doit être. Je retrouve des inflexions du Gruaud Larose 1869 (ou 1868, date imprécise d’un ou deux ans) que j’avais découvert il y a environ dix ans. Je retrouve des parentés avec des vins de 1870, Mouton et Latour. On est dans ce que ce vin doit être, avec un peu de fatigue, mais beaucoup de charme, car ce vin est très vivant. Il est assez évident qu’il faut se dépêcher de boire les vins de cette époque, car il ne sert plus à rien de prolonger cette fin de vie. Le vin nous a plu. Il a progressivement retrouvé son odeur de viande. J’y pense, en écrivant ces mots, et c’est évident : il a retrouvé son odeur de viande quand les assiettes ont été retirées. Le miracle de la symbiose ne jouait plus.
Le Charmes-Chambertin Joseph Drouhin 1947 est un vin de plaisir. Il provient d’une cave extrêmement saine que je ne connais pas mais dont j’ai bu beaucoup de vins, tous parfaits. Si l’on se souvient de mon amour pour les Nuits Cailles Morin 1915, ils viennent tous de cette même cave. Eric Mancio venu nous rejoindre, talentueux sommelier qui a commis un beau livre, s’extasie avec moi devant le naturel joyeux de ce vin au charme (je n’y peux rien, c’est son nom) franc et pur. Belle plénitude en bouche et belle longueur sont ses caractéristiques. Et avec un plat issu du même milieu social, la saucisse aux lentilles, le vin fait un succès, que dis-je, un triomphe.
Les deux fromages délicieux s’accordent bien au Vouvray « le Haut Lieu » Huet 1947. Ce millésime est au Huet ce qu’il est pour Smith Haut-Lafitte, l’expression d’une réussite. La palette aromatique de ce vin est infinie, et le Termignon le lui rend bien. Je dirais tout de même que ces vins kaléidoscopiques ne sont pas de mes favoris, car sous la palette colorée, je sens un certain manque de complexité dont le vin suivant allait être un révélateur.
Le Château d’Yquem 1891 au bouchon d’origine a une couleur de thé. Pas de trace d’orange dans cette couleur. Le nez est assez discret en apparence, car il a une profondeur assez incroyable, où les agrumes les plus fins s’exposent à profusion. Je suis très familiarisé avec les grands sauternes anciens qui ont perdu de leur sucre. Ça ne me gêne pas, car on découvre d’autres subtilités. Avec les dés de mangue et les pamplemousses roses, cet Yquem est sensible, extraordinairement complexe, et tellement bien installé en bouche. C’est un plaisir pur comme en dégagent de vieux portos, la force en moins, mais l’équilibre aussi généreux. La longueur de ce vin est infinie, et se prolongera dans ma mémoire et mon palais pendant plus d’une heure.
Nous sommes six à voter et les votes de numéro un se concentrent sur deux vins : Mouton 1945 avec quatre voix et Laville Haut-Brion avec deux voix. Tous les vins auront au moins un vote de un à quatre, sauf le champagne Salon 1982, pour une raison qui tient à son éloignement dans le temps. Il est une heure du matin quand on vote, et le Salon est apparu cinq heures avant. C’est aussi de loin le plus jeune. Le vote du consensus serait : 1 – Mouton-Rothschild 1945, 2 – Laville Haut-Brion 1945, 3 – Yquem 1891, 4 – Charmes Chambertin 1947 ex aequo avec Pol Roger 1921.
Mon vote est : 1 – Mouton-Rothschild 1945, 2 – Yquem 1891, 3 – Laville Haut-Brion 1945, 4 – Champagne Pol Roger 1921.
J’ai fait pour moi tout seul un quarté des plats : les coquilles Saint-jacques, puis le dessert délicieux et exactement adapté à l’Yquem, puis la soupe d’artichaut qui est un must, et la côte de veau rôtie. Quelques détails montrent le sens du service poussé à un niveau absolu par Guy Savoy et son équipe. Nous avions pour nous seuls Julien, jeune sommelier et Grégory pour le service des plats, ainsi qu’une personne en coulisse pour l’acheminement et la dernière présentation des plats. Les verres, déjà présents sur table, portaient sur le pied une pastille avec l’indication de chaque vin pour faciliter le repérage. Enfin Eric Mancio nous a fait le plaisir de venir commenter quelques vins. Des attentions comme celles-là sont exceptionnelles. Nos vins les méritaient.
Il y avait ce soir quatre vins de mon ami américain et cinq vins de ma cave. Des vins légendaires ont été bus dans un cadre familial et amical. Nos fils ont profité de nos collections de vins. Nous nous sommes promis de nous revoir deux à trois fois par an pour boire nos plus belles pièces de collection. Ce repas inoubliable est un des plus émouvants de ma vie.