Le 190ème dîner de wine-dinners se tient à l’hôtel George V Four Seasons, dans le salon Napoléon, quasiment le même jour que la célébration du 200ème anniversaire de Waterloo. Mais il n’est pas question que ce dîner ne soit pas une victoire. Nous serons dix-huit, ce qui oblige à ouvrir des magnums chaque fois que l’on peut.
C’est pour moi un vrai plaisir de retrouver la cuisine de Christian Le Squer avec lequel j’ai pu organiser des dîners mémorables au restaurant Ledoyen. Et c’est aussi un plaisir de retrouver le George V où j’ai pu réaliser aussi quelques grands dîners. Ayant soumis la liste des vins à Christian Le Squer et à Eric Beaumard, la réponse n’a suscité aucun commentaire de ma part, tant j’ai senti que le chef a tapé dans le mille de ce qu’il faut pour les vins de ce repas.
A 16h30, je commence l’ouverture des vins, assisté par une équipe des salons de réception de l’hôtel dont je sens la grande motivation. Alors qu’il y a des vins très anciens, qui aurait pu dire que le vin qui me cause le plus de soucis est un Meursault 1990 de Coche-Dury ? L’odeur n’est pas bouchonnée mais poussiéreuse, vieillie, mauvaise. Le vin va-t-il se réveiller ? Nous le verrons. Le contraste avec l’autre bouteille de ce vin est saisissant.
La grande surprise de cette séance d’ouverture est que pour chaque vin à deux bouteilles, provenant chaque fois d’une même caisse, les bouchons se sont montrés diamétralement opposés. Pour le Meursault, un bouchon impeccable et un autre recouvert sur le haut de poussière noire, pour le Royal Kebir 1945, un bouchon qui s’extirpe avec facilité et l’autre complètement collé au verre, que je suis obligé de déchiqueter et pour le Suduiraut 1959 un bouchon qui se brise en bas alors que l’autre vient entier. Et, sauf pour les sauternes, des parfums très différents entre les deux bouteilles. La vie des vins est intimement liée à la vie du bouchon et à sa qualité, qui varie, même lorsque les vins proviennent de la même caisse.
Le bouchon du Haut-Bailly 1934 est collé à la paroi et ne peut être sorti qu’en le déchirant en mille morceaux. A part un des meursaults, je ne pressens pas de drame.
Christian Le Squer vient me rejoindre avant que les convives ne se présentent. Nous évoquons ses constatations depuis qu’il est dans cet empire des Four Seasons, en comparaison à ce qu’il a vécu au restaurant Ledoyen. C’est un chef épanoui, heureux, en pleine maîtrise de son ambition. Nous allons découvrir ce qu’il en est puisque ce sera pour moi le premier dîner depuis qu’il est à la tête des cuisines de ce splendide hôtel.
Les convives arrivent. L’un d’entre eux a participé à huit dîners, un autre à un dîner et tous les autres sont des nouveaux. Il y a six femmes et douze hommes. L’apéritif se prend debout, avec un Champagne Henriot Cuvée des Enchanteleurs Magnum 1996. Toujours aussi agréable et serein, avec des notes citronnées mêlées à des évocations de miel, ce champagne est rassurant et joyeux. La transparence de gingembre, orange en cuillère est une prouesse technique, comme une bulle que l’on crève en bouche. Elle donne un joli coup de fouet au champagne.
Le menu créé par Christian Le Squer est : foie gras de canard épicé en fine gelée de fruits de la passion / grosses langoustines bretonnes émulsion à l’huile d’olive / anguille à la lie de vin sur toast brûlé / riz noir enrichi d’un crémeux de boudin noir / pigeon « grillé, laqué » truffe – olive / semoule d’agneau au parfum citron / Mimolette et Beaufort affinés / croquant de pamplemousse : confit et cru.
Le Champagne Bollinger Magnum 1989 est d’une grande maturité, plus affirmée que celle de l’Henriot. Il est large, opulent et n’a pas d’âge tant il a trouvé un équilibre gracieux. La gelée de fruits de la passion est dominante par rapport au foie gras aussi l’accord se trouve-t-il beaucoup plus facilement sur le foie gras seul. Il faudrait sans doute adoucir le fruit pour que l’accord devienne parfait. Le champagne a une belle longueur.
Lorsque j’avais ouvert les deux bouteilles de Meursault Jean-François Coche-Dury 1990, il me paraissait probable que l’une des deux ne serait pas servie tant son odeur était exécrable. Mais Victor, l’efficace sommelier qui a servi les vins du dîner, lorsqu’il avait descendu les deux vins en cave, m’avait dit que la mauvaise odeur se transformait à grande vitesse. Lorsque Victor me fait goûter les deux vins au moment de les servir, je serais bien en peine de dire lequel était abîmé, tant le retour à la vie du blessé est total. Ce vin est riche, puissant, au nez impérieux, envahissant. En bouche il est gras, et personne ne pourrait dire qu’il s’agit d’un meursault générique. C’est le secret de ce talentueux vigneron que de réussir à ce point ses « petits » vins. Il faut dire aussi que la sublime langoustine, l’un des trésors de Christian Le Squer, lui donne un joli coup de pouce.
La bouteille du Château Haut-Bailly Graves Magnum 1934 est d’une rare beauté. Le niveau est de haute épaule. Le vin a un parfum d’une belle intensité, très expressif et engageant. On se doute que l’on va boire bon. La couleur n’est pratiquement pas tuilée, le rouge l’emportant, même s’il est un peu clairet. Le vin est légèrement trouble ce qui ne gêne en rien le goût. Ce qui frappe tout de suite c’est la belle présence de fruits rouges délicats. Le vin est tout de grâce et je l’adore. Il a cette lumineuse élégance qui est la marque de Haut-Bailly. L’anguille est un des plats emblématiques du chef et c’est la lie de vin qui va créer avec le 1934 un accord où l’un et l’autre se répondent.
Le Vieux Château Certan Pomerol Magnum 1964 a une couleur d’un rouge vif et noir de jeune vin. Le parfum est droit et viril et en bouche c’est, tout-à-coup, l’apparition de l’équilibre absolu. En buvant ce vin on se dit qu’il eut été criminel de le boire avant aujourd’hui car il est dans un état de plénitude et d’accomplissement que jamais il n’aurait eu plus jeune. Or le vin a 51 ans ! Beaucoup plus riche et solide que le précédent, il est dans un état idéal et l’accord est magistral avec le riz noir qui est un plat qui donne l’impression d’être l’homme qui mettra le premier le pied sur la planète Mars. Car cette création avec du boudin est un voyage dans l’irréel. C’est magique, le plat est parfait et le boudin ainsi revisité forme avec le 1964 un de ces accords qui font se pâmer. On ne sait plus où l’on est, peut-être sur Mars, tant cet accord est sublime.
Le Vosne-Romanée Les Genévrières Charles Noëllat Magnum 1978 est terriblement bourguignon, il pinote, il est charmant mais riche avec des vibrations extrêmes. Remarquablement fait, il glisse en bouche de plaisir. Il n’est pas très avantagé par le pigeon dont la chair est délicieuse, mais étouffé par la force de la couverture trop riche en truffe et olive noire. Malgré cela, on sent le bel accomplissement de ce beau vin de Bourgogne, d’un grand vinificateur.
Le Royal Kebir Frédéric Lung Algérie 1945 est impérial. Ce vin que je chéris est au rendez-vous et les deux bouteilles sont parfaites. Il y a une telle force qui se dégage de ce vin qui flirte avec des suggestions bourguignonnes mais y ajoute des notes fortes comme le café. Ce vin est plein, glorieux, affirmé, et le chef a eu la belle audace de lui associer un plat à l’algérienne, d’agneau, de semoule, avec juste une petite note citronnée qui évoque les plats du sud. L’accord est brillant mettant particulièrement bien en valeur le vin au somment de son art. Qui penserait qu’un tel équilibre vient d’un vin de 70 ans ?
Tout le monde est un peu troublé au moment où l’on sert le Vega Sicilia Unico Ribeira del Duero Magnum 1998 car on revient à une vitesse folle dans le monde des vins d’aujourd’hui. Alors, il faut se réacclimater. Les votes montreront que ce retour s’est fait de belle façon. Je suis fasciné par la jeunesse flamboyante de ce grand vin, l’un de mes amours. Il jubile. Il est tout fruit tout flamme. Les fruits sont rouges et surtout noirs, mais c’est la fraîcheur de fenouil, d’anis et de menthe qui me subjugue. J’adore.
Les deux bouteilles de Château Suduiraut Sauternes 1959 ont la même couleur d’un acajou déjà prononcé. Les senteurs sont exotiques, terriblement séduisantes. En bouche, tout en ce vin est bonheur. Il y a la mangue, les agrumes roses, et une myriade d’autres fruits exotiques. Il est bien gras, opulent charmeur. Le dessert, servi un peu froid, est très adapté au vin.
Ce voyage gastronomique est assez époustouflant. C’est la première fois que le vote à la fin du dîner concerne 18 personnes. On vote pour les quatre préférés de neuf vins. Seul un vin n’a pas eu de vote, le champagne Henriot, mais cela s’explique par le fait qu’il a été bu debout, chacun ne gardant en mémoire que les vins bus à table. Pour les huit autres vins, chacun a eu au moins quatre votes, et nul n’a eu 18 votes. Six vins sur huit ont eu des places de premier, ce qui montre, une fois de plus la diversité des goûts. Le Royal Kebir 1947 a eu six votes de premier, le Vieux Château Certan 1964 a eu cinq votes de premier, le Meursault 1990 en a eu quatre et le Haut-Bailly 1934, le Vosne-Romanée 1978 et le Vega Sicilia 1998 en ont eu un.
Le vote du consensus serait : 1 – Royal Kebir Frédéric Lung Algérie 1945, 2 – Vieux Château Certan Pomerol Magnum 1964, 3 – Meursault Jean-François Coche-Dury 1990, 4 – Vosne-Romanée Les Genévrières Charles Noëllat Magnum 1978, 5 – Vega Sicilia Unico Ribeira del Duero Magnum 1998.
Mon vote est : 1 – Royal Kebir Frédéric Lung Algérie 1945, 2 – Vieux Château Certan Pomerol Magnum 1964, 3 – Château Suduiraut Sauternes 1959, 4 – Château Haut-Bailly Graves Magnum 1934.
La cuisine de Christian Le Squer a été parfaite, trois plats émergeant à un niveau rare : le riz noir, superbe création, l’anguille emblématique succès et la langoustine, vrai chef-d’œuvre. Au plan des accords, c’est le riz noir avec le Vieux Château Certan puis la lie de vin de l’anguille avec le Haut-Bailly qui ont été des moments d’intensité gastronomique majeure.
Le salon Napoléon est d’une taille idéale pour de tels repas, le service a été d’une précision, d’une motivation et d’un engagement qui méritent des compliments. Le chef est venu nous saluer, heureux de faire une telle expérience sur des vins rares. Ce 190ème dîner fut une réussite absolue.
La table en fin de repas :