Le deuxième repas est un déjeuner au restaurant « CUT », animé par Wolfgang Puck, comme le Spago, mais ici au sein de mon hôtel, le Wilshire Beverly Hills. Il ne me faut donc que deux minutes pour être à pied d’œuvre. Le restaurant joue branché. Une décoration minimaliste, avec d’immenses photos d’une crudité, voir d’une cruauté manifeste. Robert de Niro, Brad Pitt ou Barack Obama ont des têtes de plus d’un mètre de haut, ce qui exacerbe chaque détail du visage. Nous prenons l’apéritif debout sur un champagne Moët & Chandon 2000 plus inspiré que le Laurent Perrier de la veille. Les amuse-bouche sont : USDA prime steak Tartare, Dion, Capers, grilled sourdough / Grilled cheese, white truffle from Alba / sweet potato-amaretto knisch / grilles Kobe sliders, house made pickles, toasted brioche. Présentés par des serveurs stylés, ces amuse-bouche sont goûteux. Inutile de dire que comme la mouette rieuse, je lance mon bec vers les truffes d’Alba infiniment possessives, qui font vibrer le champagne.
Le menu est aussi détaillé que le générique d’un film de Cecil B. de Mille : « surf and turf » : warm Maine lobster, French black truffle infused vin blanc and crispy Kurobuta pork belly, roasted quince and sun dried cherry compote, Chinese 10 spices / A tasting of beef : snake river farms Kobe style New York sirloin, cognac mustard sauce, 35 days dry aged sirloin, green pepper and Armagnac sauce, roasted bone marrow flan, mushroom marmalade, bordelaise, toasted brioche / The side : roasted Brussels sprouts, smoked bacon, pearl onions / four story hill farms, milk fed veal “tongue and cheek” : braised cheek, celery Bartlett pear puree, roasted chestnut dust, autumn root vegetables, Cotes-du-Rhone black pepper reduction and brioche thyme crusted tongue; black trumpet mushrooms / the side : creamy parmesan polenta, Italian white truffles from Alba / The cheeses, Carmody, red hawk, green hill, grilled fruit and nut bread / Dessert : marjolaine nouveau. Il ne fallait pas moins de quatre chefs pour réaliser ce menu, aussi copieux que les intitulés sont longs.
La première série est constituée de bordeaux de 1989 : Haut Brion 1989, La Mission Haut Brion 1989, Lafleur 1989, Le Pin 1989, Pétrus 1989. Le nez du Haut-Brion est superbe et riche, celui du Mission est très profond. Le nez du Pétrus est discret, mais on sent la trame d’un grand vin. Le nez de Le Pin est très discret et celui de Lafleur très neutre. Je commence à goûter les vins sans plat. Le Lafleur est très pur, avec un final marqué par l’alcool. Le Pin est assez neutre et demanderait un plat. Je le trouve réservé. Le premier contact avec Pétrus n’est pas extraordinaire, mais le final révèle plus ce qu’il peut être. On sent que c’est grand, mais objectivement, il faut chercher. Il convient de remarquer que tous les vins sur ces trois jours, sont ouverts au dernier moment. Ils ne trouveront leur valeur que progressivement. La Mission montre une différence sensible avec les pomerols. Il a du café, de la douceur, et beaucoup plus de charme. Sa longueur est plus sensible et le final est fantastique. Le Haut-Brion est grand, rond, facile à comprendre, avec un très beau final. A ce stade je préfère la Mission, plus sauvage. Je classe : Mission, Haut-Brion, Pétrus, Le Pin, Lafleur.
Sur le homard, qui crée un accord délicieux, le Lafleur s’anime mais reste encore fermé. Le Pin est très pur, précis, mais franchement, il n’y a pas de quoi sauter en l’air, sauf que le final est très grand. Le Pétrus a une attaque assez calme, et c’est dans le final que la structure explose. Le temps passe, les vins s’ouvrent et maintenant, je reconnais le Pétrus 1989 tel que je l’aime : il est grand, dense, profond, avec une trace énorme. Après cette progression de Pétrus, Mission fait moins impressionnant, mais le final a un sacré charme. C’est la Mission qui est idéal avec le homard. Le Haut-Brion attaque en douceur, puis il occupe fermement la bouche. Il est grand, au final parfait. A ce stade, grâce au homard et à la truffe blanche, le classement est : Haut-Brion, Pétrus, Mission.
Pendant ce temps, Le Pin se réveille, mais il joue un peu : « programme minimum ». Lafleur passe devant Le Pin. La deuxième partie du plat est du porc. Le Haut-Brion s’y adapte, vin quasiment parfait. Mais je ne lui donnerais pas 100 points Parker. Le Pétrus est maintenant totalement excitant. C’est un vin qui dérange, qui pulse. Lafleur n’est pas mal, mais un peu limité, et Le Pin est charmant, mais n’a pas le caractère extrême que l’on attendrait. Le Mission a un final qui rachète une attaque devenue calme. Mon classement va encore varier au fur et à mesure des évolutions des vins. Je classerai finalement : Pétrus 1989, Mission Haut-Brion 1989, Lafleur 1989, Haut-Brion 1989 et Le Pin 1989.
Je me suis évidemment demandé si mon classement n’est pas influencé par mon amour pour Pétrus 1989. Mais le constat est sans appel : Pétrus a tout pour lui, et l’écart avec Le Pin est spectaculaire. Si les vins avaient été ouverts avant, je suis sûr que Lafleur aurait offert beaucoup plus de plaisir.
Bipin fait s’exprimer les quatre tables, et comme cela se passera tout au long des trois jours, je suis sidéré de voir la divergence des opinions sur les vins.
La deuxième série comprend des vins impressionnants : Latour 1929, La Mission Haut Brion 1929, La Mission Haut Brion 1949, Mouton Rothschild (magnum) 1949, Haut Brion 1959, Lafite 1959, Latour 1959. Le premier examen est celui des parfums. Latour 1959 a un nez très dense, ainsi que le Lafite 1959. Le nez du Haut-brion 1959 est beaucoup plus doux. Celui de Mission 1949 est spectaculaire. Mon verre de Mouton sent le verre, ce qui gêne l’examen. Le nez de Latour 1929 est discret et difficile à lire et celui du Mission 1929 est marqué d’alcool. Il faut attendre avant de juger.
Le premier examen des vins se fait avant l’arrivée du plat. Le Latour 1959 est complexe. Je le sens un peu minéral. Il faut attendre qu’il s’ouvre. Le Lafite 59 n’est pas encore ouvert. Il faut attendre, car à ce stade on ressent l’âge et un éventuel problème de conservation. Le Haut-Brion 59 me gêne, car je ne suis pas habitué de boire de si grands vins ouverts aussi tard. Les trois vins de 1959 sont de belles promesses à qui l’on n’a pas donné de temps. Le Mission 49 est très doux, un peu faible, mais on sent que le charme velouté va apparaître. Le goût du Mouton 49 me rebute un peu. Il promet d’être grand, car son final est long et riche. Le Mission 1929 est un vin énorme de puissance. Il évoque le café. Il faut encore attendre. Le Latour 1929 a une attaque légère mais un très beau final.
Le plat est maintenant servi. Sur la viande, Latour 59 est immense. Il est grand, puissant, viril et répond à la viande comme en un écho. Lafite 1959 est superbement élégant, d’un raffinement incroyable. Il fait partie des grands Lafite qui m’émeuvent. Le Haut-Brion 59 est plus torréfié. La compétition des 59 se fera entre Latour et Lafite. Le Mission 49 a un léger problème, mais c’est un vin très opulent, grand, lourd, au beau final. Le Mouton 49 est très Mouton, c’est-à-dire fantasque. J’aime beaucoup, même s’il n’a pas la rigueur des autres. Le Mission 29 est agréable mais un peu limité. Il est torréfié. Le Latour 1929 a la subtilité des bordeaux de 1929. Il est charmant mais a du mal à lutter avec les 1959. Latour 59 a tout pour lui, il est parfait. Le Lafite 59 donne envie de l’aimer. Je note à la volée sur mon petit carnet : « on aimerait tellement que Lafite soit aimé ». C’est le vin que j’aimerais encourager. J’ai évoqué les 100 points Parker. Pour mon goût, les trois vins de 1959 méritent 100 points.
Le Mouton 1949 me donne l’impression d’un bolide qui n’utiliserait que dix cylindres sur douze. Le Mission 49 est grand, même si une petite amertume me gêne. Mission 29 est meilleur que Mission 1949. Le final fruité du Latour 1929 est unique. Je classe : Latour 59, Lafite 59, Latour 29, Haut-Brion 59, Mission 29, Mission 49 et Mouton 49. C’est intéressant de comparer les Latour de 59 et 29. Le final du 29 est plus pur. Mais le 59 offre – aujourd’hui – beaucoup plus. Le Mouton, s’il était bu tout seul, serait jugé magnifique. Il est d’ailleurs adoré à beaucoup de tables. Le Mission 49 a perdu son petit défaut maintenant que le temps a passé. Les évolutions dans les verres me conduisent à ce classement final : Latour 59, Haut-Brion 59, Lafite 59, Latour 29, Mission 49, Mouton 49 et Mission 29. Les votes diffèrent à chaque table.
La troisième série nous fait changer de région : Hermitage La Chapelle 1949, Hermitage La Chapelle 1959, Hermitage Chave 1989, Côte Rôtie La Landonne 1989, Côte Rôtie La Mouline 1989, Côte Rôtie La Turque 1989. Les nez des vins ouverts tard ne veulent pas dire grand-chose, sauf que le nez de La Chapelle 49 est désagréable alors que celui du 59 est très élégant.
La Mouline est un grand vin, mais après les bordeaux, ça surprend. Le vin est astringent et poivré. La Turque est très grand, plus fin. La Landonne est plus équilibré. Le Chave est plus sauvage, viril, brutal. Il me plait et j’écris : « ça c’est du vin ». En reprenant La Mouline juste après le Chave, le vin de Guigal montre un charme énorme et sacrément efficace. Le nez de La Chapelle 49 ne s’est pas calmé, mais en bouche il est très acceptable. Le 1959 de La Chapelle est charmant, d’un équilibre rare. On sent son alcool, mais c’est un très grand vin. La Turque est très boisée. La Mouline est plus séduisante, mais La Turque est plus typée. La Landonne est la force tranquille, grande, au final imposant. Le Chave fait un peu plus faible maintenant. Comment voter pour les trois Guigal si différents ? La Mouline est parfaite, La Turque plus typée, et La Landonne plus sécurisante.
Le gagnant, ce sera La Chapelle 59 qui a un équilibre charmant malgré la pression alcoolique, et une complexité infinie. Mon classement final sera : Hermitage La Chapelle Jaboulet 1959, Côte Rôtie La Turque 1989, Côte Rôtie La Mouline 1989, Hermitage Chave 1989, Côte Rôtie La Landonne 1989, Hermitage La Chapelle 1949. Il faut admettre qu’à part le 1949 tous ces vins se valent. L’Hermitage 1959 raconte énormément de choses et je l’aime, même si j’imagine volontiers qu’il eût été meilleur quelques années auparavant. Alors que je suis un adorateur de ces vins du Rhône, je n’ai pas eu l’élan de joie que j’attendais car les bordeaux qui précèdent m’ont plus impressionné. Mais cela tient au fait que l’on a bu ces vins du Rhône ouverts depuis moins de dix minutes, ce qui est frustrant.
Comme au dîner des vins blancs il y a deux vedettes américaine, le Chateau Rayas 1989 et le Chateauneuf-du-Pape Hommage à Jacques Perrin 1989. Mais le combat n’aura pas lieu, car le Rayas a un infime bouchon au nez et en bouche.
L’Hommage a un nez très jeune, beaucoup plus jeune que les précédents vins. Le Rayas a un beau goût bien fruité, élégant. Mais le 1% de bouchon limite le plaisir. Le Perrin est tout en générosité. Il est large et ouvert, mais le final n’est pas totalement net. Le fromage accentue le défaut du Rayas, mais on peut clairement imaginer ce qu’il aurait pu être. J’aime beaucoup le Perrin qui malgré son amertume est généreux, joyeux et très beau.
Je m’amuse à classer les vins de toutes les séries et mon classement final est : 1 – Latour 1959, 2 – Pétrus 1989, 3 – Lafite 1959 et Haut-Brion 1959, 5 – Latour 1929, 6 – Hommage à Jacques Perrin 1989. La deuxième série de bordeaux à maturité m’a fortement marqué. Cette expérience montre que les grands bordeaux sont d’un niveau exceptionnel. Le repas se finit sur un dessert au chocolat accompagné d’un Porto Warre’s Vintage 1997 élégant et très « léger », fluide et goûteux.
La cuisine du « Cut » est d’un niveau supérieur à ce que Spago nous a proposé hier. Il est très réconfortant d’avoir pu goûter des bordeaux de 1959 aussi beaux.