L’histoire commence à l’hôtel Shangri La où se tenaient les deuxièmes « rencontres de vins matures », mouvement initié par Hervé Bizeul avec quelques vignerons. Pour aider cette initiative que j’approuve, j’avais tenu un stand où les visiteurs pouvaient goûter quelques vins anciens de ma cave.
Un client d’Hervé Bizeul, vigneron du Clos des Fées, attiré par mon stand et les vins que je présentais, me demanda d’organiser pour lui un dîner professionnel où il réunirait une dizaine de personnes avec lesquelles il entretient des relations de travail. La liste des vins a été mise au point en tenant compte de ses désirs et nous nous retrouvons ce soir à onze dont dix buveurs dans le merveilleux salon lambrissé du premier étage du restaurant Taillevent pour le 210ème dîner de wine-dinners. Il y dans notre groupe neuf hommes et deux femmes.
J’arrive un peu après 17 heures au restaurant pour ouvrir les bouteilles. Le parfum du Haut-Brion blanc 1966 est incertain car il a une petite trace de poussière, mais pour les vins suivants, je vais d’enchantement en enchantement, chacun des parfums se situant au-dessus de ce que j’attendais. Le bouchon du Corton 1926 vient en miettes mais c’est normal pour un vin de cet âge. Le bouchon de l’Echézeaux 1974 vient avec beaucoup de difficultés car le verre à l’intérieur du goulot présente des irrégularités qui empêchent la remontée du bouchon. La bouteille du Filhot 1891 ayant une étiquette illisible, la capsule indique nettement Filhot et l’année 1891 est très clairement lisible sur le bouchon. Tout se présente bien ce qui me permet d’attendre sereinement les invités.
Ils sont tous à l’heure, se connaissent tous et sont d’humeur joyeuse et taquine. L’envie de profiter de chaque instant du repas se lit sur leurs visages.
L’apéritif se prend debout avec des gougères et le Champagne Dom Pérignon 1975. Sa couleur est légèrement ambrée, la bulle est chiche mais le pétillant est intact et ce qui frappe, c’est la douceur de ce champagne. On dirait un sauternes qui aurait eu des liaisons extra-conjugales avec un champagne. Il a une belle présence et une belle richesse. Il est très coordonné. C’est un champagne de grand plaisir. J’aime sa mâche gourmande qui fait entrer dans le monde si particulier des champagnes anciens.
Nous passons à table. Le menu composé par Alain Solivérès pour les vins du repas est : copeaux de jambon Bellota / huîtres Gillardeau en gelée d’eau de mer / langoustines croustillantes, céleri truffé / épeautre du pays de Sault en risotto à la truffe noire / tournedos de bœuf Rossini, pomme de terre soufflées / suprême de pigeon de Racan en feuilleté, foie gras, chou-vert et truffe noire / fromages affinés / Pavlova aux fruits exotiques.
Le Champagne Krug 1982 est d’une couleur claire. Sa bulle est très active. Il est d’une vivacité extrême propulsée par l’iode de l’huître. Et c’est la gelée qui lui donne une longueur infinie. Ce champagne est éblouissant et l’on sent que l’accord avec l’huître crée un supplément d’âme et de persistance aromatique. Sa trace en bouche est infinie. C’est l’aristocratie absolue du champagne. Beaucoup de convives se demandent comment il sera possible désormais de boire un champagne récent.
Le Château Haut-Brion blanc 1966 a un parfum glorieux et épanoui qui contraste avec l’odeur un peu poussiéreuse que j’avais sentie à l’ouverture. Le vin est riche, solide, construit, guerrier bien campé sur ses jambes. La langoustine est accompagné d’un céleri à la truffe et d’une crème truffée qui résonnent bien avec le vin orthodoxe et carré. C’est un vin solide, sûr, plus réconfortant qu’émouvant. Sa longueur et son acidité sont belles.
Le Bâtard-Montrachet Domaine Leflaive 2000 est l’expression parfaite d’un lourd et capiteux bourgogne blanc jeune. Il a toute la fougue de la jeunesse mais aussi une complexité infinie. Ce vin est un régal et son association avec l’épeautre le propulse à des sommets. Il est riche et convaincant. C’est un très grand vin jeune cohérent.
Le tournedos Rossini présenté comme une tour de château-fort est accompagné de deux vins. La couleur du Château Ausone Saint-Emilion 1955 est d’un sang de pigeon d’une rare beauté. C’est incroyable pour un vin de plus de soixante ans et je suis très impressionné par cette robe. Il y a une légère impression de poussière en bouche mais qui ne gêne pas trop ce vin sanguin et truffé de bonne mâche et qui donne une bonne réplique au bœuf vigoureux.
Le Château Batailley Pauillac 1929 a une couleur un peu plus claire mais d’un beau rouge vif. Le nez est à se damner. Il y a des évocations de fruits rouges et roses comme la framboise qui envahissent à la fois le nez et la bouche. Ce vin de 88 ans a une vivacité exceptionnelle, une harmonie confondante. Il emplit la bouche de beaux fruits. C’est un vin qui porte la marque d’une année de légende. La sauce réduite à la truffe du tournedos fait briller les deux bordeaux, le bel Ausone expressif mais dominé par la joie de vivre et le fruit insolent du Batailley 1929 que les votes couronneront.
Le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1974 a une couleur noire qui ne laisse pas beaucoup de place au rouge. Le nez est très discret mais agréable. En bouche le vin est assez strict. Et c’est dommage d’avoir associé deux bourgognes sur le délicieux pigeon, car l’Echézeaux Leroy 1966 à la couleur claire va faire de l’ombre au 1974 pourtant intéressant. Le vin de Leroy est fluide, aérien et avec ma charmante voisine nous convenons que le Leroy est féminin, tout en charme quand le vin de Conti est masculin, solide mais court sur jambes. On cherche ses évocations mais il est plutôt rigide. L’Echézeaux Leroy est une merveille de fluidité et de charme. C’est un vin très long en bouche. Le vin de la Romanée Conti aurait été beaucoup plus apprécié s’il avait été servi seul.
Le Corton Bouchard Aîné 1926 accompagne un plateau de fromages avec un Salers, un saint-nectaire et un Cîteaux. Le Cîteaux est une merveille et va mettre en valeur un bourgogne totalement exceptionnel. Comme le Batailley 1929, il a des fruits roses et rouges, une douceur extrême et une longueur infinie. Ce vin n’a pas d’âge tant son équilibre le rend éternel. Je suis conquis au point que je le nommerai premier dans mon vote. Les deux vins de 1926 et 1929 sont tous les deux exceptionnels.
Quand le Château d’Yquem 1967 se présente, c’est un peu comme « Put the blame on me » de Rita Hayworth dans Gilda. Son or est triomphant. Tout en lui est sensuel et l’accord est merveilleux avec la mangue du dessert. Cet Yquem est encore d’une jeunesse folle et on sent qu’il va continuer de progresser et de se complexifier. Son bouquet de fruits exotiques est large et passionnant. Le dessert est parfait de mangue et de meringue.
Quel dommage que le Château Filhot Sauternes 1891 soit associé à cet Yquem. J’aurais dû le goûter à l’ouverture et lui trouver un plat pour lui seul avant l’Yquem. Car ce Filhot a « mangé » son sucre, est devenu sec et l’Yquem le surclasse. Mais en fait quand on ne se consacre qu’à lui on voit poindre des complexités extrêmes, toutes en subtilité, et j’ai même senti des traces de fruits rouges malgré sa couleur. C’est un vin très pur, sans trace d’âge, qui a seulement perdu son sucre. Ses 126 ans imposent le respect.
Il est temps de passer aux votes. Dix personnes votent. Sur les onze vins, dix figureront dans au moins un bulletin de vote, ce qui est spectaculaire. Une chose est très intéressante c’est que le vin qui n’a aucun vote est le Bâtard Montrachet 2000 qui est un vin exceptionnel. La raison est simple, c’est qu’il s’agit d’un vin jeune et dans un dîner de vins anciens, on vote plus spontanément pour les vins anciens. Cinq vins ont été nommés premiers, le Batailley 1929 quatre fois, l’Echézeaux 1966 et le Corton 1926 deux fois, et enfin l’Ausone 1955 et l’Yquem 1967 sont premiers une fois.
Le classement tenant compte de tous les votes est : 1 – Château Batailley 1929, 2 – Corton Bouchard Aîné 1926, 3 – Champagne Krug 1982, 4 – Château d’Yquem 1967, 5 – Echézeaux Leroy 1966, 6 – Château Ausone 1955.
Mon vote est : 1 – Corton Bouchard Aîné 1926, 2 – Echézeaux Leroy 1966, 3 – Château Batailley 1929, 4 – Champagne Krug 1982.
Ce n’est pas un hasard si les deux vainqueurs pour l’ensemble de la table sont de la décennie des années 20. Car 1926 et 1929 sont deux années exceptionnelles dont les vins bravent le temps.
Les plus beaux accords du repas sont pour moi en premier l’huître sur le Krug 1982, le Cîteaux sur le Corton 1926 et la mangue sur l’Yquem 1967. La cuisine d’Alain Solivérès mérite les compliments et nous avons été gâtés de truffes généreuses. L’ambiance du repas a été rieuse, blagueuse, avec une belle communion de tous à ces merveilles. Nous nous sentions si bien que personne ne voulait quitter la table, pour ne pas perdre une seule seconde de ce repas hors du commun. Pratiquement tous les vins ont été au sommet de ce qu’ils pourraient offrir. Ce 210ème dîner fut une grande réussite.
lorsqu’on enlève la capsule le nom du château est en relief sur le bouchon