Le 211ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Guy Savoy situé au premier étage de l’Hôtel de la Monnaie. Mes vins avaient été livrés il y a une semaine et à 17 heures je suis à pied d’œuvre pour l’ouverture des vins. La journaliste japonaise avec qui j’avais déjeuné à l’Archeste est présente pour photographier la séance d’ouverture. Toutes les bouteilles ont des niveaux exceptionnels, quasiment dans le goulot pour tous. Tous les bouchons sont d’origine et lorsqu’ils se brisent en deux ou trois morceaux, c’est dû à chaque fois à l’irrégularité du verre à l’intérieur du goulot. C’est le cas du Carbonnieux blanc 1952, du Gruaud-Larose Sarget 1928, et du plus ancien des vins, le Sigalas-Rabaud 1917 qui a juste cent ans et dont la bouteille est soufflée. Quand le verre est pincé à l’intérieur du goulot on comprend mieux l’expression « goulot d’étranglement », parce que le bouchon ne veut pas sortir. Mais tout se passe bien et les odeurs qui se dégagent des vins sont toutes prometteuses et parfois encore timides comme celles du Chevalier-Montrachet 1981. Le parfum du Sigalas-Rabaud 1917 est tellement époustouflant de complexité aromatique que j’emporte la bouteille en cuisine pour faire sentir le vin au chef pâtissier, afin qu’il s’imprègne de ces senteurs paradisiaques pour créer le dessert à la mangue. On ne peut pas rêver mieux comme séance d’ouverture, avec un sans-faute absolu.
Nous sommes neuf convives autour de la jolie table où tous les verres ont été placés. Il y a un américain et une américaine, une japonaise et six français. Il y a trois nouveaux et six habitués. Il y a une majorité féminine de cinq pour quatre. Pour ce dîner j’ai voulu lancer avec la complicité de Guy Savoy une nouveauté. Le vin Y d’Yquem contient parfois des grains de raisin botrytisés. Aussi, au lieu de mettre cet Y avec les vins blancs secs qui précèdent les rouges, j’ai envie de le mettre juste avant le sauternes de fin de repas. Guy Savoy de son côté aimerait que nous essayions un accord saint-nectaire et champagne. Il aimerait donc qu’un champagne soit mis en fin de repas. Pour l’Y j’aimerais un foie gras poché dont je raffole, et nous décidons Guy et moi d’une folie qui sera de mettre le foie poché juste après le fromage. C’est osé mais il faut savoir explorer de nouvelles pistes.
Le menu composé par Guy Savoy, que nous avons mis au point ensemble, est : Surprise de homard / Un morceau d’énorme turbot cuisiné tout simplement / Pigeon grillé au barbecue / Ris de veau rissolé aux morilles, jus sous la croûte / Saint-nectaire, la croûte et le champagne en gelée / Foie gras de canard comme un pot-au-feu de printemps / Miel d’ici et mangues.
Ce menu est particulièrement passionnant car tout a été fait pour mettre le produit en valeur. Ainsi, le pigeon sera servi sans aucun accompagnement et le foie gras poché sera servi sans son pot-au-feu, pour l’avoir dans sa pureté.
Un champagne ayant été placé à la fin, j’ai ajouté un champagne pour l’apéritif. Le Champagne Henriot Cuvée des Enchanteleurs 1998 est très rassurant et consensuel. Lisible, il se boit avec joie sur les diaboliques petits sticks de toasts au foie gras. Il a un peu de caramel dans le milieu de bouche.
Le Champagne Bollinger Vieilles Vignes Françaises 1999 est plus difficile à comprendre. C’est un blanc de noirs issu de vignes préphylloxériques, sophistiqué, de grande race mais c’est un champagne qui est quand même intellectuel.
Lorsque le homard nous est servi, comme ma voisine, j’attendais un plat chaud surtout pour la sauce crémée. Le Château Carbonnieux blanc 1952 surprend tout le monde car comment est-il possible qu’un vin de 65 ans ait une telle prestance, un tel équilibre ? C’est un vin très gourmand, subtil, épicé, qui convient bien à la chair du homard. Le plat s’il était servi chaud conviendrait encore mieux au vin.
Le Chevalier-Montrachet Domaine Leflaive 1981 a un parfum explosif et généreux. En bouche il est rond et puissant. Il est d’une présence incroyable. Il occupe crânement le devant de la scène. Il s’accorde bien au turbot.
Le pigeon est associé à deux bordeaux dont la différence d’âge fait qu’il n’y a pas compétition. Le pigeon est servi sans accompagnement ce qui va créer des accords superbes tant la tendreté de la chair est mise en valeur. Le Château Bel-Air Marquis d’Aligre 1976 est un margaux d’une belle jeunesse riche et truffée qui profite à plein de la mâche du pigeon. C’est un vin idéal d’équilibre et de justesse.
Mais à côté de lui, le Château Gruaud-Larose Sarget 1928 d’un niveau tout-à-fait étonnant dans le goulot a une robe sang de pigeon d’une rare beauté. Le vin est élégant. Il est vif, rond et on sent qu’il apporte un peu plus que le margaux. L’année 1928 est tellement exceptionnelle que ce vin serait considéré à l’aveugle comme un vin des années 60. Ce vin racé doit être associé au mot « élégance » qui lui convient parfaitement. C’est lui qui aura le plus grand nombre de votes : 8 sur 9 possibles. On a du mal à imaginer qu’à presque 90 ans il ait cette prestance.
Le Corton Grancey Domaine Louis Latour 1964 nous fait entrer dans le monde des bourgognes, tout en sensualité. Il ne déroge pas à cette réputation, vin gourmand sensuel, presque sucré tant il est doux et le ris de veau lui convient, avec une purée de morilles que Guy Savoy a ajustée d’un grain de moutarde pour qu’elle excite l’accord.
Le Clos de Vougeot Domaine Méo-Camuzet 1991 est le vin qui m’a fait découvrir il y a vingt ans le domaine Méo Camuzet et j’ai un amour particulier pour celui-là, plein et racé avec des petits accents de vins du Rhône tant il est riche. Malgré sa belle jeunesse on est plus attiré sur le ris de veau par le Corton.
Nous allons maintenant entrer dans l’audace gastronomique. Guy Savoy a inventé un traitement du saint-nectaire pour un champagne. J’ai donc changé la place initiale du Champagne Dom Pérignon 1988 qui était en début de repas pour qu’il soit servi maintenant. Ce champagne est de la gloire pure. Il est dans un état d’épanouissement idéal. Il est merveilleux avec des petites notes miellées de la couleur du saint-nectaire. Nous serons quelques-uns à préférer le saint-nectaire pur, plutôt qu’avec sa gelée au champagne, même si l’accord est possible. Cet intermède à ce moment du repas est génial.
Lorsqu’on me montre la cassolette où le lobe de foie gras repose dans un pot-au-feu, je demande que surtout on ne serve que le foie gras poché, sans autre ajoute. Et l’accord avec l’Y du Château d’Yquem 1985 est tout simplement phénoménal. C’est tellement bon que je demande à Guy Savoy de venir prendre un peu de foie de mon assiette pour l’associer à une gorgée de l’Y. C’est divin et là où je suis fier, c’est que Guy Savoy envisage d’inscrire ce foie poché dans sa nouvelle carte. S’il lui donnait mon nom, comme Jean-Marie Ancher de Taillevent l’avait fait pour une recette de coquilles Saint-Jacques, je serais fier comme Artaban. L’Y 1985 est pour moi l’un des plus grands Y. Il est moins botrytisé que ce dont j’avais le souvenir mais il est d’une rondeur et d’un charme qui m’enchantent. Mettre un foie gras poché après un fromage, il fallait oser. Toute la table est conquise par cette audace.
Et notre palais est fin prêt, ce que je souhaitais, pour accueillir une merveille absolue, le Château Sigalas Rabaud Sauternes 1917. Sa couleur est noire, ou caramel. Alors que dans la bouteille le vin est opaque, dans le verre il est joliment doré. Son parfum est à se damner. Plus que d’autres j’ai les yeux de Chimène pour les vieux sauternes et là je suis gâté. Le parfum est si complexe avec des fruits exotiques, de la mangue mais aussi du poivre, des épices et des fruits d’automne. Je pourrais rester des heures enivré par ce parfum. En bouche le vin est un soleil. Le dessert à la mangue est très conforme au goût nécessaire pour le sauternes mais ce qui lui manque c’est la mâche. C’est un dessert que l’on grignote plus qu’on ne le mord. J’aurais aimé des dés de mangue beaucoup plus épais et charnus pour que l’on morde avant de déguster le nectar absolu centenaire à la longueur infinie.
Nous sommes neuf votants et pour une fois nous allons voter pour les cinq meilleurs vins au lieu de quatre habituellement. Ce qui est extrêmement plaisant c’est que tous les vins ont eu au moins un vote ce qui veut dire que chacun des onze vins a été jugé digne d’être dans les cinq premiers par au moins un convive. La disparité des votes est extrême. Le Gruaud-Larose figure sur huit feuilles de vote, le Chevalier-Montrachet a sept votes et le Sigalas-Rabaud six votes.
Cinq vins ont eu l’honneur d’être nommés premier, le Sigalas-Rabaud 1917 quatre fois, le Corton Grancey 1964 deux fois et ensuite trois vins sont nommés premier une fois, le Gruaud Larose 1928, l’Y d’Yquem 1985 et le Dom Pérignon 1988.
Le classement compilant les votes de chacun est : 1 – Château Sigalas-Rabaud Sauternes 1917, 2 – Château Gruaud-Larose Sarget 1928, 3 – Champagne Dom Pérignon 1988, 4 – Corton Grancey Domaine Louis Latour 1964, 5 – Chevalier-Montrachet Domaine Leflaive 1981, 6 – Y du Château d’Yquem 1985.
Mon classement est : 1 – Château Sigalas-Rabaud Sauternes 1917, 2 – Champagne Dom Pérignon 1988, 3 – Y du Château d’Yquem 1985, 4 – Château Gruaud-Larose Sarget 1928, 5 – Chevalier-Montrachet Domaine Leflaive 1981.
On notera au passage que le vote du consensus met en premier et en second les deux vins les plus vieux du dîner.
Nous nous sommes prononcés de façon informelle sur les meilleurs accords. C’est le foie gras poché avec le Y d’Yquem 1985 qui emporte les suffrages. Vient ensuite le pigeon avec le Gruaud Larose 1928 puis on mettrait ex-aequo le ris de veau avec le Corton Grancey 1964 et le saint-nectaire avec le Dom Pérignon 1988, ce dernier ayant la palme de l’originalité après le foie poché. J’ai par ailleurs un faible pour le foie gras salé que l’on sert en stick pour l’apéritif à l’arrivée. C’est pour moi un must.
Tout le monde a été impressionné par l’implication de Guy Savoy qui est venu cinq ou six fois recueillir nos avis, faire des remarques, toujours souriantes et positives. Le service des vins et des plats a été impeccable même si le démarrage des premiers plats a été trop lent. Le cadre du dîner est idéal. Nous avons vécu un dîner absolument mémorable.
on note ci-dessus qu’il est écrit « Grand premier Crû »
la vue de la fenêtre
les vins rangés en salle
la table
les bouchons
l’énorme turbot
les verres à la fin