Le 216ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Laurent. Le nombre de participants a oscillé plusieurs fois entre dix et onze dans les deux heures précédant le repas. Bravo à la flexibilité du restaurant qui s’est adapté en permanence aux différentes phases de ce suspense. En définitive nous sommes onze, avec une écrasante majorité masculine. Tous se connaissent. Seuls trois participants sont nouveaux.
Les vins ont été livrés au restaurant il y a une semaine. Quand j’arrive à 17 heures pour ouvrir les bouteilles, le jeune Benjamin, nouveau dans l’équipe de sommellerie que j’ai déjà croisé pour mes repas au Taillevent, m’assiste et me regarde officier. Je lui fais sentir les vins. Aucun bouchon ne me pose de problème irréversible. Comme cela arrive souvent, le haut du bouchon de la Romanée Conti sent la terre, alors que le bouchon du Rayas sent plutôt le bois du tonneau, sur sa seule partie supérieure. Les parfums les plus beaux sont ceux de la Romanée Conti 1980, du Palmer 1961, de l’Yquem 1983 et de Laville Haut-Brion 1948. Celui de La Tour Blanche 1948 est le plus réservé.
Nous prenons l’apéritif dans le petit salon rond de l’entrée. Je donne les consignes de vol aux nouveaux et nous buvons un Champagne Salon magnum 1995. Il a une belle présence et une longueur remarquable. Il est facile à comprendre et ses complexités sont bien coordonnées. Il n’est peut-être pas assez canaille. C’est le bon élève qui obtient des bonnes notes, loin des cancres délurés. Les petits amuse-bouche sont délicieux et parfaits pour le champagne.
Le menu créé par Alain Pégouret est : Petits pois en velouté glacé, perlines de lulo, panna cotta à la citronnelle / Bouillabaisse froide, pomme de terre et fenouil au basilic / Filet de rouget juste saisi, moelle à la lie de vin rouge / Noix de ris de veau rôtie, poêlée de morilles / Pièce de bœuf servie en aiguillettes, pommes soufflées « Laurent », jus aux herbes / Stilton / Mangue en croûte sucrée, noisettes et fèves de Tonka.
Le Champagne Dom Ruinart brut Blanc de Blancs 1973 est absolument exceptionnel. Il est exactement deux fois plus vieux que le Salon 1995 et s’inscrit résolument parmi les champagnes anciens à maturité. Ses complexités sont incroyables. Il est d’une longueur très supérieure à celle du Salon et mes convives prennent conscience de l’intérêt des champagnes anciens qui racontent dix fois plus de choses. La citronnelle est trop forte pour le champagne alors que l’entrée aux petit pois est un joli plat.
Sur la bouillabaisse froide qui est un plat magnifique il y a deux vins. Le Château Laville Haut-Brion 1948 avait un parfum superbe à l’ouverture. Il l’a encore mais l’attaque en bouche me déplait car je sens le vin glycériné, comme si l’on avait ajouté de la cire. Un des convives ressent la même gêne. Mais un miracle se produit. La gelée du plat est une merveille de goût et elle efface totalement la glycérine que je ressentais et le vin devient parfait, expressif, profond, absolument magnifié par le plat. Si c’est manifestement la gelée qui a transformé le vin, ce qui me surprend, c’est que cette transformation persiste, même lorsque l’on n’a plus en bouche la gelée ou le plat.
Le Montrachet Jacques Prieur 1986 est un vin de belle puissance mais contenue. C’est un vin riche mais calme. Il est très équilibré, à maturité, avec un beau fruit fécond, mais il joue un jeu un peu trop calme. Aussi, alors qu’au début du plat, il devançait largement le vin de Bordeaux, il s’est fait dépasser dans nos cœurs par le Laville miraculé. Les deux vins se comportent bien sur le plat que je considère comme le plus réussi et abouti du repas.
C’est une coquetterie de ma part d’associer un rouget au vin légendaire qu’est le Château Palmer Margaux 1961. Ce vin recherché par tous les amateurs de vins rares, ne faillit pas à sa légende. Le nez annonçait son triomphe à l’ouverture et nous avons effectivement devant nous un vin d’un accomplissement absolu. Son grain est riche et lourd, avec des intonations de truffe et des tannins affirmés. Il est profond, lourd, et d’une longueur infinie. Il conquiert le palais et ne le quitte plus avec une persistance rare. C’est très émouvant de boire un vin aussi conforme à sa légende. L’accord avec le rouget est d’une pertinence absolue.
A l’ouverture, j’avais fait sentir à Benjamin la Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1980 et je lui avais dit que ce nez comporte les deux marqueurs de ce vin, la rose et le sel. Nous avons le même parfum au moment du service. Oserais-je dire que nous sommes face à une Romanée Conti parfaite ou quasi parfaite ? 1980 est une année qui n’est pas tonitruante mais subtile. Et une telle année convient à la Romanée Conti dont l’expression devient romantique. C’est un vin qu’il faut écouter, car il suggère plus qu’il n’impose. Il y a la rose et le sel et un rythme en bouche qui est délicat. Le vin est profond, long aux accents changeants, et le plaisir que l’on ressent est comme de lire un poème rythmé et galant. La noix de veau est goûteuse mais je n’aime pas trop quand un ris de veau est croustillant. Je le préfère de mâche plus douce comme si le ris était poché. Les morilles sont superbes et comme elle sont discrètes elles se marient bien avec le vin qui reste en bouche indéfiniment. C’est une des très belles Romanée Conti que j’ai eu l’occasion de boire. Les votes le couronneront comme les élections « démocratiques » en Corée du Nord.
Le Château Rayas Châteauneuf du Pape 1988 a la malchance de passer juste après le bourgogne merveilleux. Il fait un peu rustaud et simple alors qu’en une autre circonstance il brillerait. Sur la délicieuse viande rouge il est très adapté mais nous avons encore en tête la musique aromatique de la Romanée Conti.
A quelque chose malheur est bon car le Rayas va mettre en valeur la Côte Rôtie La Landonne Guigal 1990 qui est un vin merveilleux associé lui aussi à la viande rouge. Ce qui caractérise ce vin c’est une invraisemblable fraîcheur. Alors qu’il est puissant, il sait être aérien. Il est fascinant car il paraît très simple mais il est complexe, riche, et tout passe en bouche avec une facilité totale. Ce vin est parfait, gourmand, un bonheur.
Le stilton est superbe, à la fois ferme et crémeux en équilibre total sans une fausse note. Le Château d’Yquem 1983 s’associe à lui avec une évidence indiscutable. Le vin est rond, totalement rond. C’est une sphère magique de goûts ensoleillés. Rien ne paraît plus beau, plus gourmand, plus joyeux que ce sauternes franc et loyal. C’est le sauternes parfait dans une acception jeune. On se régale. C’est un de mes chouchous.
Le Dom Ruinart 1973 avait succédé au Salon 1995 avec un supplément d’âme et de complexité. Nous avons le même phénomène avec le Château La Tour Blanche 1948 qui transcende Yquem. Et alors on comprend mieux l’effet de l’âge sur les sauternes. J’avais déjà goûté ce 1948 qui est certainement l’une des plus belles réussites de ce château attachant fruit d’une donation à l’Etat de la part d’un riche bourgeois surnommé Osiris. Le soleil de l’Yquem est celui des tropiques, le soleil de la Tour Blanche est celui d’Austerlitz. C’est la victoire totale d’un vin plein et riche qui surprend par la diversité des complexités de fruits bruns tout au long de son parcours en bouche. Il y aurait même un soupçon de thé. La mangue est idéale pour ce vin et les accompagnements d’automne ne lui conviennent pas.
Il est temps de voter. Nous sommes onze mais dix seulement voteront car la seule femme de notre table n’a bu qu’occasionnellement certains vins. Huit vins sur dix ont eu des votes. Seuls le Salon 1995 n’en a pas eu mais c’est logique car c’est le plus jeune et donc le moins inconnu, et le Rayas 1988 du fait de son passage difficile après la Romanée Conti. Deux vins seulement ont trusté les votes de premiers. La Romanée Conti en a capturé sept et le Palmer 1961 en a reçu trois.
Le vote du consensus serait : 1 – Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1980, 2 – Château Palmer Margaux 1961, 3 – Château La Tour Blanche 1948, 4 – Champagne Dom Ruinart brut Blanc de Blancs 1973, 5 – Château Laville Haut-Brion 1948, 6 – Château d’Yquem 1983.
Mon vote est : 1 – Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1980, 2 – Château Palmer Margaux 1961, 3 – Château La Tour Blanche 1948, 4 – Côte Rôtie La Landonne Guigal 1990.
Le service des vins par Ghislain a été parfait, le service de table irréprochable. Nous avions une magnifique table dans le jardin du restaurant Laurent qui est certainement la plus belle terrasse parisienne.
Alain Pégouret a fait une cuisine de très haut niveau que les guides devraient couronner plus qu’ils ne le font. Le plat le plus extraordinaire est la bouillabaisse d’une sensibilité extrême. Le rouget était le compagnon idéal pour le Palmer 1961. Les autres plats ont été simplifiés comme il convient pour les dîners de vins anciens sauf pour les accompagnements de la mangue qui n’apporteraient rien. Mais c’est à la marge tant tout fut bon, élégant, goûteux et convaincant.
Les vins ont fait un « sans faute » et je crois bien que les deux les plus longs sont les deux 1948, les deux plus grands étant ceux couronnés par les votes, tant celui du consensus que le mien.
L’atmosphère créée par un groupe sympathique et joyeux était telle que nous nous sommes quittés bien tard après avoir ponctué notre repas par une Chartreuse liqueur du centenaire, une verte délicieuse, offerte par l’initiateur de ce repas. Voilà un 216ème dîner qui restera un grand souvenir.
il est curieux que le 8 de 1948 ne soit pas visible
photo des vins dans ma cave
photo des vins au restaurant
hélas je n’ai pas la photo du rouget
les verres en fin de repas