Le dernier repas, un déjeuner, se tient au restaurant Spago, comme le premier repas. Les hors d’œuvre se dégustent sur un champagne Laurent Perrier que j’apprécie plus que le premier jour, alors que c’est le même : hamachi ceviche with chili and yuzu citrus / duck liver mousse on pear and golden raisin tartelette / crouton with sturgeon mousse and Santa Barbara zea urchin / prosciutto di Parma pizza.
Le menu composé par Wolfgang Puck et son équipe est le suivant : Wild Alaskan salmon, braised cabbage, confit bacon, pinot reduction and wild huckleberries / Risotto, first of the season white truffles / wood oven roasted breats of Scottish pheasant, duxelle of porcini mushrooms and black walnuts, shepherd’s pie with braised leg and parsnip puree / selection of artisanal cheeses, toasted walnut bread / sweet potato sticky bun, candied walnuts and bliss maple syrup sorbet.
La première série démarre fort, car nous avons dix vins devant nous : Clos Vougeot Arnoux 1929, Clos Vougeot Boyer 1929, Clos Vougeot Faiveley 1929, Corton-Bressandes Yard 1929, Charmes-Chambertin Boyer 1929, Corton Grancey Latour 1949, Clos des Cortons Faiveley 1949, Clos de Vougeot Liger-Belair 1949, La Grande Rue Lamarche 1959, Clos Vougeot Bouchard 1959. Comme les vins ont – c’est une constante – été ouverts beaucoup trop tard, je vais progresser dans la connaissance de ces vins qui évoluent en permanence. Ces notes montrent mon cheminement.
Les nez des cinq vins de 1929 sont tous très engageants. Je goûte les vins sans plat. Le Clos Vougeot Arnoux 1929 est incroyablement fruité et délicat, très pêche de vigne. Le final est épicé. C’est un très grand vin qui parait fatigué mais ne l’est pas. Il vient juste d’être réveillé. Le Clos Vougeot Boyer 1929 a une attaque plus fatiguée et un final un peu amer tendant vers le thé. Le Clos Vougeot Faiveley 1929 fait âgé, mais il exprime quand même ce qu’est un grand vin. Le Corton-Bressandes Yard 1929 est très riche, plus plein. C’est un grand vin, pur, strict, très peu fruité, doté d’un beau final. Le Charmes-Chambertin Boyer 1929 est beaucoup plus doux que les autres. Il est charmant. Il a peu d’ampleur mais un final passionnant. C’est un très grand vin. Le Corton Grancey Latour 1949 a une attaque moyenne mais se place bien en bouche. On ne sent pas qu’il est de vingt ans plus jeune, ce qui est tout à l’honneur des 1929. Son final est poivré. Le Clos des Cortons Faiveley 1949 est bouchonné et déstructuré. Quelle ne sera pas ma surprise quand certains diront l’avoir aimé ! Le Clos de Vougeot Liger-Belair 1949 a un nez superbe. En bouche il est acide, amer, ce qui masque le message du vin fatigué. Il faut évidemment que je me méfie, car ces vins sont en phase de retour à la vie. La Grande Rue Lamarche 1959 est très doucereux, au final amer. Le vin est assez simple, et assez plaisant à boire. Le Clos Vougeot Bouchard 1959 a la plus jeune des couleurs. Son attaque paraît un peu fatiguée, mais il a une très belle trame. C’est le plus vivace de tous.
Je refais un tour. Le Clos Vougeot Arnoux 1929 est adorable malgré ses signes d’âge. On sent la framboise, signe d’évolution, mais c’est un bon vin. Le Clos Vougeot Boyer 1929 est un très bon vin, riche, jeune, au-delà de ses traces d’âge. Le Clos Vougeot Faiveley 1929 est assez fatigué, vin moyen. Le Corton-Bressandes Yard 1929 est vivant et très agréable. Le Charmes-Chambertin Boyer 1929 est pur, clair, c’est un grand vin, peut-être le plus jeune des 1929. C’est alors que le plat arrive, qui va évidemment donner un coup de fouet aux vins. Le Corton Grancey Latour 1949 devient donc charmant. Le Clos des Cortons Faiveley 1949 est toujours mort. Le Clos de Vougeot Liger-Belair 1949 n’est pas parfait, un peu fluide.
Les 1929 sont nettement meilleurs que les 1949. La Grande Rue Lamarche 1959 est nettement meilleur avec le temps et avec le plat. C’est un grand vin même s’il n’a pas une trame extrême. Il est très séducteur et velouté. Le Clos Vougeot Bouchard 1959 est meilleur que La Grande Rue Lamarche 1959. C’est le vin le plus fringant et joyeux.
Je commence à classer, mais je change tout le temps car les vins s’éveillent. Ça commence par Le Clos Vougeot Bouchard 1959, Le Charmes-Chambertin Boyer 1929, Le Corton-Bressandes Yard 1929, La Grande Rue Lamarche 1959, Le Corton Grancey Latour 1949, Le Clos Vougeot Boyer 1929 et Le Clos Vougeot Arnoux 1929. Puis je change les quatre premiers, mais j’y reviens. Le Corton Grancey Latour 1949 passe devant La Grande Rue Lamarche 1959. Au final j’intervertirai les deux premiers pour classer ainsi : 1 – Le Charmes-Chambertin Boyer 1929, 2 – Le Clos Vougeot Bouchard 1959, 3 – Le Corton-Bressandes Yard 1929, 4 – Le Corton Grancey Latour 1949, 5 – La Grande Rue Lamarche 1959, 6 – Le Clos Vougeot Boyer 1929, 7 – Le Clos de Vougeot Liger-Belair 1949 et 8 – Le Clos Vougeot Arnoux 1929. Ce classement est forcément indécis car les vins changent tout le temps. Le Corton Grancey 1949 ne cesse de s’améliorer. Pour cette session, les Boyer se comportent nettement mieux que les Liger-Belair. Mais on n’en fera pas une règle. Le Bouchard semble se fatiguer, le Yard s’améliore. Bipin m’indique que le Louis Latour a été pasteurisé et que le Bouchard a été reconditionné. Ce qu’il faut retenir, c’est la belle leçon que donnent les 1929, qui sont souvent apparus plus jeunes que les 1949 et les 1959. Quelle chance que d’avoir eu ces vins à déguster ! L’accord de tous les vins avec le saumon a été parfait.
La deuxième série contient du lourd. Il y a « seulement » cinq vins, tous de 1959, mais quels vins ! La Tâche DRC 1959, Musigny Leroy 1959, Musigny Voguë 1959, Bonnes-Mares Roumier 1959, Chambertin Leroy 1959. La couleur la plus jeune est celle du Voguë et la plus tuilée celle de La Tâche. Il est illusoire de juger des parfums des vins qui viennent d’être ouverts il y a moins de dix minutes. Les plus beaux nez sont à ce stade ceux du Roumier et du Musigny Leroy. L’examen commence sans plat.
Le Chambertin Leroy 1959 est un peu fatigué. L’alcool ressort. Il y a une belle épice. Le final est un peu coincé mais complexe. Le Bonnes-Mares Roumier 1959 est un vin qui me fait dire : « wow ». Quel vin ! Si l’on me disait qu’il est de 1990, je le croirais. Il est d’une pureté rare. Epicé, charnu, fruité, il a un final un peu serré et moins brillant que son attaque. Le Musigny Comte de Voguë 1959 est lui aussi un vin immense. C’est la pureté absolue. On est dans le grandiose. Son final est meilleur que celui du Roumier. C’est un bourgogne parfait.
La Tâche Domaine de la Romanée-Conti 1959 est le plus complexe de tous. Il est plus interlope, plus interpellant. Pour mon palais il a un côté canaille et salin que j’adore dans les vins de la Romanée-Conti. Le Musigny Leroy 1959 me fait penser que l’on va de mieux en mieux, car ce vin est d’une richesse et d’une perfection absolues. Comment différencier des vins aussi beaux ? Je classe en fait les vins dans l’ordre inverse de leur dégustation. Est-ce l’effet de l’épanouissement dans le verre de vins ouverts au dernier moment ? Pas seulement. Je reviens à chaque vin et Le Musigny Leroy confirme son équilibre, sa générosité et une perfection absolue. Le Musigny Voguë est d’une précision parfaite, un peu moins ample que le Leroy. La Tâche évolue vers un goût de Porto qui me déplait. Le Bonnes Marres a le plus beau fruité. J’hésite longtemps entre le 5ème dégusté et le 2ème pour finir ainsi : 1 – Bonnes-Mares Roumier 1959, 2 – Musigny Leroy 1959, 3 – Musigny Comte de Voguë 1959, 4 – La Tâche Domaine de la Romanée-Conti 1959, 5 – Chambertin Leroy 1959. Mais les vins continuent à évoluer dans leurs verres. Quand j’ai entendu que certains mettaient le Chambertin Leroy en premier, je n’arrivais pas à y croire.
La troisième série comprend six vins de 1949 : Chambertin Leroy 1949, La Romanée Liger-Belair 1949, La Tache DRC 1949, Musigny Liger-Belair 1949, Musigny Leroy 1949 et Musigny Voguë 1949.
Le nez de La Tâche est parfait. Va-t-il tenir ? Je commence par goûter ceux dont les nez sont difficiles. Le Chambertin Leroy 1949 a un léger parfum de gibier. En bouche, l’attaque est agréable, mais le final où se retrouve un goût de gibier limite le plaisir. C’est un vin moyen. Le Musigny Comte de Voguë 1949 a un nez fatigué. La bouche est agréable. Il n’a aucun fruit. C’est un vin simplifié mais dont le final est agréable. Je dirais que c’est un vin vieux, la limite de mes remarques étant liée à cette malheureuse ouverture tardive. Le Musigny Liger-Belair 1949 est riche et bien épanoui. Son final est intéressant, avec une amertume bourguignonne que j’adore. La Tâche Domaine de la Romanée-Conti 1949 a un palais assez peu équilibré. Le vin n’est pas ouvert mais on sent sa promesse et sa grande race. Le Musigny Leroy 1949 a une bouche normale, sans réelle tendance marquée. On sent légèrement son alcool. Le final est très élégant de fruit et de rose fanée. La Romanée Liger-Belair 1949 est très riche. S’il y a un léger défaut, cela n’enlève rien à son plaisir et à son final bien solide. Malgré tout, il ne donne pas encore beaucoup d’émotion.
J’ai l’impression que le match va se jouer entre La Tâche Domaine de la Romanée-Conti 1949 et le Musigny Liger-Belair 1949 qui ont des similitudes dans leurs amertumes bourguignonnes. La Tâche commençant à évoluer vers le Porto comme l’avait fait le 1959, c’est le Liger Belair qui va gagner. Mais le plat arrive et redistribue les cartes. Le Voguë s’épanouit, La Tâche développe des arômes de roses, la Romanée se structure de façon spectaculaire. Mon classement bouge encore pour se fixer à : 1 – La Tâche Domaine de la Romanée-Conti 1949, 2 – La Romanée Liger-Belair 1949, 3 – Musigny Leroy 1949, 4 – Musigny Liger-Belair 1949, 5 – Musigny Voguë 1949, 6 – Chambertin Leroy 1949.
Je me suis amusé à comparer les deux Chambertin Leroy 1949 et 1959 et les deux La Tâche 1949 et 1959. Dans les deux cas, la typicité du domaine se retrouve quasiment à l’identique et les déviations, des Leroy vers le gibier et des La Tâche vers le porto se reproduisent d’une égale façon.
Nous finissons le repas sur deux vins de majesté : Echézeaux Henri Jayer 1989, La Tache DRC 1989. La couleur a plus belle est chez Jayer. Le plus beau nez est à La Tâche. L’Echézeaux Henri Jayer 1989 est d’une richesse de fruit spectaculaire. Sa pureté est incomparable. La Tâche Domaine de la Romanée-Conti 1989 a la typicité du domaine. L’alcool est là, mais aussi la complexité, la virilité et la salinité. Les deux vins sont très différents, le Jayer très généreux et le DRC moins conventionnel, ce qui me plait plus. Le Jayer est la simplicité naturelle, La Tâche, c’est la complexité terrienne. C’est elle que je préfère est c’est pour moi le plus grand vin de ce jour merveilleux.
Une remarque me tient à cœur. Au repas des Bordeaux rouges, j’ai vu le sommelier vider les fonds de bouteilles dans un verre unique, où ils se mélangent, qui sera mis à l’évier. Une telle attitude me révolte. Aussi le lendemain, avec une diplomatie matoise, je suis allé lui dire que s’il y a des fonds de bouteilles, j’aimerais bien les boire, plutôt que de les voir jetés. Rien n’est venu jusqu’à moi. N’ayant aucune illusion sur la possibilité d’influencer le cours des choses, je regrette que pour beaucoup de vins, nous n’avons goûté, pour des vins sublimes, que la moitié de ce qu’ils ont à dire. Mais la moitié fut si belle que j’ai encore l’émerveillement d’un enfant gâté.
En trois jours, tant de vins historiques, c’est fou.