Le 242ème dîner de wine-dinners se tient à l’Auberge de Bagatelle au Mans. J’étais venu il y a une quinzaine de jours, pour livrer les vins du dîner mais aussi pour étudier la cuisine du chef Jean-Sébastien Monné qui a obtenu très rapidement une étoile au guide Michelin.
Entretemps, nous avons échangé sur la formulation du menu, composé pour mettre en valeur les vins du dîner. Un peu avant 16 heures, le jour dit, j’arrive au restaurant. Matthieu, le sommelier, me montre les bouteilles qu’il a mises debout en cave la veille au soir. Les températures de cave pour les blancs et pour les rouges ont été mises aux niveaux que j’avais souhaités.
Mandatés par le chef, un journaliste et un photographe viennent pour m’interroger et assister à l’ouverture des vins.
L’ouverture des vins n’a pas toujours été simple, car beaucoup de bouchons se sont émiettés et beaucoup collaient aux parois. Le bouchon du Haut-Brion 1919 porte l’inscription de rebouchage au château en 1983. Très comprimé, il s’est brisé en morceaux. Le bouchon du Lafite 1971, trop collé au verre vient avec le ‘Durand’ qui combine un bilame avec un tirebouchon. Le bouchon du vin jaune de 1949 sort en lambeaux et celui de l’Yquem 1959 aussi. Le plus beau bouchon est celui de la Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983.
Le journaliste, avant que je ne commence les ouvertures, m’avait demandé ce que je ferais si des vins étaient impropres à être consommés. Par bravade, j’ai dit que normalement il n’y aurait pas de problème. Qu’en est-il ? L’odeur du Corton Charlemagne 1990 est riche et épanouie. Celle du Lafite 1971 est prometteuse et forte. Celle du Haut-Brion 1919 est plus discrète mais promet un vin équilibré. Celle du Mazis-Chambertin est très bourguignonne et riche. Celle du Vega Sicilia Unico 1972 a le charme discret de ce vin fruité. Celle de la Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983 est toute en subtilité. Le vin du Jura est une bombe de fragrances ensoleillées et la noix envahit la pièce avant même que le bouchon ne soit sorti en entier. Le parfum de l’Yquem est tout épicé et annonce la mangue. Le Sherry du Cap 1862 nous offre une suavité olfactive d’un rare raffinement.
Aucun vin ne montre des senteurs négatives. Le journaliste qui a senti tous les vins est impressionné de constater que tous les vins se présentent bien. Le chef a senti les vins ce qui lui a donné des idées sur la finition des plats qu’il va composer.
Mon hôtel est tout proche et je vais m’y changer. Tout semble se présenter au mieux.
Les premiers convives arrivent vers 19h30 et l’on m’annonce que l’un d’entre eux, prisonnier de transports affectés par des grèves ne rejoindra notre table que vers 22 heures. On lui gardera un verre de chaque vin et les plats au chaud. A 20 heures nous sommes neuf, dont quatre convives ont déjà participé à des dîners.
Matthieu sert le Champagne Dom Pérignon 1980 en magnum dont le bouchon s’était cisaillé lorsqu’il a voulu l’ouvrir à 19 heures. Le champagne est à peine ambré. Il n’a quasiment pas de bulle, mais le pétillant est là. Ce champagne est confortable et rassurant. Il a une belle présence et il est facile à vivre. On le sent à l’aise en toutes circonstances. Les petits amuse-bouches sont absolument délicieux et remarquablement exécutés, avec des saveurs diverses précises, et le Dom Pérignon les accompagne avec facilité. Au milieu du repas, après plusieurs autres vins, j’ai goûté à nouveau ce Dom Pérignon et j’ai pu mesurer à quel point sa présence est enjouée.
Le menu créé par le chef Jean-Sébastien Monné est : bouchées en dégustation / huîtres Gillardeau n°3 : granité au poivre Timut/ caviar Daurenki Tsar impérial et crème double citronnée / beurre d’algues et échalotes / noix de St. Jacques de Brest grillées, céleri confit aux feuilles de cerisier et pommes dauphines de patates douces / fritto de perche du Lac Léman, haricot œil noir / homard breton, pommes de terre truffées / pigeon de Mesquer cuit dans une cocotte lutée, salsifis rôtis et cuisses confites, jus de pigeon au whisky tourbé / filet de bœuf de Galice, jeunes carottes fanes, jus de bœuf / foie gras breton qui a été poché dans un bouillon de cou de canard / Comté 18 mois / Stilton / mini-soufflé à la mangue et mangue rôtie / financiers à la réglisse.
Nous passons à table et les huîtres présentées en trois façons sont magnifiques et vives. Le Champagne Selosse Substance dégorgé Juillet 2011 montre une personnalité affirmée impressionnante. Là où le Dom Pérignon se voulait consensuel, le Selosse est un guerrier. C’est Spartacus auquel on pense, le jour où Kirk Douglas a pris le chemin du Paradis. Il est cinglant avec l’iode des huîtres.
Les coquilles Saint-Jacques sont handicapées par les patates douces qui sont un éteignoir de leur vivacité. Et elles n’ont pas de chance car le Corton-Charlemagne Bonneau du Martray 1990 qui montre au premier abord une belle richesse manque d’énergie et de brio. Il est bon, scolairement bon.
Le poisson est absolument parfait. Le Château Lafite-Rothschild 1971 a une couleur plutôt claire pour un Lafite de cet âge. J’aime reconnaître les caractéristiques riches et profondes de Lafite, fondées sur une truffe incisive. Mais comme pour le vin blanc précédent, le vin manque d’ampleur et de coffre. Je l’aime beaucoup pour ce que je reconnais de la noblesse de Lafite, mais le compte n’y est pas.
Le homard est superbement traité et tout le monde est impressionné par le Château Haut Brion Graves 1919. Ce vin a tout pour lui. Présence, noblesse, richesse, équilibre et séduction. C’est un vin qui s’impose et l’accord est parfait. Beaucoup de certitudes tombent ou d’idées préconçues, sur ce que devrait être un vin centenaire. Nous jouissons d’un vin exceptionnel et d’un très bel accord. Je ne pourrais pas dire que ce 1919 est au niveau d’un Haut-Brion 1928 qui m’avait ému au plus haut point, mais le 1919 est vraiment un très grand vin comme le montreront les votes.
Le pigeon cuit à la perfection a une chair magique et le Mazis Chambertin Poulet P&F 1961 est une divine surprise. Il exprime avec force et conviction ce que doit être un vin de Bourgogne. Il en est l’archétype. Belle mâche, belle râpe et un joli fruit convaincant. Il est un des vins les moins capés de ce dîner, mais il se comporte en prince. Tout le monde l’a adoré. Il me fait penser aux Nuits Cailles Morin 1915 qui sont aussi dans la définition absolue du vin de Bourgogne idéal.
Beaucoup de convives attendaient énormément du Vega Sicilia Unico 1972. Il est associé à une viande maturée de grande qualité et il a tout ce qui peut faire un grand vin, mais on en attendait peut-être un peu plus que ce qu’il nous offre. Il manque de vibration, même s’il est grand.
Le chef a particulièrement réussi le foie gras poché servi simplement sans son bouillon. Et la tendreté du foie est idéale pour accompagner les subtilités d’une délicate Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1989. Je suis sous le charme de ce vin car je retrouve tout ce que j’aime de la Romanée-Conti où tout est suggéré plus qu’affirmé. Je serai le seul à placer ce vin en premier dans mon vote. L’accord est parfait et le vin me ravit.
Le comté de 18 mois est un peu sec mais très expressif. Le Vin Jaune Fruitière Vinicole d’Arbois 1949, au parfum qui trompette tant il est envahissant, est une bombe de noix. L’accord avec le comté qui est aussi riche en noix est un des piliers des accords mets et vins de la gastronomie française. On se régale.
L’accord qui suit est encore plus brillant, car le stilton est excellent et le Château d’Yquem 1959 à la robe extrêmement foncée est d’une richesse de fruits exotiques confits impressionnante. Il sait être gras mais aussi épicé et large. C’est un grand Yquem.
L’Yquem brillera aussi sur le soufflé à la mangue et moins sur la mangue elle-même, engoncée dans une pâte brisée qui freine l’accord.
Lorsque j’étais venu étudier la cuisine du chef j’avais été impressionné par un granité au café qui m’avait tenté de l’associer au Sherry du Cap 1862. Mais à l’ouverture des bouteilles, il est apparu qu’il fallait ne conserver que la variante du ‘plan B’, des financiers à la réglisse. Et l’accord est pertinent car la réglisse se retrouve dans le sherry, alcool très sec et d’une grande douceur, tout en subtilités indéfinissables. Il est étrange et insaisissable, et j’adore ses énigmes. Il est puissant sans être trop fort. Il évoque un alcool blanc.
Si trois vins n’ont pas été aussi vibrants que ce qu’on pouvait imaginer, le Corton Charlemagne, le Lafite et le vin espagnol, les trois étaient de grands vins malgré tout. C’est par rapport aux autres, particulièrement brillants, que l’on a ressenti ces légers manques.
C’est le moment du classement. Chacun doit nommer ses quatre préférés. Six vins vont avoir les honneurs d’être nommés premier par au moins l’un des convives. Le Haut-Brion obtient quatre votes de premier et se trouve sur toutes les feuilles de votes. L’Yquem est nommé premier deux fois. Le Selosse, le Mazis-Chambertin, le Vega Sicilia Unico et la Romanée Saint-Vivant obtiennent chacun un vote de premier.
Le classement du consensus serait : 1 – Château Haut Brion Graves 1919, 2 – Château d’Yquem 1959, 3 – Mazis Chambertin Poulet P&F 1961, 4 – Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1989, 5 – Champagne Selosse Substance dégorgé Juillet 2011, 6 – Vega Sicilia Unico 1972.
Mon vote est : 1 – Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1989, 2 – Château Haut Brion Graves 1919, 3 – Château d’Yquem 1959, 4 – Mazis Chambertin Poulet P&F 1961.
Lorsque le dernier convive est arrivé alors que nous avions déjà accompli la moitié du chemin, il a été servi de chaque plat et de chaque vin et il a fallu qu’il nous rattrape. J’ai tenu à ce que nous l’attendions pour goûter le foie gras poché qu’il était séant qu’il essaie avec nous. Ce retard, combiné avec le fait que ce groupe d’amis se connaissent et se racontent mille et une histoires, a conduit à nous faire dépasser à table les deux heures du matin. Toute l’équipe du restaurant qui a fait un travail remarquable nous a accompagnés jusqu’à la fin du repas. Nous avons félicité le chef qui a pleinement réussi cette belle expérience au cours de laquelle on ne cherche pas à faire des plats qui ont une vie autonome mais des plats qui ne se conçoivent que par rapport aux vins qu’ils accompagnent.
Cette expérience est réussie, et tout laisse à penser que ce dîner aura des suites.
Dîner du 6 février 2020 à l’Auberge de Bagatelle au Mans
Champagne Dom Pérignon 1980 magnum
Champagne Substance Jacques Selosse dégorgé en juillet 2011
Corton Charlemagne Grand Cru Bonneau du Martray 1990
bouchons du Bonneau 1990 et du Lafite 1971
Château Haut Brion Graves 1919
bouchons du Haut-Brion 1919 et du Romanée St Vivant 1983
Château Lafite-Rothschild Pauillac 1971
Mazis-Chambertin Poulet Père & Fils 1961
bouchons du Mazis 1961 et du Vega 1972
Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1989
Vega Sicilia Unico 1972
Vin Jaune Fruitière Vinicole d’Arbois 1949
Château d’Yquem 1959
bouchons du Vin Jaune 1949 et de l’Yquem 1959
Sherry du Cap 1862