Il y a trois jours, j’avais livré les vins du 251ème repas de wine-dinners au restaurant Le Sergent Recruteur, ce qui m’avait permis de renouer avec la cuisine d’Alain Pégouret, le chef avec lequel j’ai fait le plus grand nombre de mes dîners, car il était le chef du restaurant Laurent. De bon matin, vers 8 heures, j’ouvre dans ma cave neuf millésimes consécutifs du Château Corbin-Michotte, Saint-Emilion, de 2010 à 2018, car j’ai prévu pour les convives du déjeuner de faire ensuite avec moi la dégustation verticale de ce vin. Mes convives ne sont pas prévenus.
J’arrive ensuite vers 9h30 au Sergent Recruteur pour ouvrir les vins du déjeuner. Le Corton Grèves 1919 a été certainement reconditionné puisque l’étiquette porte « appellation contrôlée » mention qui n’existait pas à cette époque. Je pensais à un rebouchage du domaine Louis Latour dans les années soixante, mais le bouchon est venu en tellement de morceaux que le rebouchage est sans doute plus ancien. Le plus beau des bouchons est celui du Rota 1858, tout petit, d’un liège exceptionnel, la bouteille n’ayant rien perdu de son volume en 163 ans. Tous les parfums sont parfaits les plus beaux étant celui du Rota 1858, du Bâtard-Montrachet 1990 et du Porto 1872. Je fais sentir les vins à Norman le sommelier et à Benjamin chef de salle. J’ai apporté en cuisine le Rota 1858 et le Porto 1872 afin que le chef et son équipe voient comment orienter les sauces et les saveurs en fonction de ce qu’ils sentent.
Il se trouve que j’ai vécu deux ans dans l’île Saint-Louis, aussi, les ouvertures faites, j’ai flâné dans l’ile et j’ai pris une bière sur la terrasse d’un café en ayant Notre-Dame en face de moi. L’esprit « Ile Saint-Louis » est revenu me charmer. Un moment de grand bonheur.
Nous sommes six à déjeuner dont seulement cinq buveurs. Un seul est nouveau dans ce repas. Le menu mis au point il y a trois jours et créé par le chef Alain Pégouret est : rillettes de maquereau sur toast et bâtonnet de comté / tourteau en gelée de homard / turbot cuit à la nacre / homard rôti, sauce des sucs à peine caramélisés, panisse / bouillon de poule / volaille culoiselle rôtie à l’ail noir / pigeon rôti, jus de pigeon / la cerise gourmande, chantilly à la fleur de sakura.
J’avais ouvert les champagnes une heure trente avant le service et le 1973 m’avait offert un joli pschitt alors que le 1961, du fait d’un bouchon trop recroquevillé était resté muet. Le Champagne Dom Pérignon 1973 est dans un beau stade de son évolution. Il est expressif, suggérant plus qu’il n’affirme, avec de jolies subtilités. Les toasts aux rillettes excitent délicieusement ce champagne raffiné.
Le Champagne ‘Perfection’ Jacquesson 1961 est beaucoup plus marqué par l’âge. Il faut s’acclimater à ses goûts tertiaires et alors le miracle se produit grâce à la gelée du tourteau qui donne un coup de jeune au champagne qui devient délicieux. C’est, je crois, le plus bel accord du repas, Alain Pégouret étant depuis toujours le prince des tourteaux.
Le Bâtard Montrachet Fontaine & Vion 1990 a un nez irréel. D’une puissance incroyable, celle des grands Bâtards. Le turbot est cuit à la perfection et la pomme de terre comme la sauce forte auraient dû être mis en sourdine pour laisser la place à l’accord divin de la chair du poisson avec le vin puissant riche, au fruit généreux.
Le Rota vin d’Espagne 1858 est une apparition divine. Vif comme un madère, chaleureux comme un de mes vins de Chypre de 1845, ce vin est l’expression du bonheur absolu. Tout est en charme, mais un charme conquérant. Avec le homard, nous vivons une extase d’autant qu’il est copieux.
Après ce moment de grâce absolue, il fallait que le palais se repose. C’est Alexandre de Lur Saluces qui m’avait dit que lorsqu’un liquoreux apparaît en cours de repas, il faut boire une tasse de bouillon de poule et le palais est prêt à affronter les rouges. Ce fut fort judicieux et c’est ce que nous avons fait.
Le Château Branaire Saint-Julien 1947 est remarquable. Son nez est subtil et raffiné, sa bouche est pleine de charbon et de truffe laissant une belle empreinte avec un finale précis. La volaille a une mâche d’une douceur infinie qui convient au vin.
Le Corton Grèves Louis Latour 1919 est certainement la plus grosse surprise pour tout le monde. Comment un vin de cent deux ans peut-il avoir une telle prestance ? Il est vif, précis, charmeur et délicieusement bourguignon avec une belle râpe que j’aime dans le finale. Le pigeon est délicieux et l’accord, classique, se trouve idéalement. Ce vin est une vraie synthèse de l’esprit bourguignon.
Lorsque nous avions bâti le menu il y a trois jours, Alain Pégouret avait suggéré que nous utilisions son dessert à la cerise, ce qui me paraissait logique. A l’ouverture, le Nectar Do Douro J.A. Simoés 1872 sentait la cerise ce qui a réjoui l’équipe de cuisine. Le Porto servi dans les verres est clairet, d’un rose pâle, ce qu’on ne pouvait soupçonner car la bouteille est opaque. Il s’agit donc d’un porto blanc d’une douceur exaltante. Quel raffinement. Les cerises se marient avec le vin dont l’alcool est plus sensible que celui du Rota 1858, et la chantilly est plutôt une gêne pour l’accord. C’est sur la cerise pure que le vin de 149 ans s’épanouit.
Il est temps de voter. Nous sommes cinq à voter pour nos cinq préférés de sept vins. Trois vins ont été nommés premiers, le Rota 1858 trois fois, le Dom Pérignon 1973 une fois et le Corton 1919 une fois.
Le vote du consensus serait : 1 – Rota vin d’Espagne 1858, 2 – Corton Grèves Louis Latour 1919, 3 – Bâtard Montrachet Fontaine & Vion 1990, 4 – Champagne Jacquesson « Perfection » 1961, 5 – Champagne Dom Pérignon 1973, 6 – Nectar Do Douro J.A. Simoés Figueira 1872.
Mon vote est : 1 – Rota vin d’Espagne 1858, 2 – Corton Grèves Louis Latour 1919, 3 – Nectar Do Douro J.A. Simoés Figueira 1872, 4 – Bâtard Montrachet Fontaine & Vion 1990, 5 – Champagne Jacquesson « Perfection » 1961.
La suite du programme se fera dans ma cave. Le repas a été particulièrement brillant par la qualité des produits, des cuissons et des sauces et les vins ont été tous dans un état d’absolue perfection.
Après l’ouverture matinale des vins j’ai arpenté l’île Saint-Louis où j’ai vécu de 1965 à 1967. Période divine