Le 273ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Maison Rostang. Ce dîner n’est pas le fruit du hasard. Lors d’un récent dîner, par une faute de compréhension de l’ordre des vins, on a servi un vin pour les poissons qui concernait les viandes bouleversant la suite des services. Il n’y avait pas une gravité extrême et personne ne s’est plaint, mais c’était dommage. Aussi ai-je proposé aux participants que nous nous retrouvions tous lors d’un prochain dîner.
J’ai été fort surpris que l’on trouve si facilement une date qui convienne à tous alors qu’il y avait des espagnols, des suisses et des anglais à notre table. Ce soir nous sommes donc de nouveau ensemble, formant un groupe très chaleureux.
J’ai commencé l’ouverture des vins dès 15h45 et la facilité avec lesquels les bouchons sont venus me semble liée à des situations atmosphériques car de plus en plus je constate que les bouchons des vins d’un repas ont souvent des comportements proches sans qu’on atteigne des uniformités absolues.
Les parfums des vins me sont apparus tous encourageants, voire superbes. Le parfum du Rayne Vigneau 1929 est une bombe olfactive, ainsi que celui du Madère 1860 et les plus subtils des parfums sont ceux du Pétrus 1975 et de l’Echézeaux 1958. Le Haut-Brion blanc 1955 et le Côtes du Jura 1911 ont des parfums fort élégants. Je crois n’avoir jamais été aussi serein après une séance d’ouverture où les douze vins se présentent au mieux de ce qu’on peut attendre.
Une très grande surprise est que le bouchon du Dom Pérignon 1964 est sorti avec un pschitt presque puissant que je n’attendais pas.
Des amis étant arrivés en avance, j’ai fait servir un Champagne Gosset blanc de blancs fort agréable, pour attendre les autres convives.
Tout le monde est à l’heure et pour une fois je n’ai pas besoin d’expliquer la philosophie de ces repas et la meilleure façon d’en profiter. Un onzième participant s’étant ajouté à notre groupe, j’ai abrégé les consignes pour lui.
Le Champagne Pol Roger Cuvée Winston Churchill 2002 est mis en valeur par le Gosset qui a précédé. Ce champagne combine une forte bulle, signe de jeunesse avec une belle maturité déjà sensible. Il est riche, long, gastronomique. Il appartient à l’aristocratie du champagne. Les petits amuse-bouches montrent la dextérité du chef.
Le menu créé par le chef Nicolas Beaumann est : les mises en appétit de la Maison Rostang / les langoustines pochées dans un consommé, fumées à la marjolaine puis rôties, coques au bouillon et fruit de la passion et jus des têtes en corsé / les Saint-Jacques en millefeuille de truffe fumée, velours de topinambours rôtis, épine-vinette / filet de rouget, jus comme un civet des mers lié de son foie / suprême de volaille de Bresse en habit noir, céleri rôti entier à la noisette et sésame noir / suprême de pigeon rôti, artichauts confits dans une eau de noix, jus de pigeon / Comté 24 mois / Stilton / Tatin de mangue / le financier de la Maison Rostang.
Dès la première gorgée je ressens que le Champagne Dom Pérignon 1964 est dans un état de perfection absolue. Ce champagne est carré, solide, grand et imposant. Il est au sommet de ce qu’il peut donner, large, complexe et plein de charme. J’ai un amour pour la décennie des années 60 de Dom Pérignon. Les deux préférés sont le 1966 tout en charme et le 1964 tout en solidité.
Les deux premiers plats vont accompagner le champagne 1964 et les deux blancs. Le Château Haut Brion Blanc 1955 a une jolie couleur très claire pour son âge. Le vin est gracieux, fluide et d’une longueur infinie. C’est l’un des plus grands Haut-Brion blancs que j’ai eu la chance de boire, peut-être juste derrière le mythique 1947. Il est très gastronomique et se marie aux langoustines pochées.
Le Corton Charlemagne Domaine Bonneau du Martray 1979 est un envahisseur. C’est Schwarzenegger en cyborg. Il est conquérant, puissant et c’est le seul des trois vins qui supporte et affronte le millefeuille de truffe fumée. Un Corton Charlemagne au sommet de sa forme.
A ce stade, les convives sont subjugués par la perfection de ces trois vins et par la pertinence des accords. Je les sens assommés par ce démarrage extraordinaire aussi la question est : la suite peut-elle être à ce niveau ?
La réponse va venir du Pétrus Pomerol 1975 qui est d’une jeunesse folle, d’une mâche lourde aux grains de truffe noire et d’une longueur rare. Il est racé et le rouget le met en valeur. Le rouget avec Pétrus est une de mes coquetteries. Depuis que j’en présente dans mes dîners, c’est toujours avec du rouget. Aucun des convives n’imaginait qu’un tel accord puisse exister. La perfection du début de repas continue.
La volaille est accompagnée de deux vins. L’Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1958 a un parfum envoûtant où le sel raffiné est le marqueur d’un vin éblouissant. Le message du vin est d’une complexité totale et nous entraîne dans une félicité absolue. Quel charme, quel velours, quelle subtilité, quelle noblesse.
Mes convives sont sur un petit nuage et ils ont tendance à négliger le Charmes-Chambertin Domaine Armand Rousseau 1964 et je ne suis pas d’accord. Car nous sommes face à deux expressions de la Bourgogne. Le 1958 a la noblesse aérienne alors que le 1964 est plus paysan au goût carré et terrien. Et je trouve que la solidité de ce 1964 est très proche de la solidité du Dom Pérignon. On les sent cousins dans le même millésime. La volaille est d’une tendreté rare.
Le Musigny domaine inconnu 1929 a une couleur d’un rouge sang très jeune et un parfum discret. En bouche il est cohérent, solide comme un 1929 et agréable avec le pigeon peut-être pas assez sanguin. J’ai raconté à mes amis que j’avais bu ce vin à l’Académie des Vins Anciens avec Aubert de Villaine qui ne l’aimait pas car il le trouvait hermitagé. Je comprends la répulsion d’un vigneron qui cherche l’authenticité mais à l’époque j’avais aimé ce vin plaisant. Je retrouve la même impression d’un vin gourmand que l’on ne voit pas trop dopé par une addition de vin plus riche. Il offre du plaisir.
Le Côtes du Jura blanc Maison Bourdy 1911 est dans une bouteille très vieille dont le goulot est tellement conique que le bas du bouchon a des dimensions de moins de la moitié du haut du bouchon. La cire jaune m’avait demandé de gros efforts pour l’enlever. Le vin est fluide et long. Il n’a pas la puissance d’un vin jaune mais a une grâce subtile qui le rend extrêmement charmant. Il a 111 ans mais n’a pas le moindre signe d’âge.
J’ai voulu associer deux sauternes d’âges très proches car ils sont diamétralement opposés. Le Château d’Yquem 1918 a une robe d’un rose orange clair alors que le Château de Rayne Vigneau Sauternes 1929 a une robe foncée comme un chocolat noir.
L’Yquem est résolument sec, sans trace apparente de botrytis. Il est long et charmant, à la complexité infinie et trouve dans le Stilton un partenaire idéal. J’adore ce 1918.
Le Rayne Vigneau au parfum à se damner est d’une force incroyable. Son botrytis est à son paroxysme et c’est le sauternes dont on rêve, tant il est généreux. Un vin immense mis en valeur par la Tatin de mangue.
Le dîner ayant duré de longues heures, j’ai demandé que l’on vote avant que le Madère Cruz 1860 ne soit servi. Il est d’une force alcoolique imposante et d’une complexité que j’adore. Il y a des épices et des agrumes qui changent à chaque instant. C’est un grand madère à qui l’on ne donnerait jamais 160 ans, mais c’est bien son âge car la bouteille est authentique. Le financier est idéal pour dompter sa fougue.
Nous votons pendant que l’on boit le madère hors concours. Quatre vins ont trusté les votes : l’Echézeaux a eu dix votes dont six votes de premier. Le Corton Charlemagne a eu neuf votes dont quatre de premier, le Pétrus a eu onze votes dont un de premier et le Dom Pérignon a eu dix votes sans vote de premier.
Le vote global est : 1 – Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1958, 2 – Corton Charlemagne Domaine Bonneau du Martray 1979, 3 – Pétrus Pomerol 1975, 4 – Champagne Dom Pérignon 1964, 5 – Château de Rayne-Vigneau Sauternes 1929, 6 – Château d’Yquem 1918.
Mon vote est : 1 – Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1958, 2 – Pétrus Pomerol 1975, 3 – Château de Rayne-Vigneau Sauternes 1929, 4 – Champagne Dom Pérignon 1964, 5 – Château d’Yquem 1918.
Je crois n’avoir jamais fait un dîner aussi parfait. Il y a eu des dîners avec des vins plus rares ou plus capés, mais jamais un programme où chacun des douze vins est à un stade de perfection absolue. Mes convives en sont convenus et cela nous donnera sans doute l’envie de recommencer.
La cuisine a été d’une pertinence absolue. Le chef Nicolas Beaumann n’était pas là, ce que je ne savais pas, mais son adjointe Pauline Nicolas absolument charmante et souriante a réussi tous les plats et toutes les cuissons. La cuisson du rouget était idéale. Le plus bel accord est pour moi le rouget et le Pétrus, puis la Saint-Jacques avec le Corton Charlemagne.
Jérémy Magnon a fait un travail de sommellerie de haute volée, pertinent et attentif qui mérite des compliments.
Stéphane Manigold, le propriétaire du restaurant, est venu bavarder avec nous en fin de repas. Il ne cesse de développer son groupe dans la restauration. Il a vu à quel point mes convives et amis étaient enthousiasmés.
Des repas comme celui-ci sont des souvenirs immémoriaux.