Le 278ème dîner va se tenir demain au château d’Yquem. Je pars de chez moi en banlieue Est à 7h30 du matin pour livrer les vins au château afin qu’ils aient le temps de se reposer sur place. Pour faire les premiers quarante kilomètres il me faut une heure et demie, tant la circulation a dépassé les capacités des voies pour automobiles. Que l’on puisse imaginer accueillir des populations nouvelles en région parisienne tient de l’aveuglement.
Les camions sont extrêmement nombreux sur les autoroutes et les pays d’Europe de l’est doivent bénir notre loi sur les 35 heures, car les camions de Pologne, Hongrie, Serbie, Lituanie et autres représentent la quasi-totalité de ceux qui circulent, concurrencés en sens inverse par les camions d’Italie, Espagne et Portugal, car les camions français ont quasiment disparu, grâce à cette merveilleuse loi qui a rendu impossible le transport international aux sociétés françaises.
Je suis accueilli au château par le sourire de Fatiha, qui m’a aidé lors de précédents dîners au château et plus tard par celui de Laetitia aussi présente lors de ces événements. Je salue Olivier Brulard, le chef de cuisine du château, MOF 1996, avec qui j’avais réalisé le 230ème dîner en ce lieu, il y a maintenant cinq ans.
Nous avions déjà avec Olivier travaillé sur le menu au téléphone et nous révisons ensemble chaque plat pour que chaque détail soit parfait. Olivier comprend bien que chaque plat est au service des vins, ce qui implique que chaque ingrédient doive être cohérent dans la construction du plat. Nous nous comprenons à demi-mot et cela me plait. Ce qui m’impressionne, c’est le soin que met Olivier à trouver les meilleurs produits. Que ce soient les cailles ou les champignons, on est face à la perfection du produit.
Discuter avec Olivier est un vrai plaisir. Valérie Lailheugue, la secrétaire historique d’Alexandre de Lur Saluces et maintenant de Pierre Lurton vient me rejoindre et nous vérifions tous les détails de l’hébergement ce ceux qui résideront au château, les menus et tous autres détails.
Une tradition s’est mise en place depuis plusieurs dîners que j’ai faits au château, c’est qu’au déjeuner du jour du dîner, « j’invite » (en quelque sorte) à un repas informel ceux qui font le vin et je partage avec eux un très vieux Yquem de ma cave. Au dernier dîner j’avais ouvert le 1893, d’un millésime mythique. Demain, je « recevrai » (si on peut dire) Lorenzo Pasquini directeur d’exploitation du domaine, Toni El Khawand, maître de chai et Thomas Robert chef de culture. Nous avons donc mis au point avec Olivier Brulard le menu qui permettra de vérifier certains des plats du dîner tout en s’adaptant aux vins.
J’ai apporté pour ce déjeuner un Château Haut-Brion 1981 et un Yquem que je considère d’une année proche de 1880, car aucune année n’est lisible sur l’étiquette, le bouchon ou la capsule. Il se trouve que j’avais mis sur Instagram une photo de l’étiquette qui est une étiquette de marchand et non celle du domaine. Un lecteur avisé a trouvé sur mon blog que j’avais ouvert une bouteille dotée de la même étiquette en 2009. Cette bouteille avait un millésime : 1906. Nous boirons donc sans doute un Yquem 1906 mais je persiste à croire qu’on est plutôt autour de 1880.
Il me semble pertinent d’ouvrir cet Yquem maintenant, car si j’arrive au château demain vers 11 heures, le vin n’aura pas assez de temps pour s’épanouir. Je l’ouvre donc, avec l’intention de reboucher la bouteille. Un air nouveau épanouira le vin lentement. Le parfum de l’Yquem est extrêmement prometteur. Le bouchon très noir ne donne aucune indication lisible.
Les préparatifs étant faits et toute l’équipe de cuisine et du château étant informée du programme, je me rends à Langon à l’hôtel Maison Darroze où je coucherai et où j’aurai dans peu de temps un dîner avec trois américains qui participeront au dîner demain au château d’Yquem.
Je connais la maison Darroze depuis des décennies, qui a connu une célébrité que l’on pourrait comparer à celle de l’Auberge du Père Bize où se pressaient les célébrités politiques ou du spectacle.
A 19h30, nous sommes tous les quatre à table. Deux amies américaines sont les plus fidèles de mes dîners et Bill, un incroyable globe-trotter s’est joint à notre groupe. Il a apporté Un Château Guadet Saint-Emilion 2015, d’un domaine où il a fait les vendanges.
Je choisis pour l’apéritif un Champagne Philipponnat Clos des Goisses Extra Brut 2008 fait à 55% de chardonnay et 45% de pinot noir. Ce champagne a une grande personnalité. Il est noble et vif, traçant son chemin avec conviction. Il va gagner avec l’âge en rondeur et cohérence, mais il est déjà plaisant par son tranchant et sa détermination.
Nous choisissons un menu à quatre plats très copieux. Ayant la carte des vins en main je vois que la carte comporte de très vieilles bouteilles à des prix attractifs. Un vin attire mon œil. C’est un Beaune Grèves Domaine Ropiteau Mignon 1947. Le chef de salle à qui je montre ce vin a immédiatement un sursaut : « oh ne prenez pas ça, c’est très probablement mort ». Audouze est têtu. Je demande qu’il aille le chercher. Il revient avec un vin de 1947 qui n’est pas le bon et qui ne me plait pas. Il repart en cave et apporte le vin que je voulais. Le niveau a baissé mais pas de façon anormale.
Je rassure le chef de salle que je ne ferai pas d’histoire si le vin n’est pas bon. Il semble rassuré. Je sors mes outils et avec précaution j’arrive à extraire le bouchon. Bill est étonné que je joue au chirurgien qui « opère » la bouteille. Le nez est assez poussiéreux mais pas rebutant. Il n’y aura pas assez de temps pour que l’oxygénation lente puisse faire son travail. Tant pis.
Le foie gras très agréable convient bien au champagne. Le chef de salle ouvre le Château Guadet Saint-Emilion 2015 et le nez me donne cette pensée : tous les vins de cet âge ont le même parfum. En effet, c’est riche, puissant, et tous les vins bien faits ont le même discours à cet âge.
En bouche, le vin n’aurait sans doute pas grand-chose à dire mais fort heureusement le plat de poisson, meilleur plat de notre repas, fait briller le saint-émilion. L’accord est superbe.
Le plat de résistance à base de volaille est loin d’avoir le niveau du plat de poisson. Le Beaune Grèves Domaine Ropiteau Mignon 1947 au parfum discret et subtil est fatigué. Mais si on fait abstraction de sa fatigue, il raconte infiniment plus de choses que le jeune bordeaux. Il suffit d’écouter ses subtilités qui ne demandent qu’à éclore.
Le soufflé délicieux est pantagruélique.
On est loin du lustre de la maison Darroze du temps de sa splendeur, mais nous avons passé un très agréable moment avec un plat de poisson superbe et une relique fatiguée de 1947.
le chef me montre les cailles pour demain
je vais ouvrir l’Yquem qui sera servi a déjeuner demain
dîner à Langon