Le 282ème repas sera un déjeuner à l’Appartement de Moët Hennessy à Paris, où j’ai déjà fait plusieurs repas. La cuisine sera réalisée dans les locaux par l’équipe du restaurant Pages par le chef Ken et sous la direction de Naoko Oishi, propriétaire du restaurant Pages.
Nous serons douze, dont un contingent de quatre belges et hollandais, un australien, un new-yorkais, un californien et cinq français. La plupart des étrangers se sont inscrits parce qu’ils me suivent sur Instagram. Il y a cinq nouveaux.
J’arrive à l’Appartement à 9h30 pour ouvrir douze bouteilles de vins, dont trois magnums. Jamais je n’ai pris autant de temps pour faire les ouvertures. Deux heures et demie, ce qui fait plus de douze minutes par vin. J’ai fini à 12 heures. Cela est dû au nombre extrêmement grand de bouchons qui sont venus en charpie, la mèche ne remontant qu’une masse de miettes collées au métal, les parois du goulot gardant le liège friable. Même les bouchons d’Yquem qui normalement viennent entiers sont sortis déchirés. Et le magnum de Krug avait un fil d’acier si gros qu’il m’a fallu beaucoup de temps pour tourner la petite oreille qui ferme la capsule du bouchon. La satisfaction que j’ai eue heureusement est qu’aucune miette de bouchon n’est tombée dans le vin. L’autre satisfaction est celle des parfums des vins. Celui de l’Y d’Yquem 1964 riche comme celui d’un Yquem, la saveur complexe et riche du Musigny 1947, la bombe olfactive du Château Chalon 1921, le parfum absolument parfait de l’Yquem 1959.
Le menu a été conçu avec le chef Ken et il m’est apparu qu’entre la Romanée Conti 1963 et le Musigny, une pause s’imposerait pour le champagne Krug que j’avais mis en tête et qui sera mis en milieu de repas. Nous démarrerons le repas avec un champagne rosé de Veuve Clicquot.
Les convives arrivent et nous buvons le Champagne Veuve Clicquot Cave Privée Rosé Magnum 1979 de la cave de l’Appartement. Ce champagne est majestueux, d’un équilibre papal. Quel plaisir de savourer ce champagne riche et séducteur. Un bonheur. Les amuse-bouches sont copieux et variés, ce qui met en valeur la flexibilité du champagne : huître, gougères, pata negra, tempura, poisson cru. Chaque accord est pertinent.
Le menu du repas est : homard sauce vin blanc, asperge blanche de la Torche / veau sauce vin rouge légère, morilles, purée de pommes de terre / Wagyu, jus de bœuf et gaufres de pommes de terre / foie de canard poché / Risotto au jeune parmesan / pigeon, salmis et millefeuille de pommes de terre / vieux Comté 18 mois et saint-nectaire maturé / tarte agrumes et crème d’amandes / financier à la rose.
Le premier plat de homard accompagne les deux vins blancs. L’Y d’Yquem 1964 est d’une année où le sauternes d’Yquem n’a pas été produit. Il y a donc des grains botrytisés qui se sont mêlés aux grains du vin blanc pour produire un vin d’une richesse extrême. L’accord qu’il va créer avec la bisque du homard est un accord d’anthologie. Ce vin de forte personnalité est envoûtant.
Le Musigny Blanc Comte Georges De Vogüé 1993 a lui aussi une particularité, car son millésime est le dernier produit par des vignes anciennes, qui ont été arrachées après la récolte. Le domaine de Vogüé a eu la délicatesse d’appeler les millésimes suivants « Bourgogne Blanc » et non Musigny pendant plus de vingt ans. Ce Musigny riche et noble à la longue trace en bouche crée un accord splendide avec les belles asperges blanches.
La suite sera de quatre vins de la Romanée Conti, les quatre plus grands, et d’années très disparates. La Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983 est associée au Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1953 sur le veau, plat délicat. Le Richebourg a un parfum qui n’est pas très net aussi il est quasiment effacé par la magnifique Romanée Saint-Vivant qui a la fougue de la jeunesse d’un vin de la Romanée Conti avec élégance et subtilité.
Contrairement au plan prévu deux autres vins auront été servis ensemble alors qu’ils n’auraient pas dû l’être. Ils ont accompagné un Wagyu d’une cuisson exceptionnelle d’un gras idéal, qui a fait briller La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1943 vin que je considère comme exceptionnel dans un millésime qui a réussi au Domaine. Le vin est particulièrement élégant, suave et doucereux, avec un final fragile et délicat.
La Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1963 a un nez de bouchon désagréable, mais qu’on ne ressent pas en bouche. On voit même à quel point ce vin est intense avec un beau fruit inattendu. Il n’aura pas eu le compagnon que je voulais, le foie gras poché et la force du Wagyu ne lui convient pas. Inquiet à cause du parfum de la Romanée Conti je n’ai pas réagi assez vite pour que son plat arrive. C’est dommage.
Le Champagne Krug Private Cuvée Brut Réserve magnum années 50 est d’une bouteille absolument magnifique. Lorsque je vois que l’on sert le champagne, je réalise qu’il est clair au premier verre et devient de plus en plus sombre, car du dépôt apparaît de plus en plus. Le champagne a une belle personnalité, mais il ne brille pas autant qu’il le devrait. L’accord avec le délicat risotto est un régal.
Le Musigny Vieilles Vignes Comte de Vogüé magnum 1947 est un régal absolu. Ce vin immense est riche et glorieux. Je l’avais acheté il y a plus de trente ans et je pensais souvent à créer une occasion de le mettre en valeur. Quoi de mieux que de le faire précéder par quatre vins de la Romanée Conti. Et il tient bien son rôle impérial. Nous sommes tous frappés par sa splendeur. Et le pigeon superbe est exactement ce qui lui donne une ampleur idéale.
Le Château Chalon Bourdy 1921 a un parfum à se damner. Quelle puissance pour un vin de 103 ans ! Le vin est magique et j’en suis amoureux. Il est un peu plus majestueux que le 1906 que j’ai bu la semaine dernière. L’accord vin jaune et comté est divin et sacré.
Du fait du glorieux parfum du Château d’Yquem 1959, probablement l’un des plus grands parfums des Yquem que j’ai bus, je m’attendais à ce qu’il surpasse le Château d’Yquem 1937 plus profond mais au parfum plus discret même s’il est intense. Et à ma grande surprise, le 1937 a surpassé le 1959 du fait d’une intensité extrême, et d’une noblesse plus affirmée. Le 1959 est le charmeur et le 1937 est le penseur plus profond. Le dessert subtil est magique pour ces deux vins.
Le menu a été idéal et la réalisation mérite tous les compliments, même après l’erreur sur le foie gras poché dont je me sens aussi responsable. Les accords ont été splendides du homard avec l’Y 1964, du Wagyu avec La Tâche 1943, du pigeon avec le Musigny et des Yquem avec la tarte. Mais on n’oubliera pas le Musigny blanc avec les asperges.
Le moment du vote est très attendu car il est très difficile d’anticiper ce que sera le classement tant il y a de compétition en dehors du Musigny qui va avoir une insolente victoire. Huit votes de premier sur douze votants, c’est un score très rare. Quatre autres vins ont eu un vote de premier, la Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983, La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1943 et les deux Château d’Yquem, le 1937 et le 1959. Onze vins sur douze ont eu au moins un vote, ce qui est très satisfaisant, seul le Richebourg 1953 n’ayant pas de vote car il était associé à la Romanée Saint-Vivant qui lui a fait de l’ombre.
Le classement de l’ensemble de la table est : 1 – Musigny Vieilles Vignes Comte de Vogüé magnum 1947, 2 – Château d’Yquem 1937, 3 – Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983, 4 – La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1943, 5 – Y d’Yquem 1964, 6 – Château d’Yquem 1959.
Mon vote est : 1 – Musigny Vieilles Vignes Comte de Vogüé magnum 1947, 2 – Château d’Yquem 1937, 3 – Château Chalon Bourdy 1921, 4 – Y d’Yquem 1964, 5 – La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1943.
Le vote s’est fait dans une atmosphère joyeuse car nous étions tous submergés de beaux souvenirs, les petites imperfections s’oubliant sans problème.
Nous sommes passés au salon pour boire un Cognac Hennessy Richard accompagné d’un financier à la rose, accord parfait dont je suis fier d’avoir eu l’idée.
L’ambiance était tellement amicale que lorsque j’ai évoqué un dîner qui aura lieu dans cinq mois, plus de la moitié des présents m’ont dit qu’ils viendraient. Quel bonheur !