Un tour-opérateur m’a contacté il y a très longtemps soit pour des dîners dans l’esprit de mes dîners, soit pour des couples qui ont un long programme de visite de la France. La demande d’aujourd’hui est particulière puisque le couple a défini lui-même les vins qu’ils aimeraient boire. En 284 dîners, c’est la première fois que la demande est fondée sur des vins précis désignés par eux et non pas sur un programme que j’aurais conçu.
Les touristes américains que je vais rencontrer doivent être des lecteurs assidus de mes écrits, puisque chaque vin a un millésime qui fait partie des trois premiers millésimes que j’ai bus de ce vin : 1966 est le troisième Dom Pérignon que j’ai bu, derrière 1998 et 1996. Je l’ai bu 29 fois.
1967 est le deuxième Pétrus que j’ai bu derrière 1974 car ce sont les années de naissance de mes deux filles. Je l’ai bu 7 fois. Et 1988 est l’année d’Yquem que j’ai bue le plus avec 27 fois. Leur choix ne peut pas être que du hasard.
Lorsque leur demande et ma proposition se rejoignent, j’ajoute au programme une demi-bouteille d’Hermitage La Chapelle 1962, sans l’annoncer. Et 1962 est le troisième millésime que j’ai bu de ce vin, sept fois.
Le dîner se tient au restaurant Pages. Ce sera le 284ème de mes dîners. Nous serons trois. J’arrive à 16 heures pour ouvrir les vins et je sais que j’aurai beaucoup de temps libre puisqu’il n’y a que quatre vins à ouvrir.
J’avais annoncé les vins et quelques plats que je souhaite au chef Ken et au directeur Pierre-Alexandre. Celui-ci me montre sur le tableau du mur de la cuisine le menu envisagé qui est : 1 – amuse-bouche, 2 – carpaccio de poisson, 3 – rouget sauce vin rouge, 4 – homard sauce vin rouge, 5 – canard aux cèpes, vin rouge, 6 – Wagyu, 7 – tarte mangue. Et il me dit que ce menu va manquer de vin rouge pour son équilibre.
J’ai déjà ajouté l’Hermitage, je n’ai rien d’autre sous la main. Et l’idée qui me vient est de changer le programme en mettant le homard non pas avec un vin rouge mais avec l’Yquem et accompagné d’une sauce au vin jaune. Je fais ajouter des cèpes crus avec le champagne
Ce qui donne ce menu : amuse-bouche, cèpes crus, carpaccio de daurade, rouget sauce viande, canard de Challans aux cèpes, Wagyu, homard sauce vin jaune, tarte à la mangue.
L’ouverture des vins est sans histoire car les bouchons viennent entiers. Le Pétrus a un parfum fort et riche, l’Hermitage est plus discret. L’Yquem est tonitruant. Le Dom Pérignon a un bouchon qui s’est resserré dans la partie basse aussi mon effort pour lever le bouchon est très faible et je vois sortir du goulot de petites bulles qui montrent que le pétillant est intact.
Ayant fini très tôt je regarde ce qui se passe en cuisine et la préparation des plats. Je pars vers l’hôtel de Crillon où je dois rencontrer mes convives pour les mener jusqu’au restaurant Pages. J’arrive en avance et je demande au concierge d’appeler la chambre. Rien. A l’heure précise de notre contact, nouvel appel. Pas de réponse. Je fais envoyer quelqu’un sonner à la chambre. Personne. Le numéro de téléphone du mari ne répond pas et n’accepte pas de message. Celui de son épouse accepte un message. Puis rien. Je commence à m’inquiéter. Tout-à-coup je lis un message : « nous sommes sur le trottoir ». Ouf !
Nous nous rendons avec un chauffeur de limousine au restaurant Pages. Nous avons une belle table d’où nous pouvons voir ce qui se passe en cuisine. Je m’aperçois qu’ils avaient une idée assez imprécise de ce dîner. Mes explications leur plaisent. Le dîner démarre.
Le Champagne Dom Pérignon 1966 a une jolie couleur légèrement ambrée. Le champagne est majestueux et on sent immédiatement qu’il est grand. Il a des évocations discrètes de fruits et de miel. Le champagne est délicat, large et imposant tant il est riche de complexités. J’avais demandé des lamelles de cèpes crus qui font un joli accord en suggestions. Avec la daurade de carpaccio, l’accord est viril et noble, donnant une belle rigueur au champagne.
J’avais prévenu mes convives texans que la première fois que l’on boit Pétrus, on peut être déçu parce qu’on en attend trop. Il n’y aura pas de déception car ce Pétrus 1967 est particulièrement brillant. Solide, charpenté, avec des suggestions de truffe, il s’impose avec son équilibre parfait. Je n’aurais pas imaginé qu’un 1967 pourrait être aussi dense et puissant. C’est ma coquetterie d’associer Pétrus et rouget. L’accord est brillant mais les rougets sont de gros rougets. Je préfèrerais des plus petits, qui seraient plus vifs et plus marins.
L’accord avec le canard de Challans est beaucoup plus percutant. La chair expressive du canard fait briller le Pétrus.
J’explique que j’ai ajouté l’Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1962 en demi-bouteille pour que mes convives puissent goûter au Wagyu exceptionnel du restaurant. Et l’accord est magique. L’Hermitage bu après le Pétrus montre que l’on change de monde. Le Pétrus est un seigneur puissant, riche et imposant alors que le vin du Rhône est tout en charme et en séduction, vin confortable et gourmand.
Faire un dîner où le homard est servi après le Wagyu est assez peu commun mais j’adore ces choix. L’accord du homard avec le Château d’Yquem 1988 est divin. La pureté de la chair avec une sauce au vin jaune épouse la richesse de cet Yquem parfait.
L’Yquem est délicieux avec la tarte à la mangue, mais l’accord avec le homard est plus excitant. Cet Yquem 1988 riche et équilibré est l’archétype de l’Yquem totalement accompli.
Nous sommes d’accord pour classer les accords ainsi : 1 – Wagyu et Hermitage, 2 – canard et Pétrus, 3 – homard et Yquem.
Le classement des vins serait difficile car chacun a été parfait. Je mettrais 1 – Yquem, 2 – Pétrus, 3 – Hermitage et 4 – Dom Pérignon.
J’avais apporté une bouteille de Sherry du Cap 1862 que j’avais ouverte il y a quelque mois. Il n’a pas sa fraîcheur originale mais c’est une belle évocation de vins du 19ème siècle.
Mes convives vont faire un voyage en France pendant une douzaine de jours. Ils ont été ravis de ce repas qui leur a donné de nouvelles perspectives d’approche gastronomique. Ils comptent en parler à leurs amis amateurs de vins.