La 32ème séance de l’Académie des Vins Anciens se tient au restaurant Macéo. Nous sommes 31 annoncés mais une défection tardive a porté notre groupe à 30 convives, dont sept sont des élèves de l’école Cordon Bleu à qui j’ai proposé de venir à la suite de ma conférence-dégustation faite il y a quelques semaines dans leurs locaux. Nous sommes répartis en trois tables dont voici les vins, précédés par les vins de l’apéritif.
Vins d’apéritif : Champagne Cuvée Brut Taittinger Jéroboam années 70 / 80 – Champagne Colin Cuvée Castille Blanc de Blancs magnum années 90 – Champagne Pâques Gaumont Brut Impérial années 80 (2 bouteilles)
Vins du groupe 1 : Château Carbonnieux blanc 1980 – Chateau Bouscaut blanc 1927 – Kebir Impérial blanc Frédéric Lung années 30 – Arbois Fruitière Vinicole d’Arbois 1961 – Château Palmer 1975 – Château de l’Enclos Pomerol 1976 – Côtes de Beaune Bouchard Ainé et fils 1923 – Flory Vin rouge vieux supérieur 1953 – Vin Algérien rouge des années 40/50 (Médea) – F. Sénéclauze Vin Fin rouge d’Algérie présumé 1939 – Langoiran 1943 – Muscat de la Trappe Vin de Liqueur Alger présumée des années 50 – Tokaji Aszu Eszencia 1988 – Marc Blanc du Domaine d’Ott 1929 (commun aux trois tables).
Vins du groupe 2 : Champagne Mumm cordon rouge magnum années 60 – Pouilly Fuissé Julien Damoy 1947 – Kébir Impérial F. Lung blanc années 40 – Moulin Haut Laroque Côtes de Fronsac 1964 – Cos d’Estournel 1960 – Château Cabrières, Châteauneuf-du-Pape 1971 – Minuto Riserva Speciale, Barolo 1964 – Marchesi di Barolo Barolo 1961 – Royal Kebir Frédéric Lung 1940 – Vouvray Clovis Lefèvre Grande année 1959 – Ste Croix-Croix-Du-Mont G.M Dumons & Cie 1943 – Tokaji Aszu Eszencia 1988 – Marc Blanc du Domaine d’Ott 1929 (commun aux trois tables).
Vins du groupe 3 : Château Bouscaut blanc 1986 – Château de Fonsalette blanc 1990 – Châteauneuf-du-Pape blanc Mont-Redon 1970 – Château Saint Pierre Saint Julien 1970 – Château Destieux 1949 – Saint-Amour supposé 1947 – Royal Kébir Frédéric Lung rouge 1947 – Vin d’Algérie (rouge / rosé ?) La Trappe Alger 1962 – Vouvray Clovis Lefèvre Grande année 1959 – Château Pernaud Haut Barsac 1929 – Tokaji Aszu Eszencia 1988 – Marc Blanc du Domaine d’Ott 1929 (commun aux trois tables).
Il convient de faire une remarque sur les vins présents. Il y a quelques mois, un descendant de Frédéric Lung m’a contacté. Il va se marier bientôt, et il voudrait pouvoir acheter des vins de Frédéric Lung pour son mariage. Il est allé sur internet et en cherchant Frédéric Lung, on tombe invariablement sur mon nom. Je lui ai dit que je ne vendais pas ces vins que j’adore car ils sont destinés à être partagés avec des amateurs. Il se trouve que ni lui ni sa mère n’ont bu des vins de sa famille. Je lui ai alors dit : si vous vous inscrivez à l’académie avec votre mère, elle sera mon invitée. Il s’est donc inscrit et a gardé le secret à sa mère jusqu’à leur arrivée. La présence de descendants d’un vigneron que j’apprécie est un privilège aussi ai-je demandé aux autres académiciens inscrits d’apporter des vins d’Algérie s’ils en ont. Ce soir sur les 46 vins à se partager, il y aura 8 vins d’Algérie, dont 4 de Frédéric Lung. Peu après cette annonce, un fidèle de l’académie enregistré en retard me dit : « tu as bu beaucoup de vins de Frédéric Lung, mais je vois que tu n’as jamais bu le Kebir Impérial Blanc de Frédéric Lung, alors j’en apporterai un ». J’aime sa générosité, mais j’aime aussi les défis aussi ai-je apporté comme lui un Kebir Impérial Blanc de Frédéric Lung.
Le jour dit, je suis au restaurant à 16 heures pour ouvrir tous les vins qui avaient été regroupés dans ma cave. Je suis vite rejoint par quatre amis qui m’aident à ouvrir les vins, ce qui est généralement une occasion d’ouvrir d’autres bouteilles pour les ouvreurs, qui seront ensuite affectées aux différentes tables. Il y a eu un nombre très élevé de bouchons qui collaient aux parois, m’obligeant à utiliser un bilame couplé avec un tirebouchon, ce qui décolle plus facilement les bouchons. Est-ce que cette recrudescence de bouchons collés est liée à des conditions d’hygrométrie et de pression atmosphérique, je ne sais pas, mais ce n’est pas la première fois que l’on trouve des comportements de bouchons orientés dans le même sens pour un grand nombre de vins, soit collés, soit au contraire ayant tendance à vouloir tomber dans la bouteille. Les odeurs des vins sont généralement très prometteuses car les niveaux des vins sont le plus souvent parfaits. La qualité des apports est certaine.
C’est avec un Champagne Charles Heidsieck rosé 1981 que je suis dopé pour ouvrir les vins. Apport d’un ami fidèle, c’est un champagne vif, énergique qui rend optimiste. On serait bien en peine de donner un âge à ce beau rosé très rond, de belle acidité.
Un autre ami a sorti de sa musette quatre vins hors programme pour les ouvreurs et qui seront affectés ensuite aux tables. Je n’y ai touché qu’après avoir fini les ouvertures. Fatigué, mon attention pour eux fut faible mais j’ai quand même senti que chacun de ces vins a de l’intérêt. Le Château Magence Graves Sec Guillot de Suduiraut 1959 a une belle présence, jeune et sans défaut.
Le Bourgogne Aligoté A. Noirot-Carrière 1962 est simple mais lui aussi de bon aloi.
Le Bonnezeaux inconnu, fin des années 50 qui n’a aucune indication sur la bouteille est légèrement trouble mais j’adore un côté assez doux et surtout le fait qu’il est une énigme.
Le Château La Vieille France Graves Supérieures mise Calvet 1962 est sec et vif, agréable pour attendre les convives de la 32ème séance de l’académie.
Au restaurant Macéo, nous avons ouvert une cinquantaine de bouteilles, nous avons goûté avec des amis arrivés tôt les vins qui soutiennent le moral des ouvreurs. Nous sommes fins prêts pour accueillir les trente participants de la 32ème séance de l’Académie des Vins Anciens.
Une heure avant qu’ils n’arrivent, j’ai voulu ouvrir le Champagne Cuvée Brut Taittinger Jéroboam années 80 pour qu’il s’aère un peu. Le bouchon est très recroquevillé dans sa partie basse et l’odeur est putride, animale. Va-t-il se reconstituer ? J’ai bien peur. Il est opportun qu’à l’apéritif on démarre avec les autres champagnes.
Le Champagne Colin Cuvée Castille Blanc de Blancs magnum années 90 est très agréable, relativement jeune et vif, qui profite bien des délicieuses gougères servies tièdes, ce qui convient parfaitement au champagne. Nous trinquons dans la bonne humeur.
Le Champagne Pâques Gaumont Brut Impérial années 80 est servi en deux bouteilles. Il a une joyeuse maturité. Il est plus construit et plus plein que le blanc de blancs.
J’avais prévenu tout le monde du risque de difficulté du Champagne Cuvée Brut Taittinger Jéroboam années 80. On me fait goûter et je sens que le parfum est devenu beaucoup plus sociable. La couleur est foncée, la bulle est inexistante et le pétillant est presque insensible. Autour de moi beaucoup d’amis aiment son originalité mais pour moi ce vin est fatigué, même s’il exprime encore beaucoup de complexités.
Nous passons à table et comme à l’accoutumée, je prononce un discours de bienvenue qui, pour une fois, n’aura aucune critique tant je suis heureux de la ponctualité dans les phases préparatoires à l’académie et de la qualité des vins apportés. Je signale deux faits qui ont de l’importance pour moi, la présence de sept élèves du Cordon Bleu, de toutes nationalités, et des descendants de la famille de Frédéric Lung, le plus grand vigneron algérien, qui pour la première fois vont boire des vins de leur ancêtre.
Le menu composé par le restaurant est : mousseline de petits pois, chorizo et oignons nouveaux / terrine de volaille façon Macéo / épaule d’agneau confite, crème d’ail légère et pommes de terre grenailles / fromages du restaurant et fromages des membres / sablé breton au sarrasin, crème onctueuse au caramel beurre salé et sorbet de cidre.
Voici les vins que nous avons bus à la table 1, sachant que plusieurs autres vins nous serons servis généreusement par leurs apporteurs. Le Château Carbonnieux blanc 1980 est d’une clarté incroyable pour un vin qui a 39 ans. Il est frais comme un gardon, précis, généreux, de belle acidité.
Le Château Bouscaut blanc 1927 émerveille tous ceux qui n’ont pas eu l’occasion de boire des vins anciens. Comment est-ce possible qu’un vin de 92 ans ait cette si belle précision ? Il est très assemblé, cohérent et vif, de belle longueur. Il n’a pas d’âge et ferait plus jeune que bien des vins blancs secs jeunes du bordelais.
Le Kebir Impérial blanc Frédéric Lung années 30 est riche, épais et on sent des notes de café, juste fondues. Florence Lung est émue de constater qu’un vin blanc de son grand-oncle peut être aussi brillant. J’avais inclus aussi un Kebir Impérial blanc Frédéric Lung années 40 à la table 2, mais nous avons eu la chance de pouvoir le goûter. Il est transcendantal. Il est tellement plus riche que l’autre que c’en est incroyable car tout est assemblé à la perfection et il y a un gras que le premier bu n’a pas. Ce gras évoque irrésistiblement un montrachet, et s’il n’y avait pas la petite trace de café, on pourrait, à s’y méprendre, nommer à l’aveugle un montrachet. Je pense que c’est un des plus grands vins blancs que j’aie pu boire, car il m’a donné un flash d’émotion unique.
L’Arbois Fruitière Vinicole d’Arbois 1961 est un superbe vin du Jura, avec une belle richesse et une belle énergie. Quel dommage qu’il passe après le Lung, car il est brillant mais dans l’ombre du Lung.
Le Château Palmer 1975 ouvre la route des rouges de bien belle façon. Il est tellement riche et concentré qu’on croirait croquer de la truffe. Il a grain et une mâche de truffe. Il a 44 ans mais il fait jeune guerrier. Là aussi des certitudes tombent. Un vin de 44 ans aussi conquérant, ça ne devrait pas exister.
Le Château de l’Enclos Pomerol 1976 fait un peu plus timide en passant après le Palmer, mais il s’installe et se montre féminin quand le Palmer est masculin au plus haut degré.
Le grand choc arrive. Le Côtes de Beaune Bouchard Ainé et fils 1923 est un lourd rideau de velours que l’on me jette en pleine figure. Je suis assailli de velours. Mais je suis aussi caressé, car ce vin est d’une subtilité extrême. Tout est suggéré, délicat et subtil, sur une trame de velours. Sa longueur est extrême. On est là dans ce qui est « mon » monde du vin car pour moi, c’est avant 1930 que se situent les « vrais » vins. C’est une provocation bien sûr que de dire cela, et une approximation, mais ce 1923 est totalement exceptionnel. Ce vin d’un ami est pour moi l’idéal de l’académie.
Le Flory Vin rouge vieux supérieur 1953 est un vin inconnu de tous, même de celui qui l’a apporté. Il vient des Pyrénées Orientales et donne l’impression d’avoir une force alcoolique certaine. C’est un vin simple, cohérent du fait de son alcool, et très plaisant à boire si l’on accepte sa simplicité. Il est joyeux.
Le Vin Algérien rouge des années 40/50 (Médea) a les caractéristiques des vins d’Algérie, solidité et café, mais il me parle moins que le F. Sénéclauze Vin Fin rouge d’Algérie présumé 1939 qui a peut-être moins de complexité que les vins de Lung, mais a un charme que j’adore.
J’avais fourni dans le groupe 3 un Royal Kébir Frédéric Lung rouge 1947 et des amis m’en apportent un verre ainsi qu’à Florence Lung. Je manque de m’évanouir tant ce vin est grand. C’est le vin algérien parfait, riche, à peine et subtilement torréfié, avec des évocations de café toutes en subtilité. Ce vin est un amour.
Les Langoiran sont des premières côtes de Bordeaux que j’aime, car on ne les attend jamais à un aussi beau niveau de complexité. Ce Langoiran 1943 est plaisant, joliment doucereux, mais peut-être trop discret.
Le Muscat de la Trappe Vin de Liqueur Alger présumé des années 50 est étonnant, car il est riche, énigmatique, jouant sur des registres inconnus. Il est très plaisant.
On m’apporte un vin que j’ai fourni à la table 3, un Château Pernaud Haut Barsac 1929. Incroyable. On me citerait pour ce vin les noms les plus renommés du sauternais, je n’en renierais aucun. Ce vin est immense. Il a un gras incroyable et l’année 1929 le sublime. C’est la perfection absolue du sauternes.
D’une autre table j’ai goûté un Minuto Riserva Speciale, Barolo 1964 dont j’ai apprécié la folle fraîcheur presque mentholée, le Royal Kebir Frédéric Lung rouge 1940 que certains ont préféré au 1947 ce qui n’est pas mon cas, car ce 1940 passionnant n’a pas la même vivacité que le 1947.
On m’a apporté aussi le Château de Fonsalette blanc 1990 qui est superbe de jeunesse et de noblesse mais fait un peu jeune pour l’académie. Le Saint-Amour supposé 1947 est un beaujolais noble. Il y a tant de richesse dans ces beaujolais anciens aux complexités que l’on a si souvent oubliées.
Mes amis se moquent de moi, gentiment, car chaque table a un Tokaji Aszu Eszencia 1988 et c’est la troisième ou quatrième fois que j’en inclus dans les séances. Ils imaginent que j’en ai des tombereaux dont je voudrais me débarrasser. Ils feraient mieux de me féliciter car ce Tokaji à la richesse gracile est pénétrant tout en étant subtil. Il est particulièrement accompli malgré son jeune âge.
Le Marc Blanc du Domaine d’Ott 1929 ultra viril, limpide comme de l’eau, conclut ce dîner. Que retenir ? Ce dîner remet en cause toutes de notions d’âge. L’âge n’existe pas. Les idées reçues tombent et les jeunes de tous pays qui vont travailler dans le monde du vin et de la gastronomie, déjà interpellés lors de ma dégustation au Cordon Bleu ne vont plus considérer les vins de la même façon. L’académie change la vision du vin.
Dans ce dîner j’ai ressenti quelques vins comme étant du plus haut niveau gustatif possible : 1 – Kebir Impérial blanc Frédéric Lung années 40, 2 – Château Pernaud Haut Barsac 1929, 3 – Côtes de Beaune Bouchard Ainé et fils 1923, 4 – Royal Kébir Frédéric Lung rouge 1947. Si je mets le 1947 en quatrième position, c’est parce que je le connais par cœur, l’ayant bu neuf fois. On peut dire que ces quatre vins mériteraient tous d’être premiers.
D’autres vins bien sûr ont été très brillants comme le Palmer 1975, l’Arbois 1961, le Barolo 1964 et bien d’autres, mais les quatre cités sont transcendants. Un de ces quatre vins justifierait à lui tout seul la séance que nous avons vécue.
La cuisine du restaurant est de haute qualité, les plats étant lisibles et de bon accompagnement des vins. Le service des vins a été intelligemment géré et Béatrice, qui m’aide à la préparation de l’événement a montré une fois de plus à quel point elle est indispensable à la réussite de cet événement. L’atmosphère amicale et la joie de vivre de chacun ont fait de cette réunion l’une des plus réussies et heureuses que nous ayons connues.
(les photos sont dans les cinq articles qui suivent)