Quand le hasard joue au billard avec moi, j’adore. Je me laisse porter par la vague, comme dans une descente en rafting, et je donne juste les coups de pagaie qui remettent l’esquif dans l’axe. Mon ami chinois, avec qui je venais de déjeuner au George V me demande de faire un dîner pour huit à neuf personnes, des amis dit-il. Je demande s’il veut du « lourd » et il me dit oui. Je bâtis un programme qui ferait passer les trompettes de Jéricho pour d’aimables pipeaux, avec du rare de chez rare, comme on disait chez les bobos, et mon programme est agréé. Croire que tout est joué serait méconnaître l’âme chinoise. Car le nombre de convives s’est mis à danser un tango argentin débridé. Nous partîmes 9 au début des réflexions, mais par un prompt renfort, nous nous vîmes 15 puis 17 sans faire le moindre effort. Des vins prévus pour neuf ne peuvent désaltérer dix-sept convives, aussi me faut-il me tourner vers des magnums. Chaque jour le nombre de convives hoquète, vers le haut ou vers le bas. Comme cette seule variable eût été trop facile à maîtriser, la secrétaire de Desmond m’informe que ce ne sera plus un dîner mais un déjeuner, car mes convives ont un « important » dîner à Bordeaux, dans un château illustre. Ils voyagent en jet privé à l’arrivée comme au départ, aussi le somptueux menu que j’avais ciselé avec Christian Le Squer est torpillé d’un Scud mortel. La quadrature du cercle ne me fait pas peur. Qui dit chinois dit Lafite, qui dit programme court impose un choix de vins limité. Je propose à Desmond un programme tout en magnums de Lafite. Il dit oui. Le menu est calibré avec Christian Le Squer. Le nombre de convives est figé à 14 deux jours avant le déjeuner. Je m’attends à de nouveaux soubresauts. La nuit qui précède le déjeuner, je retourne dans mon lit les mille surprises possibles. Levé bien avant l’heure, je me prépare au pire, car nous sommes le vendredi qui précède la Pentecôte, qui fait qu’à Paris les chenilles processionnaires automobiles cessent de processionner, ce qui risque de réduire encore la plage du déjeuner.
Le 148ème dîner de wine-dinners, qui se tient à déjeuner pour la première fois, est organisé au restaurant Ledoyen. Nous serons dans le grand salon qui donne sur le jardin qui était naguère le Cercle Ledoyen, et force est de constater que la décoration aurait besoin d’un salutaire lifting. Toute l’équipe s’affaire, car la liste de mes vins annonce un moment rare. Je veux ouvrir les magnums et, horreur des horreurs, mes outils ne sont pas dans la sacoche qui leur est destinée. Je demande aux sommeliers qu’ils me prêtent leurs outils et je suis dans la situation du chirurgien du cœur qui voudrait opérer avec une hache trouvée dans la grotte Chauvet. Je bataille, je charcute et au bout d’une heure, tous les magnums sont ouverts. Il y a des parfums exubérants, d’autres prometteurs et le magnum de Lafite 1900 qui a été rebouché dans les années 80 sent un affreux bouchon. Comme Vatel, je songe au pire, mais la meilleure des défenses étant l’attaque, j’ouvre deux magnums de plus que prévu.
Nous sommes quatorze, puis treize, puis quatorze, ce que l’équipe de Patrick Simiand gère avec un calme oriental. Il y a Desmond et son épouse, huit ou neuf chinois qui œuvrent dans l’immobilier ou le vin à des niveaux où la compétition mondiale est aussi rare que l’oxygène sur le K2, un britannique, un américain, un grec membre du club des Cents, un français et moi. Les chinois ont à peine une heure de retard, ce qui entame à peine (je me vante) ma zen attitude. C’est parti !
Pour faire venir le groupe de chinois plus vite, nous commencions à boire le Champagne Bollinger Vieilles Vignes Françaises 1999. Divine surprise, ce champagne que je connais est très au dessus de mes espérances. Il est solide, charpenté, d’un goût plein et coloré de jaune d’or, alors que sa robe est d’une rare jeunesse et sa bulle frétillante. Je suis absolument ravi de ce début avec un champagne brillant, serein, riche et noble. Des plateaux sont présentés avec du saint-pierre cru, du Jabugo et deux fromages dont on se sert avec de petites piques. Mon intuition me poussait vers l’accord avec le poisson cru, mais c’est le fromage qui a révélé toute l’ampleur du champagne et l’a fait sourire.
Les chinois arrivent et je pousse un ouf de soulagement, car sans eux, mes six magnums ouverts perdraient leur sens.
Le menu composé par Christian Le Squer est rédigé en anglais. Je le retranscris comme il est : Selection of Appetizers / Grilled Red Mullet fillet / Braised Turbot « Ledoyen » style / Roasted Spring Lamb, plain brown gravy / Smocked eel toast, red wine sauce / Fresh and Candied Grapefruit, Citrus sherbet.
On nous sert à table le Champagne Salon magnum 1976. J’attendais une entrée, ayant encore la mémoire d’une langoustine que nous avions initialement programmée, mais c’est en fait sur les petits amuse-bouche que doit se boire ce champagne. Avoir un Salon 1976 est rare, et en magnum, encore plus. Aussi mon attente est grande. La robe est à peine ambrée, d’un bel or clair. La bulle est puissante. Si l’on sent un début de maturité, le vin est d’une jeunesse extrême et claque sur la langue. C’est objectivement un grand champagne, mais comme j’attendais un plat, ma joie a été bridée. Comme j’en ai fait la remarque aux serveurs, remarque gentille, car la mise au point du menu a fait les montagnes russes tout au long des changements de programme, l’arrivée du rouget est avancée et je recommande à mes hôtes de faire l’essai de ce divin poisson, un peu cuit à mon goût, à la fois avec le Salon et avec le premier Lafite.
Vincent, qui a fait comme chaque fois un service impeccable des vins, m’apporte le premier verre de Château Lafite Rothschild magnum 1948. Quelle divine surprise ! Le vin est d’un velouté extrême, soyeux comme un robe d’impératrice. C’est un immense Lafite que nous goûtons, riche, tramé au point le plus fin. Je suis heureux, car même s’il y a six magnums celui-ci, à lui tout seul, justifie le voyage que nous accomplissons.
Vient ensuite Château Lafite Rothschild magnum 1922. La couleur est d’une grande jeunesse. Le nez du vin est encore plus beau que celui du 1948. Mais une acidité persistance risquerait de gâcher la dégustation. Fort heureusement, mes convives ont l’intelligence d’essayer de comprendre le vin et derrière cette acidité, il y a un fruit d’une rare jeunesse. Le plaisir n’est évidemment pas total, mais beaucoup reconnaissent que ce vin a plus de noblesse que le 1948. C’est dommage d’avoir le voile de cette acidité. A noter que le 1948 et le 1922 se marient divinement au rouget, le 1922 gagnant même en ampleur et voyant son acidité s’estomper.
Comme j’avais prévenu que le Château Lafite Rothschild magnum 1900 est bouchonné, nous n’en buvons qu’une ou deux gorgées, juste pour vérifier que c’est bien le cas. Ceci confirme qu’il ne faut pas acheter des vins reconditionnés, car c’est sûrement au rebouchage que ce goût de bouchon est apparu. Quelle tristesse que le vin phare de ce déjeuner ne soit pas au rendez-vous ! Heureusement, le Château Lafite Rothschild magnum 1971 servi immédiatement après va sécher les larmes virtuelles de notre désespoir. La couleur de ce vin est la plus claire de tous les Lafite, même si elle a une belle densité. Et ce qui frappe dans ce vin, c’est son étonnante fraîcheur. Jeunesse et fraîcheur sont des deux caractéristiques de ce vin brillant et charmeur. Le réputé marchand de vins britannique confirme que c’est bien le style Lafite, mais sa fraîcheur extrême tranche avec les autres vins.
Lorsqu’arrive le Château Lafite Rothschild magnum 1961, je me permets d’interrompre les conversations qui fusent de partout en deux langues, l’anglais et le mandarin que je fais mine de comprendre en pensant que mes sourires en disent long, pour signaler à la noble assemblée que nous nous trouvons devant l’expression la plus absolue de ce que Lafite peut atteindre lorsqu’il est parfait. Car ce vin est parfait.
Un convive un peu pointilleux signale que la couleur est légèrement trouble, mais ce qu’il conviendrait de remarquer plutôt, c’est l’incroyable jeunesse de la couleur de ce vin. C’est du sang le plus noble, même s’il n’est pas bleu. La richesse, la noblesse, la trame de ce vin sont impériales et impérieuses. On sait que l’on a touché la perfection. Je suis heureux, car le 1948 et le 1961 sont dans deux formes abouties de Lafite, le 1961 ajoutant l’exacerbation d’une année elle-même parfaite. Je jouis de la mâche de ce vin qui envahit le palais. C’est un grand moment que nous vivons, sur un agneau qui a l’intelligence, transmise par le chef, d’être un faire-valoir fidèle.
J’attendais beaucoup d’un des plats emblématiques de Christian Le Squer. Dans le schéma initial, j’avais prévu l’anguille sur Hermitage La Chapelle 1961, car l’anguille aime bien, dans cette présentation, les vins du Rhône. Aussi, le programme ayant changé, c’est sur le Château Lafite Rothschild magnum 1990 que va s’exprimer l’anguille préparée avec une sauce aux vins anciens. Et nous avons atteint aujourd’hui un accord d’anthologie, car le prolongement du vin et de l’anguille est saisissant de complémentarité. Le Lafite 1990 est d’une perfection comparable à celle du 1961. Mais c’est là que l’on voit le travail du temps : ces deux Lafite sont identiques, sauf que le 1961 a tout en plus, du fait de sa maturité. Le 1990 est le Lafite « jeune » parfait, et le 1961 est le Lafite au faîte de sa perfection. Inutile de dire que mes larmes sont effacées, malgré la tristesse d’avoir perdu un 1900 en route.
Le dessert est accompagné de Champagne Krug Clos du Mesnil 1985 qui clôt la série de trois champagnes emblématiques, le Bollinger aux vignes pré phylloxériques, le Salon et le plus beau des Krug. Le champagne Krug a tout pour lui, la couleur d’un or blanc léger, la bulle excitée et fine, le nez charmeur et une densité à nulle autre pareille, combinée à une longueur infinie.
La bouteille suivante a une histoire amusante. Mouton Rothschild fait de temps à autre une fine, dont le nom est marqué sur une étiquette qui ressemble à un papier quadrillé d’écolier. Ce qui m’avait intéressé, c’est que sur le carton, il y avait une indication manuscrite « cave personnelle de Philippe de Rothschild ». Est-elle vraie, peu importe, mais elle véhicule un imaginaire intéressant, car Philippe de Rothschild fut l’un des plus grands personnages du monde du vin. J’avais rangé cette bouteille dans une des « chapelles » que je réserve dans ma cave aux alcools, la bouteille debout en son centre, le carton avec l’inscription manuscrite derrière elle. Un ami rangeant ma cave a dû estimer que j’avais malencontreusement laissé un carton dans ce tabernacle et l’a jeté. Le fil ténu d’une évocation avait disparu. Cette bouteille de Fine de Mouton est ouverte aujourd’hui, lors d’une verticale de Lafite qui doit être une des rares qui ne soit pas faite avec les bouteilles du château, dont la collection est impressionnante et unique. Je suis heureux de finir sur cet alcool, car c’est un petit clin d’œil au rôle phare qu’ont joué les Rothschild dans l’histoire du vin de Bordeaux.
Et à ma grande surprise, cette fine dont les composantes doivent avoir plus de cinquante ans est dix fois meilleure que ce j’attendais, avec une ampleur en bouche digne des plus grands cognacs. La chance sourit aux audacieux. Du bonheur qui s’ajoute à du bonheur et mon petit nuage prend de l’ampleur.
Il est temps de voter et mes convives votent avec une extrême rapidité. J’avais distribué des feuilles de vote que j’ai ramassées, et le dépouillement n’a pas été fait sur place, pour ne pas retarder cette docte assemblée qui prend l’avion pour un dîner à Pauillac. Comme un dîner est prévu aussi dans deux jours à Lafite, je leur ai recommandé de bien montrer le menu de ce déjeuner à leurs hôtes.
Les votes sont intéressants, car cinq vins ont eu des votes de premier : Le 1961 huit fois, le 1948 ainsi que le 1971 deux fois, et le Bollinger comme le Lafite 1990 une fois. Ce qui est intéressant aussi, c’est que le 1900 a quand même eu des votes, de cinq votants chinois, sans doute parce qu’ils ont été impressionnés par l’histoire et le mythe plus que par le vin.
Le vote du consensus serait le suivant : 1 – Château Lafite Rothschild magnum 1961, 2 – Château Lafite Rothschild magnum 1948, 3 – Château Lafite Rothschild magnum 1971, 4 – Château Lafite Rothschild magnum 1990, 5 – Champagne Salon magnum 1976, 6 – Champagne Bollinger Vieilles Vignes Françaises 1999, 7 – Château Lafite Rothschild magnum 1900.
Mon vote est : 1 – Château Lafite Rothschild magnum 1961, 2 – Château Lafite Rothschild magnum 1990, 3 – Champagne Bollinger Vieilles Vignes Françaises 1999, 4 – Château Lafite Rothschild magnum 1948, 5 – Champagne Salon magnum 1976.
Le lendemain, je suis étonné de ne pas avoir inclus le 1971 dans mon vote, nettement mieux classé dans le consensus.
Que retenir de cette expérience ? D’abord la motivation de l’équipe de Ledoyen. Tout le monde a coopéré pour faire de ce repas un événement majeur. Ensuite je saluerai la compréhension de Christian Le Squer qui a su mettre son talent au service de l’imprévu. Avec son anguille, nous avons créé un accord légendaire. Enfin, les Lafite en magnums ont donné une démonstration éclatante d’un niveau exceptionnel de ce vin, au sommet pour le 1961 et le 1990, et très grand pour 1948 et 1971.
Je n’aurais jamais pu organiser ce repas sans la générosité de Desmond. Les chinois sont avides de connaître, d’apprendre, de retenir des leçons, mais avec une envie que l’on ressent de dépasser le niveau des autres pays. Un riche investisseur dans l’immobilier présent m’a dit qu’il voudrait la plus belle cave au monde. Par bravade et aussi pour le titiller, je lui ai dit qu’avant qu’il ne dépasse la mienne il faudrait quelques années. Nous aurons rendez-vous pour une confrontation dont j’ai pris la précaution de ne pas en faire un choc d’égos. Il est de toute façon des niveaux où je ne peux pas lutter.
Collectionneurs mes frères, ce serait bien étonnant que les prix des vins baissent dans les prochaines années.