Pour la huitième année consécutive, je suis chargé d’organiser ce qu’il est convenu d’appeler le « dîner des amis de Bipin Desai », grand collectionneur et amateur américain, au savoir inégalable, qui réalise d’immenses dégustations verticales des plus grands vins de la planète. C’est l’occasion pour moi de convier des grands vignerons qui sont le plus souvent des amis. Ceux, rares, qui ne l’étaient pas, le sont devenus ce soir. Le dîner se tient au restaurant Laurent dont la capacité de réaction est légendaire.
Chaque vigneron a apporté un de ses vins, le plus souvent en magnum, et des habitués qui ne pouvaient venir se sont fait représenter par une bouteille. Didier Depond des champagnes Salon-Delamotte et Jean Hugel m’ont envoyé des vins, aussi quand Aubert de Villaine empêché m’a proposé d’en envoyer un je lui ai dit que nous étions en excès d’apports, ce qui est d’une grande abnégation car bien évidemment la présence d’un vin du domaine de la Romanée Conti m’eût comblé de joie.
Bipin Desai m’avait demandé quelque temps après de prévoir une place pour un grand commissaire priseur américain, spécialiste du vin, aussi, pour que nous ne soyons pas treize à table, j’ai rappelé un vigneron à qui j’avais dit non. La veille du dîner Bipin me prévient que son ami américain ne vient pas et me demande de convier un vigneron bordelais. La veille pour le lendemain, c’est mission impossible aussi est-ce mon fils qui fera office de quatorzième.
Pour citer les présents, je les nommerai dans l’ordre de leurs places à table, dans le sens contraire des aiguilles d’une montre : Bipin Desai, Anne Claude Leflaive du domaine Leflaive, Richard Geoffroy du champagne Dom Pérignon, Jean Charles de la Morinière du domaine Bonneau du Martray, Frédéric Audouze mon fils, Etienne de Montille du domaine de Montille, Pierre-Henry Gagey de la maison Jadot, François Audouze, Florence Cathiard du château Smith-Haut-Lafitte, Jean Nicolas Méo du domaine Méo-Camuzet, Olivier Bernard du Domaine de Chevalier, Sylvain Pitiot du Clos de Tart, Olivier Krug des champagnes Krug et Jean Pierre Perrin du Château de Beaucastel, voisin de gauche de Bipin Desai. La boucle est bouclée.
Au début de l’après-midi Bipin m’appelle pour me dire que son train venant de Toulouse et qu’il prend à Bordeaux, aura une demi-heure de retard. Je préviens par mail les convives mais ils sont tous partis de leur province. Alors qu’ils sont déjà arrivés au restaurant, Bipin me prévient qu’il est à la gare Montparnasse dans une file d’attente interminable, en quête de taxis qui sont rares. C’est l’occasion pour les présents de bavarder en l’attendant et de trinquer sur le Champagne Dom Pérignon rosé en magnum 1978.
J’avais été prévenu par Philippe Bourguignon qu’à part notre table, le restaurant était réservé par Jean Réno qui recevait ce soir la légion d’honneur de Nicolas Sarkozy. Pendant que nous bavardons dans le hall d’entrée nous pouvons voir arriver des personnes connues qui font normalement hurler d’hystérie leurs groupies. On pouvait s’attendre à un certain tumulte pendant la soirée. Il n’en fut rien.
Le champagne rosé dégorgé en 2003 est d’une couleur d’un rose de rose rose. C’est un rose que l’on montrerait volontiers comme la définition de la couleur rose. Dès la première gorgée, je suis conquis. N’étant pas naturellement un fan des champagnes rosés, je suis pris par le charme de ce champagne expressif, dont la première des qualités est d’être précis. Il est dessiné avec précision et laisse en bouche une trace profonde. C’est un champagne d’un charme rare et Geoffroy dira plusieurs fois : « c’est le pinot noir », comme le médecin de Molière disait : « le poumon ».
Nous passons à table à 21 heures sans Bipin qui nous rejoindra à la fin des amuse-bouche. Les rouelles de pied de porc et pomme de terre truffée absolument délicieuses sont à mon sens des amis des champagnes blancs. J’en avais fait la remarque à Philippe Bourguignon, et je voulais changer la place du Dom Pérignon rosé dans notre menu. Mais il eût fallu un plat de plus aussi avons-nous gardé cet ordre. La cohabitation du rosé avec le porc est possible mais limitée et on le mesure encore plus lorsque l’huître en gelée arrive. Elle fait briller le champagne rosé de façon admirable. Il gagne en longueur, en tension, et fouette la langue admirablement.
Sur la royale d’oursins dans un cappuccino, d’une douceur combinée à une sauvage trace iodée, nous avons deux champagnes. Le Champagne Salon 1990 cadeau de Didier Depond non présent est un champagne puissant, extrêmement vineux. Mais il a un petit peu de mal à trouver sa place entre le rosé et le Champagne Krug 1979 en magnum. Le Krug est riche, au fruit large, à l’ampleur confortable. Le Salon fait un peu coincé à côté de lui mais ce que l’on remarque, c’est qu’aucun des deux ne diminue l’autre. Ils ont leur place. Le Krug est à peine moins vibrant que d’autres Krug 1979 que j’ai bus.
Sur un filet épais de turbot au naturel, les bardes enveloppées de laitue de mer et cuites vapeur, hollandaise au vinaigre de riz le Corton Charlemagne Bonneau du Martray en magnum 1986 me souffle immédiatement un mot : « parfait ». Tout en ce vin donne l’image de la perfection. Il est riche, charnu, profond, mais c’est sa présence indestructible qui impressionne. On le sent quasi éternel. A côté de lui, le Chevalier-Montrachet Domaine Leflaive en magnum 1992 servi un peu trop frais a du mal à trouver sa voie. On sent qu’il est désavantagé d’être en parallèle avec le Corton Charlemagne. Anne Claude Leflaive en est marrie. Quand on fait abstraction de l’environnement, on retrouve le charme de ce grand vin expressif. Mais l’occasion est un peu manquée. Il eût fallu que le Chevalier Montrachet soit seul sur un plat pour qu’il délivre la pureté qu’il a en lui, car c’est un grand vin de belle plénitude.
Richard Geoffroy demande quelle serait la représentation architecturale et spatiale du Corton-Charlemagne. Je lance l’idée de l’Arc de Triomphe, ce qui contrarie certains car ils y voient un côté massif. J’y vois plutôt le côté solide et structuré qui montre la résistance au temps. Si l’on veut une autre image, je risquerais le Pont Neuf, le plus ancien pont de Paris, bâti pour l’éternité.
C’est encore sur deux vins que l’on goûte les croustilles de ris d’agneau et tapenade de champignons. Lorsque je suis servi du Domaine de Chevalier rouge 1928 j’hésite. Car le parfum de framboise est si fort que l’on attendrait cela d’un vieux bourgogne. Pourrait-il s’agir du 1961 que Daniel, sommelier qui officie souvent avec moi, aurait confondu ? Non, car le Château Smith Haut Lafitte en magnum 1961 servi juste après est la définition la plus pure de 1961. Olivier Bernard dit que son vin avait son bouchon d’origine. Force est de reconnaître que ce 1928 puissant et chaleureux échappe à l’image des 1928 bordelais que j’ai bus. Son charme fruité est étonnant et de grand plaisir. A l’inverse, le 1961 est totalement au centre de la cible. C’est un vin d’un charme énorme et qui respire à pleins poumons ce que 1961 doit être, c’est-à-dire au sommet. J’ai dit à Florence Cathiard manifestement heureuse de la prestation de son vin qu’il a l’aisance dans le charme d’un George Clooney.
Etienne de Montille est arrivé avec son Volnay Taillepieds Domaine de Montille en magnum 1976 qu’il avait débouché puis rebouché. Tel qu’il se présente sur la poitrine de pigeon rôtie en cocotte, pommes soufflées Laurent, il est absolument merveilleux et me plait beaucoup par son discours facile, simple, qui n’en dit pas trop. A côté de lui, le Clos de Tart en magnum 1988 offre un alcool un peu visible et n’est pas au mieux de sa forme, ce dont Sylvain Pitiot convient. Je remarque alors, et c’est intéressant, que notre table étant assez longue, une moitié de table préfère généralement le vin du vigneron assis de son côté. Aussi les jugements à ma gauche et à ma droite ne sont pas les mêmes. J’ai aimé le Volnay pour le travail qui correspond à la personnalité d’Hubert de Montille. Le caractère un peu bridé du Clos de Tart ne correspond pas à l’excellente rénovation que Sylvain Pitiot a donnée depuis à ce grand vin.
Le Vosne Romanée Cros Parantoux Domaine Méo Camuzet 1991 est du premier millésime que le jeune Jean Nicolas Méo a fait. Il est d’un style très opposé au Musigny Grand Cru Louis Jadot en magnum 1985. Les deux vins cohabitent sur des ravioles d’abattis de pigeon et foie gras de canard dans un consommé truffé. Le bouillon met en valeur le Musigny, très précis, très subtil, qui n’est pas affecté d’être associé sur le plat avec le généreux et puissant Vosne Romanée. Les deux vins, dont aucun ne fait de l’ombre à l’autre, sont, chacun dans son registre, de grands bourgognes, de deux années qui expriment bien leur personnalité.
Si je m’étais fait à l’avance une idée sur chacun des vins de Bourgogne, qui ne fut pas contredite par la réalité, je n’avais aucun repère pour le Château de Beaucastel Chateauneuf du Pape en magnum 1970 qui, lui aussi, est le premier millésime fait par Jean Pierre Perrin. Je suis totalement bluffé. Car jamais je n’aurais imaginé une telle présence d’un vin serein, apparemment simple mais à la complexité subtile. L’équilibre et la sérénité sont impressionnants. Sur le filet de chevreuil relevé au poivre de Sarawak, betteraves jaunes caramélisées au coing, millefeuille de pomme gaufrette au chou rouge, le vin qui jouit d’être seul sur scène est impérial. Il me ravit.
Daniel Cathiard, qui présentait ses vins non loin du restaurant, vient nous rejoindre pour la fin du repas. Il a pu profiter de la suite de la dégustation.
N’étant pas vigneron, j’ai puisé dans les vins que j’aime. On ne s’étonnera pas qu’il s’agisse d’un Château Chalon Jean Bourdy 1928 qui se présente, ô surprise, sur un Comté de 18 mois. Beaucoup d’amis vignerons sont ravis de goûter ce vin qui figure rarement sur leurs tables. Ce 1928 est diaboliquement bon depuis ses effluves intenses jusqu’à son final glorieux après un passage en bouche sensuel et généreux. Ce vin à l’équilibre immense que seul l’âge peut donner ne marque pas du tout la bouche qui reste fraîche même si elle en garde la mémoire.
Jean Hugel non présent a curieusement offert un vin très jeune, le plus jeune, un Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles Hugel 2005. L’accord sur le craquelin à la framboise et aux litchis est diabolique. C’est Satan qui mène le bal. On meurt de bonheur quand le litchi du vin embrasse le litchi du dessert. Très sucré mais aussi très frais ce vin se boit bien même si l’on imagine la perfection qu’il atteindra dans quelques années.
Je prends la parole pour expliquer la présence de l’autre vin que j’ai apporté. Dans un récent bulletin, la photo de la première page était celle de cette bouteille et j’avais écrit : comme ce vin à 150 ans cette année, il faudrait le boire avant la fin de 2008. Quelle plus belle occasion pourrait exister que de boire ce Pajarette Arneaud 1858 avec des vignerons que j’apprécie ? Lorsque j’ai ouvert la bouteille avant le repas, j’aurais pu succomber de bonheur devant la richesse des arômes. Le parfum de ce vin est d’une force inégalable. En bouche, le vin est fort comme un muscat et ses évocations sont le poivre et le pamplemousse. Anne-Claude Leflaive dit et insiste qu’il s’agit de pépins de pamplemousse et elle a raison. Délicieux, frais, à la trace en bouche indélébile, ce vin dont le goût est inconnu de tous les vignerons présents est strictement au centre de ma recherche. C’est mon Graal, choisi pour plaire à mes amis.
Bipin Desai fait un discours dans lequel il remercie chacun. Il est évidemment ravi d’être honoré de cette belle façon. Dans ces dîners où des vignerons sont présents il n’est pas question de voter. Mais comme ce dîner a été fait à la façon de mes dîners et comme il portera le numéro 109, je vais quand même faire mon vote, dont on sait qu’il ne correspond qu’à mon goût, sans aucune prétention d’universalité.
Le premier sera le Pajarette 1858 parce qu’il est parfait, au centre de mes souhaits et parce que sa place dans l’histoire est porteuse d’une grande émotion. Je mettrai ensuite le Corton-Charlemagne parce qu’il m’a donné un sentiment de perfection tenace. Viendra ensuite le Beaucastel 1970 totalement inédit pour moi. Choisir ensuite devient plus dur, car j’ai adoré le Dom Pérignon rosé, l’image de conformité du 1961 du Smith Haut Lafitte, le charme du Volnay et la richesse du Vosne Romanée.
Comme il faut se décider, mon vote sera : 1 – Pajarette Arneaud 1858, 2 – Corton Charlemagne Bonneau du Martray en magnum 1986, 3 – Château de Beaucastel Chateauneuf du Pape en magnum 1970, 4 – Château Smith Haut Lafitte en magnum 1961, 5 – Champagne Dom Pérignon rosé en magnum 1978, 6 – Vosne Romanée Cros Parantoux Domaine Méo Camuzet 1991.
Chacun des vins était très grand et de plus il avait été choisi pour des raisons où l’émotion n’est pas absente. La palme de l’accord, à mon goût, c’est le litchi et le Gewurztraminer, suivi du classique mariage Comté et Château Chalon, le 1928 ayant une rondeur et une personnalité apaisante de bonheur.
Le service fut parfait, toute l’équipe de Laurent étant ravie de retrouver tous ces grands vignerons qu’ils connaissent. Daniel a fait un travail de sommellerie parfait. Rires et communion ont caractérisé notre assemblée. Chacun de nous savait qu’il vivait un grand moment d’amitié. J’ai encore les yeux qui brillent en finissant ce compte-rendu.