Le 99ème diner de wine-dinners se tient au restaurant Laurent. Son histoire est liée à celle du 100ème dîner. L’idée de faire au château de Saran le centième dîner, qui marque une date dans l’histoire de mes dîners, m’avait beaucoup excité. Le projet d’un dîner en ce haut lieu de la champagne, au propre comme au figuré, était dans l’air depuis longtemps. Un tel site pour le centième, c’était plus que tentant. Mais comme ceux des lecteurs qui ont une connaissance mathématique développée le remarqueront sans difficulté, il est d’usage que le centième apparaisse après le 99ème et non avant. La date de disponibilité du château de Saran m’ayant été communiquée, il fallait insérer dans mes programmes un dîner de plus. Plutôt que de s’embarrasser à trouver des convives je décidai d’inviter les heureux inscrits au centième. S’ajoute un couple de jeunes mariés à qui j’offrais ce cadeau. Un ami de toujours compléta la table, et nous voilà onze au restaurant Laurent.
Je viens ouvrir les vins peu avant 17 heures et le jeune sommelier qui m’assiste sent chaque vin avec un grand plaisir. Il est surtout intéressé par le Porto du 19ème siècle, car c’est sa région d’origine. Même lorsqu’ils se briseront, aucun des bouchons ne me pose réellement de problème. Aucune odeur ne me fait peur.
Chose invraisemblable qui n’arrive normalement que dans mes rêves les plus irréels, tout le monde est à l’heure à 20 heures précises. La probabilité d’une telle exactitude étant plus faible que celle d’une éclipse totale de soleil, on image à quel point je suis désemparé. Dans le beau salon d’entrée du restaurant, nous prenons l’apéritif avec un Champagne Laurent Perrier Grand Siècle ancien que j’avais annoncé vers 1970. Il pourrait être plus vieux encore car sa belle couleur dorée évoque les acajous subtils et en bouche il y a un délicieux entrelacs d’agrumes et de brioches. Kaléidoscopique, ce champagne à la bulle chiche mais pétillant sur la langue montre à quel point les champagnes anciens ont une séduction redoutable. Il sert d’introduction au voyage que nous allons faire dans le monde des vins anciens. Les toasts au jambon réveillent l’envie de convaincre du champagne qui serait un partenaire idéal de gastronomie tant il a de choses à raconter.
Nous passons à table dans la belle salle en rotonde du restaurant. Je me suis mis dos à la salle et quand je vois les mâles de notre groupe tourner le cou je peux m’imaginer qu’une beauté sculpturale doit franchir l’espace. Je n’exclus pas pour certains quelques torticolis postprandiaux.
Le menu créé par Alain Pégouret et Philippe Bourguignon : Toasts de jambon Jabugo / Langoustine croustillante au basilic / Royale de morilles / Carré d’agneau de lait des Pyrénées caramélisé, fèves et petites oignons mijotés au beurre de romarin / Volaille de Bresse pochée en vessie : 1° service : le suprême servi dans son bouillon, chou farci et raviole de foie gras / 2° service : gras de cuisse au jus et abattis de volaille / Poire « William » cuite au naturel et caramélisée, mousseline et crème glacée au sirop d’orgeat / Tartelettes au chocolat noir / Café, mignardises et chocolats. Tout ceci est d’une rare délicatesse et je ferai un commentaire à la fin de ce compte-rendu.
Le Champagne Veuve Clicquot Ponsardin Cuvée Or 1976 surprend immédiatement car il forme avec le précédent un contraste incroyable. Le premier champagne était un « vieux » champagne. Celui-ci est un gamin par comparaison. Ce qui est assez extraordinaire c’est sa séduction subtile féminine au plus haut point. Il est floral de fleurs blanches, il est fruité de fruits blancs et son message délicat impose à nos lèvres son charme infini. On se complairait d’en boire à l’envi dans un Eden retrouvé. La langoustine a une chair douce presque tendre et sucrée et cela compose en bouche avec le champagne un tableau à la Vigée-Lebrun.
Le Montrachet Domaine Amiot Guy et Fils 1993 est un solide gaillard. Son message est clair comme un réveil de Diane. C’est avec la crème qui entoure les morilles qu’il s’exprime dans une continuité envoûtante. L’accord est percutant. Il le fallait bien car ce Montrachet monolithe ne fait rien pour nous dérouter : il suit sa trace gustative sans se retourner.
J’ai passé beaucoup de temps à observer les réactions des jeunes mariés car c’est pour moi riche de sens de comprendre l’entrée de jeunes palais dans un monde quasiment nouveau pour eux. Leurs rires, leurs réactions sont des signes qui m’importent car on peut entrer dans le monde des vins anciens sans grande connaissance préalable et y trouver magie et plaisir. Le carré d’agneau à la chair tendre accueille deux vins aussi disparates que possible. Le Château Carbonnieux rouge 1929 a une couleur sang de pigeon d’un jeune vin. Son nez est franc, mâle. A l’inverse le nez du Château Lafite-Rothschild 1924 est un peu rebutant et sa couleur est plus fatiguée. Mais en bouche ce n’est plus du tout la même chose. Le Carbonnieux a un message direct, franc qui ne s’embarrasse pas de fioritures. On le saisit instantanément et je dois dire que je préfère ce 1929 à tous les nombreux 1928 que j’ai déjà goûtés. Il y a une classe derrière cette pureté qui fait de ce vin un très grand vin. Et je ne suis pas sûr que beaucoup de 1961 seraient plus jeunes que lui. A l’inverse le Lafite est tout en complexité et en subtilité. Rarement Lafite n’aura exposé autant d’évocations. On comprend en « lisant » ce vin pourquoi c’est un premier grand cru classé. Une légère fatigue est là, mais elle n’entrave en rien l’exposé du message large comme un éventail. C’est un très grand vin qui s’est marié plutôt avec la peau caramélisée bien grasse qui réveillait son envie de vivre.
Une incroyable symétrie allait se produire avec les deux bourgognes. Comme dans la première série des rouges c’est le verre à ma gauche qui a le vin le plus vivant. Il s’agit maintenant de l’Echézeaux Henri Jayer 1976 au nez tonitruant, alors qu’il était le plus discret à l’ouverture. Chat matois sans doute il attendait son heure. Henri Jayer est devenu de son vivant mais encore plus après sa mort une légende de la vinification bourguignonne. Est-ce de l’auto-persuasion, toujours est-il que je trouve ce vin absolument parfait dans sa conception, son écriture et son exposé. Des bourgognes aussi précis que celui-ci, je n’en connais pas beaucoup. De plus, comme lors d’une manif, il a mis le son sur haut-parleur et nous délivre un message d’une rare richesse. A côté de lui, à droite, comme pour la série précédente, le Chambolle Musigny Domaine Grivelet 1949 fait un peu plus fatigué. Mais il cache bien son jeu. D’une des plus grandes années de la Bourgogne, il est grand, noble et sans vouloir séduire il y arrive bien. Le plat est divin, la chair blanche d’une tendreté rare, et le petit ravioli de foie gras excite le Chambolle aussi bien que la feuille de chou. Le parallélisme des deux séries de rouges est intéressant : le plus jeune est fringant, mais le plus ancien, sous son manteau de vieillesse, affiche une complexité qui force l’estime et l’affection.
Le deuxième service de la volaille est particulièrement judicieux sur l’Hermitage la Sizeranne Chapoutier 1955 qui me donne un coup de poing dans le cœur. Ce vin est étiqueté comme étant de la réserve de l’auberge de la Truite à Locmaria-Huelgoat. Est-ce là qu’un souffle iodé de force 8 lui a donné cette puissance, je ne sais, mais je reste sans voix. Ce vin est parfait. Il est intégré, c’est-à-dire que chaque composante est ordonnée de façon logique. Il est cohérent, plein, rond, fruité et joyeux. C’est un vin de pur plaisir. Il n’y a pas de recherche de complication, et cela se boit bien, avec la joie au cœur. Les parties plus grasses de la volaille s’en complaisent. Décidément, l’année 1955 ne me réserve que de belles surprises en ce moment.
Le Château Rieussec Sauternes 1947 fait un tour de piste pour faire admirer sa robe d’un or précieux. Les mâles de notre table s’en arrêteraient de voir les Vénus qui passent. Aussi bien au nez qu’en bouche, c’est la perfection et le bonheur. On se demande en buvant ce vin s’il existe quelque part quelque chose de plus parfait. Car avec l’âge, le sucre s’intègre, se polit, et sans aucune charge excessive, il ne reste que le plaisir pur. Si le Graal devait exister, il se nicherait dans ces vins-là. Bien sûr le jeune couple se délecte comme Alice dans un pays merveilleux. J’avais un peu peur en étudiant le menu que le dessert où le sucre abonde ne s’oppose au vin car le sucre est l’ennemi des sauternes, mais la poire prise seule est un délicat compagnon.
Par contraste le Porto Ferreira Enrique Duque de Bragança 1895 est beaucoup plus alcoolique et lourd. Mais l’âge profite tellement à ces vins qui gagnent en rondeur et en équilibre que le charme est infini, ticket pour le nirvana. Les petites barquettes au chocolat me donnent des envies de roudoudou et je les lèche par le haut comme le font les enfants. Et l’aspect griotte du porto se fond dans le chocolat. C’est du plaisir gourmand.
Tout au long du repas j’ai analysé avec mes jeunes amis sur quel aspect du plat l’accord se faisait, tantôt avec la chair, tantôt avec la sauce, et quand la pointe d’asperge répondait merveilleusement à l’Hermitage c’était un moment d’extase partagée. Le plus bel accord du repas a été celui de la crème des morilles et ses esquisses de réglisse sur le Montrachet.
Les votes sont toujours d’un grand enseignement. Nous étions onze pour dix vins et chacun des vins sans aucune exception a figuré dans les votes où l’on ne retient que les quatre premiers. Ce résultat est, on le sait, un immense encouragement pour moi. Et le fait que cinq vins sur dix ont eu au moins une place de premier montre d’une part la qualité de mes vins (l’autocongratulation est un exercice qui ne me fait pas trop peur), mais d’autre part la diversité des goûts. Le Rieussec 1947 a obtenu six places de premier, ce qui lui donne une élection présidentielle au premier tour. Quatre vins ont été cités une fois premiers : l’Hermitage Chapoutier, le Lafite 1924, le Chambolle-Musigny Grivelet 1949, et l’Echézeaux Henri Jayer 1976.
Le vote du consensus serait : 1 – Château Rieussec Sauternes 1947, 2 – Echézeaux Henri Jayer 1976, 3 – Hermitage la Sizeranne Chapoutier 1955, 4 – Château Carbonnieux rouge 1929.
Mon vote, sans doute influencé par le fait qu’Olivier Bernard m’avait rappelé que je vote très souvent pour les sauternes a été : 1 – Hermitage la Sizeranne Chapoutier 1955, 2 – Echézeaux Henri Jayer 1976, 3 – Château Rieussec Sauternes 1947, 4, – Château Carbonnieux rouge 1929. Le consensus consacre les mêmes vins que mon vote, mais j’avais bien hésité d’inclure dans le mien le Porto. Lorsque je m’apprêtais à sortir, j’ai félicité Philippe Bourguignon pour la pertinence absolue des accords et pour la simplicité des plats. Il me répondit que pour un chef, simplifier un plat est ressenti comme une entrave à l’expression de son talent. Il faudra que je m’en explique avec Alain Pégouret au talent que j’admire, car je suis convaincu que la simplification d’un plat pour faire jaillir un accord pur est comme la calligraphie chinoise : c’est un art. Et je suis sûr que l’ensemble de la table a été impressionnée par le talent du chef plus dans cette simplicité que s’il adoptait une expression plus riche, plus composée mais moins proche du résultat escompté. Chaque fois qu’un chef joue ce jeu, il en sort grandi. Et l’apparente limitation du talent n’en est pas une, au contraire.
Aucun plat n’a été à contremploi, ce qui est remarquable. Tout fut en subtilité. L’engagement de Philippe Bourguignon le talent d’Alain Pégouret, l’attention constante d’un jeune sommelier engagé vers la perfection, le service, l’atmosphère, tout a contribué à notre bonheur. Si sur les cent dîners que j’aurai bientôt accomplis le restaurant Laurent, le plus fréquent de tous, figure quinze fois, ce n’est pas un hasard. C’est ici qu’une gastronomie sereine peut s’épanouir. Il ne restait à cela qu’à ajouter nos rires. Ce fut fait.