Nous allons déjeuner chez ma fille cadette. Le niveau des vins est sérieux. Un Château Laville Haut-Brion 1979 est absolument serein. L’image qui me vient en goûtant ce plaisir si naturel, c’est l’échauffement de champions de tennis. Sans le moindre mouvement apparent ils sont sur la balle, la propulsent avec force sans avoir l’air d’y toucher, et elle arrive là où il faut pour que le futur adversaire enchaîne dans une belle fluidité. Le Laville c’est ça. Il a du citronné, il a du miel et du beurré, et ça s’emboîte comme par magie. Qu’on lui présente du parmesan, du jambon espagnol ou du céleri, il est là, et renvoie des goûts qui font mouche. Le Château Léoville Poyferré 1967 est beaucoup moins détendu. Il arrive assez froid, tendu, et il faut la belle chair de la lotte aux morilles pour qu’il prenne des couleurs et devienne sociable. Il devient confortable, plaisant, sans grande complexité. Le Château Gilette crème de tête 1982 est le croupier du casino : tout passe par lui et il ramasse la mise. Malgré sa jeunesse il a une belle assise, et comble joyeusement nos papilles. Le lendemain mon fils vient déjeuner. Nous descendons en cave pour dénicher des vins qu’il faudrait boire. Un Corton Charlemagne Paul Bouchard 1971 a mauvaise mine. Malheur, le bouchon est tombé dans le vin. Anormal pour un 1971. Notre esprit de sacrifice cesse en voyant une bouteille de Vega Sicilia Unico 1991 que j’avais oublié de ranger. Elle n’était pas en casier. Elle n’ira pas.
Nous goûtons le Corton Charlemagne très foncé, et pendant quatre à cinq secondes, c’est assez plaisant. Puis c’est horrible. Nous n’irons pas plus loin que deux gorgées, la deuxième pour vérifier. C’est trop tard. Sur un filet de biche, le vin espagnol est éblouissant. De belles évocations nous viennent. Mon fils pense à la violette. Je vois des fruits rouges pâles comme la framboise ou la groseille. Ce vin est naturel, franc, simple dans l’expression, étonnamment porteur de bonheur. Il a la finesse des grands vins de Bordeaux et le sourire ensoleillé des grands vins du Rhône. C’est peut-être une synthèse parfaite des vins de plaisir. L’accord avec la biche est extraordinaire, car le vin s’amuse à imiter les petites baies de montagne qu’on ajoute parfois à cette chair. Nous nous regardions, mon fils et moi, conscients de la grandeur de ce vin quasiment idéal.