La cinquième séance de l’académie des vins anciens se tient dans l’enceinte du Cercle Suédois de Paris. J’arrive à 16 heures pour ouvrir les bouteilles. La directrice que j’avais connue il y a quelques mois avec le ventre comme un obus tient maintenant serré contre elle un joli bébé sage qui se promène sur son ventre dans tous les endroits que nous devons explorer pour l’ordonnancement du dîner. Le caractère familial et convivial du cercle m’a conquis et toute l’équipe a fait preuve d’une implication remarquable. La merveilleuse salle à manger, qui surplombe de ses grandes fenêtres le jardin des Tuileries est la petite cousine de la prestigieuse et historique suite Salvador Dali de l’hôtel Meurice où se tint le cinquantième dîner de wine-dinners.
Les apports des 32 académiciens correspondent, en comptant les magnums pour deux bouteilles, à 45 bouteilles de vin. Les champagnes étant ouverts au dernier moment, c’est environ 35 bouchons qu’il me faut ouvrir maintenant. Un des plus fidèles parmi les fidèles vient heureusement me porter secours. Il doit maudire ma maniaquerie, car je suis d’une exigence assez intolérante. Il y a dans le groupe de bouteilles de vrais trésors, comme on le verra dans le récit, mais il y a aussi des vins qui proviennent de caves qui ont stressé les bouchons, ce qui impose de grandes précautions. Deux bouchons glissent lentement dans le vin sans espoir que la chute fût stoppée. D’autres paraissaient bien malades. Si l’ouverture des vins se faisait au moment où l’on est à table, comme cela se passe au restaurant, près d’un tiers des bouteilles auraient été jugées impropres. Grâce à l’ouverture de nombreuses heures avant, presque toutes les bouteilles ont revécu, nous offrant des plaisirs extrêmes. C’est le pouvoir de l’oxygène lent.
L’apéritif se prend debout dans l’accueillant bar à la décoration « club ». Nous goûtons le champagne Léon Camuzet, le classique champagne de Vertus de ma famille, qui plaît toujours autant à notre groupe, alors que le champagne Besserat de Bellefon non millésimé a un léger défaut de bouchon. Un magnum de champagne Delamotte 1985 montre la rectitude des blancs de blancs de Mesnil-sur-Oger. Sa jeunesse est remarquable.
Nous nous rendons dans la salle à manger pour le dîner dont le programme est le suivant : trois petites variations sur le thème du saumon / saumon mariné à l’aneth servi avec sa sauce à la moutarde / terrine de poulet / faux filet de bœuf, pommes de terre au four et beurre béarnaise / fromages de Bernard Antony / tarte aux pommes. La diversité des vins ne permettait pas de recherche culinaire. Le cuisinier s’en est honorablement sorti.
Les vins sont répartis en deux groupes, pour deux tables sur quatre. Voici ce qui s’est bu, dans l’ordre de service :
Groupe 1 : 1 – champagne Besserat de Bellefon ss A – 2 – Champagne Delamotte en magnum 1985 – 3 – Champagne Bonnaire blanc de blancs 1985 – 4 – Champagne Moët & Chandon 1973 en magnum – 5 – Sancerre Gitton Blanc Galinot 1982 – 6 – Sancerre Gitton Blanc Les Romains 1976 – 7 – Hermitage blanc Chante-Alouette Chapoutier 1955 – 8 – Meursault Charmes Maison Bichot 1933 – 9 – Pommard Château de Pommard 1978 – 10 – Franc Clos des Jacobins 1921 – 11 – Richebourg Charles Noëllat 1942 – 12 – Bourgogne Clos du Roi 1933 – 13 – Château Fontaine Montaiguillon Saint Georges Saint Emilion 1964 – 14 – Château La Pointe Pomerol 1953 – 15 – Château Pavie Decesses 1966 – 16 – Château Chasse Spleen 1961 – 17 – Vray Canon Boyer Vacher 1947 – 18 – Vega Sicilia Unico 1948 – 19 – Clos de la Coulée de Serrant Nicolas Joly 1983 – 20 – Gewurztraminer vendanges tardives (sec) Hugel 1964 – 21 – Chateau de RICAUD 1924 Sauternes – 22 – Apéritif Dubonnet environ 50 ans d’âge – 23 – Champagne Ruinart en magnum ss A.
Groupe 2 : 1 – champagne Léon Camuzet ss A – 2 – Champagne Delamotte en magnum 1985 – 3 – Champagne Bonnaire blanc de blancs 1985 – 4 – Champagne Moët & Chandon 1973 en magnum – 5 – Champagne Mumm 1969 – 6 – Champagne Alfred Gratien 1953, crémant , niveau LB – 7 – Sancerre Gitton Blanc Galinot 1982 – 8 – Sancerre Gitton Blanc Les Romains 1976 – 9 – Château Carbonnieux (blanc) 1965 – 10 – Riesling Grand Cru Rangen de Thann 1990 Zind Humbrecht – 11 – Chateau de Bensse 1933 Médoc – 12 – Frontaillac 1935 (rouge) H. Cuvelier et fils – 13 – Château La Pointe Pomerol 1945 – 14 – Château La Grace Dieu Les Menuts 1961 – 15 – Auxey-Duresses Bégin-Colnet 1967 – 16 – Beaune-Cent-Vignes Jessiaume Père & fils 1949 – 17 – La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1970 – 18 – Chateauneuf du Pape 1977 – 19 – Anjou rosé moelleux domaine de Bablut 1966 – 20 – Riesling Vendanges Tardives Hugel 1981 – 21 – Jurançon, mise Nicolas 1929 (niveau TLB) – 22 – Apéritif Dubonnet environ 50 ans d’âge – 23 – Champagne Ruinart en magnum ss A.
La lecture de ces deux listes montre toute la générosité des membres. Etant dans le groupe 1, je vais donner mon avis sur quelques vins, qui déborde souvent dans le groupe 2 car plusieurs académiciens, fiers de leurs apports, voulaient recueillir mon avis.
Le Champagne Bonnaire blanc de blancs 1985 servi à table est vraiment à mon goût, car contrairement à la belle jeunesse du Delamotte de la même année, celui-ci a déjà commencé sa prise de maturité. Ma voisine parle de caramel. Il y a de jolies évocations de citron vert et de fruits confits. C’est un champagne élégant plein de charme. A sa suite, le Champagne Moët & Chandon 1973 en magnum dégorgé en 2005 fait un peu plus dosé, mais c’est une illusion. Belle précision de trame, un peu moins de longueur que le Bonnaire, mais une grandeur plaisante qui se marie bien à la terrine de saumon. Le Champagne Alfred Gratien 1953, Crémant, que l’on me tend de l’autre table est absolument passionnant, l’âge lui donnant une expressivité convaincante.
Le Sancerre Gitton Blanc Galinot 1982 a un nez comme j’en ai rarement rencontré. Quasi irrespirable à l’ouverture, il évoque encore après quelques heures le pétrole avec une minéralité toute en démesure. Mais en bouche le vin est agréable, serein, sans grande complexité mais une belle joie de vivre. Le Sancerre Gitton Blanc Les Romains 1976 m’évoque instantanément la crevette grise. Ce vin « est » crevette grise. La minéralité du nez est plus acceptable. Le vin est plus typé. C’est un sancerre très intéressant à découvrir.
On me tend furtivement un verre de Château Carbonnieux blanc 1965 manifestement fatigué alors que le Carbonnieux blanc est taillé pour l’histoire, et un verre de Riesling Grand Cru Rangen de Thann 1990 Zind Humbrecht qui est absolument archétypal. Une leçon de vin.
Avec l’Hermitage blanc Chante-Alouette Chapoutier 1955 je me pâme. Et la plus jeune académicienne, passionnée par les évocations de l’histoire humaine que représentent ces vins, est dans le même état que moi. J’avais ouvert ce vin en décembre pour un dîner de vignerons et amateurs, et je l’avais trouvé superbe. Il est ici éblouissant, car il n’est pas envisageable d’imaginer un arôme ou une saveur, sans qu’on ne puisse le ou la trouver dans ce vin d’une expressivité absolue. Le Meursault Charmes Maison Bichot 1933 est plus fatigué que l’Hermitage, mais il raconte aussi beaucoup de belles histoires. Ces deux vins ont en commun un pouvoir d’évocation remarquable. Et c’est toute l’histoire de la vigne qui se raconte, avec les croquenots lourds de glaise des vignerons qui auscultent la vigne et les ceps riches de grappes dorées que des pieds tenaces vont fouler dans les cuves.
Ce rêve nostalgique est presque brisé par le retour sur terre que crée le Pommard Château de Pommard 1978, bien plein mais prévisible. Joli vin, bien sûr mais ouf, nous repartons avec la machine à remonter le temps vers le cacique, le Franc Clos des Jacobins 1921. Le niveau était fort bas mais l’odeur prometteuse. C’est un vin qui se présente comme un témoignage, comme un grimoire. On le lit derrière un voile de tulle. Et l’on imagine assez bien toute la délicatesse de ce Saint-émilion charmant.
Le Chateau de Bensse 1933 Médoc est beaucoup plus ingambe. Ce vin que je ne connais pas, au nez qui m’avait plu, mérite un intérêt certain, car c’est l’enfant timide qui récite son poème et le raconte avec une voix douce mais juste.
J’avais pris force précautions pour expliquer que le Richebourg Charles Noëllat 1942 que j’avais choisi et découvert dépigmenté au moment de l’emballage des bouteilles, était mort. Il ne faut évidemment pas s’attendre à un Richebourg flamboyant. Mais quand on est prévenu, alors que l’odeur est avenante et sucrée, on prend contact avec un vin buvable, bégayant un discours audible au milieu de ses blessures.
Trompettes sonnez, car le Bourgogne Clos du Roi 1933 est éblouissant. Vin de négoce sans aucune indication d’origine, à la capsule bleue comme le dos d’un martin-pêcheur, ce vin est la joie de vivre la plus belle. Il a du coffre, de la personnalité, et son soyeux, son velours sont du pur bonheur.
Le Château Fontaine Montaiguillon Saint Georges Saint Emilion 1964, vin inconnu que j’ai pris dans ma cave est beaucoup plus structuré que je ne l’imaginais. Très plaisant, au nez droit dans ses bottes. On m’apportait tant de vins à goûter de toutes les tables que je n’ai plus le souvenir de ce Château La Pointe Pomerol 1953 parce que l’on me faisait suivre l’évolution du Château La Pointe 1945 dont le bouchon avait glissé, post mortem au moment de son apparition sur table, mais dont la dernière goutte qu’on m’apporta, largement plus tard, avait, contre toute attente, ressuscité.
Le Château Pavie Decesses 1966 est le jeune fiancé futur gendre idéal. En plein épanouissement il va encore progresser. Le Château Chasse Spleen 1961 au niveau assez bas n’a presque aucune faiblesse. Il est un beau témoin de sa miraculeuse année. Le Vray Canon Boyer Vacher 1947 que j’avais choisi en cave en raison d’une particularité, d’être commercialisé par la maison Bichot représentée à l’académie par un des plus fidèles participants, est un vin magnifique, aussi jeune sinon plus que le 1961.
Mais force est de reconnaître que c’est le Vega Sicilia Unico 1948 qui bourre les urnes. C’est avec un score de république bananière qu’on va le désigner comme le roi de tous les rouges que nous avons bus. Même La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1970, dont j’ai pu une fois de plus mesurer les problèmes de bouchon, n’a pas pu damer le pion à l’espagnol. Grande bouteille d’un domaine que j’adore, mais le Vega Sicilia, à la plénitude absolue et une richesse en bouche extrême, a trop de charme épanoui. Il est impérial.
Les verres s’accumulant sur ma table, j’ai peu de souvenir du Clos de la Coulée de Serrant Nicolas Joly 1983, car mon esprit était accaparé par le splendide Gewurztraminer vendanges tardives Hugel 1964 que Jean Hugel m’avait annoncé comme ayant évolué vers des notes sèches. Son nez à l’ouverture était le plus joyeux de tous avec celui du vin qui va suivre. En bouche, je le trouve d’une noblesse rare, plus généreux que sec, avec un distinction, une politesse de ton et une longueur qui ravissent tous les palais. C’est un grand vin. Très loin du Riesling 1915 bu à l’académie, mais un beau grand vin.
Mon chouchou avant d’entamer la séance d’ouverture, c’était le Chateau de Ricaud 1924 Haut-Loupiac apporté par un académicien, à la couleur d’or beaucoup plus belle que celle du Jurançon 1929 qui avait évolué vers le thé. Et le parfum du Ricaud en remontrerait à beaucoup de sauternes. En bouche, c’est une joie de vivre certaine et une longueur que les Loupiac ne trouvent que lorsqu’ils ont dépassé l’âge de la retraite à la SNCF. Je livre à ceux qui ne croient pas aux caprices du destin le fait qu’une académicienne s’est inscrite sans connaître la présence de ce vin offert par un autre académicien. Elle s’appelle de Ricaud et ce château a appartenu à ses lointains ancêtres. Ce ne fut pas la seule coïncidence de ce dîner.
Un académicien gagné par une folie qui ressemble à la mienne sortit de sa musette un apéritif Dubonnet d’environ 50 ans d’âge que nous avons goûté sur la tarte aux pommes. Délicieux vin doux aux accents de rancio qui calme les ardeurs de ses parfums fous par la maturité qu’il a acquise. On ne voulait pas se quitter tant l’atmosphère était à la liesse aussi un fort opportun Champagne Ruinart en magnum non millésimé délia, s’il en était besoin, les langues d’une assemblée qui vivait un moment important.
Jamais notre assemblée n’a été aussi jeune, joyeuse, heureuse et consciente de vivre un de ces instants magiques où l’on sait que l’on côtoie des saveurs qui ne se reproduiront plus. Tard dans la nuit, le sourire aux lèvres, nous pouvions égrener le chapelet de millésimes mythiques que notre mémoire reconnaîtra.