Une courte sieste fut entrecoupée de coups de fil car les convives arrivent à leur hôtel. A 16h30 précises plusieurs convives me rejoignent dans la petite salle à manger du château d’Yquem. Un photographe va mitrailler mes opérations d’ouverture. Il fait si chaud et la tension est si forte pour moi d’ouvrir des flacons historiques que je sue abondamment pendant cette séance qui durera plus d’une heure et demie. Aucune odeur n’indique qu’un vin serait mort. Des incertitudes existent pour quelques vins. Comment se comporteront le rosé de 1936, le blanc sec de 1912 ou l’algérien de 1945 ? Il faut avoir confiance. Le bouchon de la Romanée Conti très collé résiste mais il est d’une qualité parfaite et a joué son rôle à merveille puisque le niveau est exceptionnel. Certains bouchons s’émiettent ou résistent. Les odeurs les plus spectaculaires sont celles de l’Yquem 1899 et du Chypre 1845. Ce sont des parfums capiteux et précieux. Je suis épuisé après cette séance, plus par l’anxiété que par l’invraisemblable chaleur qui étouffe cette terre sacrée. J’aurais aimé commenter les odeurs avec Sandrine comme nous l’avions fait l’an dernier lors du dîner à Yquem où j’avais ouvert l’Yquem 1861 de ma cave, mais elle était retenue par un groupe de visiteurs. Elle ne sut rien des vins de ce soir.
Nous allons tous nous faire beau et à 19 heures précises nous sommes accueillis par Pierre Lurton, président d’Yquem au sourire rayonnant. Nous visitons les chais et Pierre nous explique ses premières années à la tête d’Yquem, l’un des bijoux qu’il anime. Nous goûtons l’Yquem 2002 beaucoup plus dense que ce que j’avais en mémoire, au fruit très lourd et confit. Par contraste, l’Yquem 2003 est d’une folle élégance, frais, joyeux, badin, amoureux comme le 18ème siècle français. Sa longueur est superbe. J’ai prononcé à son propos au moins quinze fois le mot « élégant », ce qui pourrait sembler un manque de vocabulaire. Mais c’est le mot qui lui convient absolument. Je suis éperdument amoureux d’Yquem 2001 et Pierre sourit de me voir si enthousiaste. Yquem 2001 est parfait. Il s’inscrit dans la trajectoire des plus grands Yquem puissants de l’histoire. Le drame, si c’en est un, c’est qu’il est délicieux maintenant. Trop d’amateurs sont tentés de boire cette merveille alors qu’il aura dans plus de trente ans le charme des 1928, 1937, 1947 et sera peut-être au dessus d’eux.
Pierre fait faire aux convives un tour des jardins au coucher du soleil pendant que je vais contrôler les températures des vins et saluer Marc Demund, traiteur d’yquem avec qui nous avons mis au point le menu : gougères / gambas aux cheveux d’ange / saint-jacques rôties au jus de betterave et émiettés de pistaches / cannelage de saumon et de bar aux agrumes / carré d’agneau et son jus / paleron de boeuf longue cuisson / comté et stilton / gratin de mangues.
Je rejoins le groupe dans le salon lambrissé pour l’apéritif. Le champagne Dom Pérignon 1975 a pour mission de recadrer nos palais après la trace forte qu’ont laissé les jeunes Yquem. Et c’est intéressant de constater que la mémoire des Yquem réjouit le délicieux champagne qui gagne en joie de vivre sans perdre trop de son message originel.
Nous passons à table dans l’élégante salle à manger du château, décorée avec raffinement. Les fleurs d’un mauve délicat composent avec les bougeoirs une table de conte de fées. Pierre Lurton qui nous reçoit dans ce lieu prestigieux me fait face. Il y a autour de la table de solides amis qui ont partagé avec moi Cheval Blanc 1947 à l’Astrance. L’un d’entre eux cumule les galons, puisqu’il a partagé avec moi le Mouton 1945 bu il y a dix jours et va récidiver. Les origines sont françaises, suisses et américaines. La passion est commune.
Le champagne Moët & Chandon 1945 est une des plus belles bouteilles de ma cave car la patine de son étiquette m’émeut comme il serait difficile de l’imaginer. On me sert en premier pour goûter. Instantanément, je me tasse sur mon siège, comme assommé et je crie « ah ! ». C’est très probablement le plus grand champagne de ma vie. La couleur est d’un bel or foncé, la bulle est presque invisible mais elle est présente sur la langue. Si l’on me demandait de décrire les arômes et les saveurs de ce champagne, je serais incapable de le faire. Si l’on me demandait pourquoi je trouve ce champagne extraordinaire, je serais incapable de trouver les mots. Je suis saisi par un vin indéfinissable au goût infiniment bon. J’ai été moins suivi par mes convives dans cette extase, comme on le verra dans les votes, mais je persiste et signe, ce champagne est extraordinaire comme le Moët 1914 que j’ai bu il y a plus de vingt ans. Si l’on se réfère à quelques champagnes inoubliables récents, le Cristal Roderer 1949, le Pol Roger 1921, le Krug 1964 et ce Moët 1945, il est heureux de ne pas les avoir bus ensemble. Car chacun représente une forme aboutie et magique du champagne. Ce serait de l’irrespect de les hiérarchiser. Ce Moët 1945 que j’avais en cave depuis près de vingt ans entre dans mon Panthéon.
Le rosé de Mouton 1936 est une bouteille sans étiquette, dont le nom est lu clairement sur la capsule. Sur le bouchon, il est écrit : « rosé de Mouton Rothschild ». L’information sur l’année suit un cheminement très particulier. Lorsque j’ai acheté ce vin énigmatique, il était dans une caisse en bois neutre, avec un carton épais et plat sur lequel est écrit : « rosé Mouton 1936 ». Cette bouteille a dû être stockée en cave avec le carton adossé au cul de la bouteille. Vin inconnu, sans repère possible, il se présente avec un nez de vieille armoire. Pierre Lurton dit punaise, et c’est vrai. Le vin s’épanouit dans le verre, prend même du fruit, et le léger jus de betterave, couleur sur couleur, lui donne du rose aux joues. Le vin passionne toute la table qui est enchantée de découvrir cette énigme au goût délicat.
Le vin qui est servi en même temps que lui est une autre énigme. La maison de négoce de Luze a mis en bouteilles des Yquem au début du 20ème siècle et à la fin du 19ème siècle. L’étiquette de ce vin est la même que celle qui habille ces Yquem. Mais une mention change tout. Sur l’étiquette, on lit : « Grand vin de Château d’Yquem 1912 , A. de Luze & Fils ». On notera qu’il est dit « de » et non pas « du ». Sur la capsule, gravé en relief : « Graves Royal Sec ». Et c’est là toute la différence. C’est l’ancêtre d’Y, le vin sec du château d’Yquem. Le nez était incertain à l’ouverture. La couleur est d’un jaune gris vert et le niveau assez bas. Divine surprise, en bouche le vin est expressif et de belle densité. Il n’est pas vraiment éblouissant, mais il est très intéressant. C’est un témoignage unique, sans repère possible comme pour le rosé de Mouton 1936. Ce voyage dans l’inconnu passionne tous mes convives.
Le Montrachet Bouchard Père & Fils 1939 avait des poussières en suspension lorsque je l’avais apporté au château il y a un mois. Il en a encore aujourd’hui, mais cela ne gêne en rien. Vendangé sous la neige, ce vin a un caractère assez strict et restera un peu coincé, même quand il s’est ouvert dans le verre. C’est un Montrachet très structuré mais un peu trop sérieux, moins charmant que celui que j’avais bu au château de Beaune.
On nous sert côte à côte Mouton-Rothschild 1945 et Mouton-Rothschild 1918 que j’ai voulu associer car ce sont deux années de fin de guerre. Le 1945 a une couleur d’un rouge vif aussi jeune que celui bu il y a dix jours. Le 1918 a une couleur plus trouble et plus tuilée. Ces deux vins sont de deux mondes différents. Le 1945 est absolument parfait et dégage la même sérénité de structure que celui bu il y a peu. J’ai adoré le 1918, plus typé, plus torréfié, largement plus inhabituel. On le sait en lisant mes bulletins, j’aime les vins qui me surprennent, qui apportent une énigme ou une surprise. Et ce 1918 m’excite beaucoup. Nous aurons avec Pierre une petite joute amicale, car il ne comprend pas que je m’extasie pour le 1918. Il a raison quand il dit que le 1945 est d’une essence supérieure. J’en conviens sans hésiter. Mais le 1918 m’émeut en sortant des sentiers battus. Cette joute avec le sourire ne nous éloigne pas bien longtemps, car Pierre est gagné par une immense émotion lorsqu’il goûte la Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1982. Ce vin d’un rouge clair, au nez d’une rare subtilité se présente en bouche avec élégance et distinction. Il est subtil. Je tends à l’associer au mot romantique. C’est un vin en gymnopédie. Lorsque je l’avais ouvert, j’ai eu la tentation de le placer avant les bordeaux, car le paleron risquait de l’écraser. J’ai préféré ne pas compliquer les ordonnancements au dernier moment. Il suffisait de profiter du plat et du vin séparément.
Le plat convenait mieux au Royal Khébir Frédéric Lung, vin d’Algérie 1945. La présence de deux vins comportant le mot « Royal » à six jours du scrutin présidentiel serait-elle un signe de mes intentions ? J’aurai la « politude » de ne répondre qu’en l’isoloir. Le vin algérien est fort puissant, au message simple comme celui des grands vins du Rhône. La bouteille provient d’une caisse d’origine dont j’ai raconté l’achat. Conservée dans un paillon, elle se présente comme étiquetée de la veille. Son niveau dans le goulot est irréel. D’un rouge d’encre, dense, au nez intense, ce vin est un guerrier plaisant. Il lui est cependant très difficile de briller après la Romanée Conti.
Le Blanc Vieux d’Arlay Jean Bourdy 1898 fait partie de ces vins introuvables qui font ma fierté. Comment est-il possible qu’un vin blanc sec de 109 ans (oui, 109 ans) soit aussi jeune et précis ? Là aussi, aucun repère n’est possible pour mes convives. Les 120 vins du Jura que j’ai bus lors d’une historique verticale m’en donnent plus. Je le trouve éblouissant, immense. Je l’adore, car ces vins du Jura m’émeuvent au-delà de tout.
Pierre Lurton, homme pressé par le poids de ses responsabilités ne connaissait pas la liste des vins en se mettant à table. Sa surprise de découvrir le niveau de ceux que j’avais choisis me fit un grand plaisir. Il n’avait été informé que des deux Yquem, le mien et le sien. Ayant consulté les fiches de ces années, il nous donna des informations précieuses sur la climatologie qui explique des données fondamentales que nous trouvons dans nos verres. Yquem 1889 est une expression légère d’Yquem. Le nez est peu prononcé, le goût est subtil, en évocations. J’aime la délicatesse de ces anciens Yquem au sucre léger. A l’inverse, Yquem 1899 a un nez impérieux, un or brun flamboyant, et une trace en bouche indélébile. C’est, à mon avis, la définition du Yquem historique dans sa perfection. Je l’ai évoqué le lendemain avec Francis, le directeur technique, qui conforte cette vision. Il est peut-être un peu plus fringant que le 1893 du fait du format, mais sans doute moins profond.
Nous passons au salon pour déguster religieusement le vin de Chypre 1845 au parfum encore plus intense que l’Yquem 1899, à l’or encore plus profond, et à la trace en bouche d’une profondeur infinie. L’intensité du poivre troue la langue tant ce vin est lourd. Un régal absolu.
Il était temps de voter pour un quarté parmi ces treize vins. Douze vins sur treize ont eu un vote, ce qui est pour moi le plus grand des cadeaux. Car cela accrédite le choix que j’ai fait et la pertinence de mes achats. Le Royal Khébir n’a pas eu de vote, mais il n’aurait pas dû être servi avec la Romanée Conti qui lui a fait de l’ombre par sa complexité. Savez-vous que six vins ont eu l’honneur d’être nommés en premier, ce qui est un cadeau encore plus grand. Ce sont, pour onze votants : Mouton 1945 quatre fois, Romanée Conti 1982 et Yquem 1899 deux fois, Moët 1945, Yquem 1889 et Chypre 1845 une fois. Le vote du consensus serait : Mouton 1945, Yquem 1899 et Romanée Conti 1982 ex aequo et rosé de Mouton 1936 (mais oui !).
Mon vote a été : Moët 1945, Yquem 1899, Mouton 1945 et Mouton 1918.
La cuisine fut fort exacte, le service parfait et amical, Laetitia, Alain et Xavier étant passionnés par l’événement qui se jouait ce soir. Il était important ce qui n’a pas empêché les rires de fuser, Pierre étant dans une humeur joueuse. Il y avait ce soir une variété de bouteilles qu’il est quasiment impossible de réunir à ce niveau de qualité et de rareté. Un tel dîner est une consécration importante de mon parcours de collectionneur.
Au réveil, Yquem était sous la brume et sous la bruine. Nous avions encore des étoiles dans les yeux, brillant de souvenirs indélébiles. Allant raconter à Francis les deux Yquem, remercier Valérie et Sandrine, celle-ci me montra des bouteilles en reconditionnement. Nous avons comparé nos estimations sur les bouteilles du 19ème dont l’année est illisible. La complicité et l’amitié qui me lient à Yquem sont un trésor que je chéris.