C’est une nouvelle journée de repos ponctuée de longueurs de piscine. Est-ce un hasard, est-ce une nécessité, le Château de Fargues et le Château d’Yquem reçoivent l’un et l’autre le 20 juin, jour de l’été.
Je suis le premier à me présenter au château de Fargues où Alexandre de Lur Saluces me reçoit avec un large sourire.
Il me montre les transformations récentes d’un goût exquis. François Amiraut travaille encore dans un bureau somptueux d’où l’on voit tout et je plaisante en lui disant qu’il aura du mal à aller là où le vin se fait s’il dispose d’un bureau aussi luxueux. Alexandre a envie de restaurer l’immense château médiéval qui domine le site d’exploitation.
Est-ce raisonnable ? On sait qu’Alexandre est capable de transformer les rêves les plus fous en réalités et réussites. Je serai bien curieux de voir ce qu’il fera de ce vestige.
Les invités arrivent sous un ciel bien sombre et Alexandre me présente à beaucoup de personnalités bordelaises du monde des arts, de l’éducation, de la recherche et de l’armée. Je reconnais des universitaires qui avaient organisé et participé au colloque sur le verre et le vin, et je salue le sourire de ce jeune normalien qui avait réuni Alexandre et moi-même pour une soirée vineuse à l’école Normale Supérieure. Andrée Médeville et son mari propriétaires de Gilette sont venus en voisins et nous évoquons leur fille qui gère de façon tonique le Château Les Justices. May Eliane de Lencquesaing est une fois de plus tout sourire et l’atmosphère de cette réception est à la bonne humeur et aux échanges policés et raffinés. Un champagne Bollinger glisse en bouche pour faciliter les discussions et un Château de Fargues 2002 me plait beaucoup. Son nez est incisif et sa trace en bouche présente et confortable. Je cherche en mémoire le goût de l’Yquem 2002 pour peser les similitudes. Je serais tenté de préférer le Fargues mais l’expérience est faussée car je bois ce Fargues sans référence aux années voisines alors que l’Yquem 2002, coincé entre un 2001 himalayesque et un 2003 follement romanesque se fait discret et timide alors qu’il est un Yquem serein. On ne tranchera donc pas, mais je signale toutefois la réussite de ce Fargues.
Heureux de l’ambiance qui a le raffinement de l’hôte des lieux je me rends au château d’Yquem sous une pluie qui commence à devenir insistante. Lorsque l’on veut m’orienter vers un parking, je cite un nom qui sonne comme un sésame, ce qui me permettra de garer mon véhicule non loin du château.
La pluie a regroupé tous les invités dans les salons du château. Nous serons quelques fanatiques à aller admirer le soleil tardif qui sous la pluie rase les vignes d’Yquem. Dans le compte-rendu que j’avais fait du même cocktail lors de Vinexpo 2001, j’avais signalé ce moment magique où le soleil de solstice, pour son coucher le plus lointain vers le nord, envoie des rayons perpendiculaires aux vignes qui caressent le vert des feuilles d’un rose rare. Aujourd’hui, le ciel plombé d’humidité est d’une couleur envoûtante qui évoque des fleurs carnivores prêtes à dévorer mon cœur.
Une coupe de Dom Pérignon 1999 est nécessaire pour toaster avec les personnes présentes. Je suis plus réservé que Richard Geoffroy sur ce millésime qui n’a pas encore décidé de se livrer. Sandrine Garbay est plus ravissante que jamais, Valérie est souriante, et les personnes qui ont contribué au succès du récent dîner que j’avais organisé à Yquem en ont encore un frais souvenir. Je vais saluer Marc Demund, le traiteur d’Yquem qui a concocté des canapés très adaptés à Château d’Yquem 1996 au nez précis, à la belle présence, mais qui n’a pas l’excitation des plus séducteurs. Nous en parlons avec Francis Mayeur qui aime beaucoup ce millésime et dit fort justement qu’il prendra sa place dans l’histoire comme celle d’un Yquem dans la définition d’Yquem. Je rencontre avec un infini plaisir Bérénice Lurton, propriétaire de Château Climens pour lequel j’ai les yeux de Chimène. Je pourrais aussi écrire « pour laquelle », car notre conversation fut certainement la plus plaisante de toutes celles que j’ai eues durant cette semaine. Nous avons parlé liquoreux bien sûr mais aussi longuement de gastronomie et nous avons commenté Yquem 1954 généreusement offert par Pierre Lurton. Ayant eu vent de ce choix j’étais allé voir Pierre pour lui dire : « tu prends un risque avec ce 1954 qui n’est pas facile à comprendre ». J’avais hélas pressenti ce qui se passerait car des distributeurs étrangers d’Yquem ont dit à Pierre que ce 1954 était passé, alors qu’il s’agit d’un cadeau du ciel. L’attaque de ce vin en bouche est très fluide, aqueuse, comme l’eau d’un ruisseau qui rebondit sur des pierres qu’elle lèche. Puis le vin s’installe en bouche et ne veut plus la quitter, avec un final renversant et pénétrant. Et ce qui est passionnant, c’est que l’on hésite entre les évocations de fruits oranges bruns et celles de thé, d’infusion, de feuilles trempées dans une concoction d’alchimiste. Ce vin extrêmement typé envoûte par son charme énigmatique et j’étais ravi que nous le comprenions, Bérénice et moi, avec la même grille de lecture. La pluie insistait et servait à tous d’excuse pour rester un peu plus longtemps. Sur le chemin du retour, la trace indélébile de l’Yquem 1954 est le plus précieux des réconforts.
Avec un ami collectionneur d’Yquem.