Yvan Roux, qui tient table d’hôtes à proximité de chez moi, l’un des plus grands metteurs en scène des poissons et crustacés de la Méditerranée, est un ami de Michel Troisgros, le célèbre restaurateur de Roanne. Yvan avait émis l’idée depuis plusieurs mois de nous présenter l’un à l’autre et une date fut prise. Yvan me dit : « je te donnerai le menu à midi, et tu apporteras les vins que tu veux ». Et il ajouta cette phrase incroyable : « j’ai refusé toutes les autres tables ce soir, car je veux que nous soyons tranquilles pour dîner entre amis ». Une telle décision en pleine saison au bord de la mer montre l’esprit de liberté du personnage.
Je reçois le menu, et l’exercice s’annonce difficile pour deux raisons, l’une est que j’ai l’habitude de faire l’inverse, qui est de choisir des vins et de demander au chef de trouver des recettes adaptées à mes vins, et l’autre est que dans le Sud, ma cave est très peu fournie. Mais Yvan allait me compliquer encore la tâche en décidant certains plats qui ne sont pas naturellement des amis du vin. Voici le texte que je reçus : Beignets de Rasteigues (Anémones de Mer) / Cru, Cuit de Thon aux Graines de Sésame et au Soja / Fleurs de Courgette Farcies (Aubergines, Tomates confites, Echalotes, Oignons nouveaux, Basilic, Pignons) et fleurs de Courgettes Tempura. / Carpaccio de Loup sauvage à L’huile d’olives parfumée à la Vanille de Madagascar et citron vert. / Seiches en Papillote au Lard de « Pata Negra ». / Demi langouste rôtie dans son jus. / Soufflé à la Vanille et son sorbet aux fruits de la Passion.
J’ai choisi les vins sans demander de modifier des plats, afin que l’exercice soit le plus pur possible, mais sachant que Babette, la femme d’Yvan, adore les Maury, j’ai suggéré à mon arrivée à Yvan de mettre un fondant au chocolat à la place du soufflé.
Yvan me voyant ranger mes bouteilles dans son réfrigérateur me dit : « ah, sur le Dom Pérignon, je te bats », ce qui lui valut cette réponse : « montre un peu, pour voir ». Et Yvan qui nous invitait eut une générosité supplémentaire en ouvrant de sa cave un champagne Dom Pérignon 1983 en magnum.
Les convives arrivent, Michel et son épouse Marie Pierre, Jean Max et Patricia, amis d’Yvan et grands amateurs de vins et de bonne chère, ma femme et moi. Babette et Yvan nous accueillent et sur une table posée sur la terrasse je sers, car ce soir je serai sommelier, le Dom Pérignon. Sa couleur est d’un or de blé éclatant de soleil, son nez est d’une noblesse et d’une rare pureté. En bouche je sens une évocation furtive d’écorce d’orange suivie d’un goût salin. Michel le trouve très sec. Il est particulièrement racé, noble et élégant. C’est un très grand champagne, embelli encore par le format de la bouteille. Les admirables beignets d’anémones vont très bien avec le champagne car il y a une juxtaposition de sucré et de salé et un iode discret. Michel Troisgros pose beaucoup de questions à Yvan sur sa façon de préparer tous les produits de la mer, ce qui permet de prendre conscience de l’extrême érudition d’Yvan Roux. Mais cela montre aussi la grande simplicité de Michel qui s’émerveillera avec sincérité des prouesses d’Yvan, n’essayant jamais de faire un quelconque étalage de sa science. Ce sont les grands hommes qui sont les plus modestes.
J’ai pensé à créer des accords plutôt inhabituels pour que l’on puisse en bavarder. Sur le thon, fondant en bouche comme un bonbon, chair absolument exquise, j’ai servi un Château Chalon Jean Bourdy 1952, d’une année dont je raffole, d’autant plus qu’elle était un peu restée dans l’ombre dans les annales de la famille Bourdy alors qu’elle se montre éblouissante.
Michel est très surpris de l’acidité juvénile de ce vin. L’accord est judicieux et d’autant plus que, sans aucune concertation préalable, Yvan a ajouté des copeaux de noix au coulis qui caressait le thon. Ce Château Chalon est puissant, d’une belle acidité qui ne masque pas le côté chaleureux du vin. L’accord m’a plu car la chair du thon est exceptionnelle.
Sur les fleurs de courgettes, j’ai choisi un Châteauneuf-du-Pape « Les Olivets » Roger Sabon 1974. Le vin va délicieusement bien avec la fleur farcie mais refuse toute alliance avec les beignets de fleurs au sucre prononcé. C’est un Chateauneuf de compétition. Il en a la définition pure, un équilibre serein. Je suis amoureux de ces vins qui sont d’un jeu parfaitement juste, sans la moindre exagération de l’une quelconque de ses caractéristiques. Il est très aidé par le calme de l’année 1974 qui ne pousse à aucun excès.
J’avais demandé à Yvan de ne pas exacerber le citronné de son carpaccio de lotte, et l’accord avec le champagne Salon 1988 est absolument exceptionnel. Michel signala sa réussite particulière. Le Salon 1988 est transcendantal. Il m’évoque un roman policier. A la page 82, on croit avoir trouvé le meurtrier et le mobile, mais les rebondissements vont être nombreux jusqu’au mot « fin » de la page 320. Avec Salon 1988, on croit avoir saisi de nombreuses saveurs, mais il en arrive des tombereaux supplémentaires qui surprennent à chaque gorgée. Enigmatique, d’une complexité rare, c’est un champagne merveilleux, accouplé à une chair de lotte parfaite.
Je n’avais aucune ambition particulière pour l’accord du champagne Salon avec les seiches, et la surprise vint du plat, sans doute le plus cuisiné de tous ceux qu’Yvan a faits, ce qui lui valut des félicitations appuyées de Michel Troisgros. Le plat est d’une rare élégance, d’un goût affirmé où la seiche se reconnaît bien, et le Salon a suivi le mouvement avec dignité, laissant la vedette au plat délicieux.
Les langoustes que nous mangeons ce soir sont particulièrement goûteuses.
Le Château d’Yquem 1988 que j’ai associé à cette chair est très puissant. L’accord qui est intéressant fonctionne beaucoup moins bien qu’avec la cigale de mer au goût plus typé. Il eût fallu un Yquem 1987 pour que l’équilibre se fasse. Avec la partie brune de la tête qui côtoie le corail, l’accord est brillant. Cet Yquem épanoui est magistral, mais trop fort pour que le mariage soit émouvant.
Sur le fondant au chocolat, le Maury La Coume du Roy, de Volontat 1925 joue sur son terrain, avec l’appui du public. Je fais la remarque de ne pas commencer par le sorbet au fruit de la passion, mais à ma grande surprise le Maury accepte le sorbet, tout en restant plus à l’aise avec le fondant.
Si je dois classer les vins de ce dîner je mettrais en tête le Salon 1988, suivi du Dom Pérignon 1983, les deux étant absolument passionnants. Vient ensuite l’Yquem 1988, plus pour sa valeur intrinsèque que pour l’accord qu’il a créé.
Il se dégage de plus en plus qu’Yvan Roux met en valeur les produits de la mer d’une façon remarquable, et les commentaires de Michel Troisgros ne peuvent que le conforter dans la voie qu’il a choisie. L’ambiance fut amicale, décontractée, souriante et Michel Troisgros s’est révélé être un convive chaleureux, simple d’approche, bon vivant, soucieux de comprendre les cuissons, les recettes et les vins. Ce fut une inoubliable soirée.