Avec Elizabeth, la femme de mon ami, nous allons faire du shopping. Dans un immeuble immense, un centre d’achats ressemble à la fois à un souk de Marrakech, aux Puces de Saint-Ouen et à un fourre-tout de China Town. L’objet essentiel de cet ensemble de magasins, ce sont les cadeaux, les bijoux et les diamants. Il y a de grandes tentations à des prix rendus plus doux par la faiblesse du dollar. Nous visitons ensuite le MOMA, le musée d’art moderne de San Francisco, et nous allons déjeuner à Sutro’s, un restaurant qui surplombe la mer sur la côte Pacifique, à côté d’une immense plage de sable où un vent violent projette des vagues qui attirent des kite-surfs. Une barmaid aux gestes adroits, saccadés et efficaces prépare des cocktails pendant que nous attendons qu’une table se libère dans la salle à manger qui donne sur une mer déchaînée.
Nous faisons ensuite une promenade touristique en voiture qui nous conduit au Golden Gate au moment où les « Blue Angels », la patrouille de voltige de l’armée de l’air fait de nouveau des exercices au dessus de la baie de San Francisco.
A 17 heures, je vais avec mon ami Steve ouvrir les vins du dîner familial. Ce sera au restaurant Masa’s, dont le chef est Gregory Short, le chef sommelier Alan Murray, et le maître d’hôtel Adam Lovelace. J’ouvre mes deux bouteilles et Steve les ouvre hors de ma présence, car il ne veut pas que je sache à l’avance les surprises de ce soir. Le bouchon du Carbonnieux 1928 vient en mille morceaux. Les odeurs que révèle la bouteille me paraissent saines. Le bouchon du Suduiraut 1929 vient entier et c’est un parfum capiteux qui envahit la pièce. Nous retournons à l’hôtel pour nous préparer et nous nous retrouvons, Steve, Elizabeth, les deux enfants de Steve, la fiancée de l’aîné, ma femme et moi dans une salle toute petite, qui est l’antichambre de la cave du restaurant. Une table de sept y est dressée. La confidentialité de notre groupe est préservée, mais les émanations de vins dans cette cave mal aérée vont tirer des bâillements toute la soirée de la part de nos hôtes, sensibles au manque d’oxygène.
Le menu est tout un programme : butternut squash soup, brown butter foam / bone marrow custard, truffle sauce, crispy bone marrow / farm raised Siberian Osetra caviar, melted leeks, salsify purée, chive infused oil / German butterball potato salad, applewood smoked bacon, Spanish capers, French cornichons, micro celery, whole grain mustard vinaigrette / whole roasted Hiramé, wilted young spinach, maitake mushrooms, preserved meyer lemon infused broth / sweet butter poached Maine lobster, caramelised baby lettuce, brioche toast, lobster vinaigrette / whole roasted Mallard duck foie gras, French green lentils, jonathan apples, red shiso, apple gastrique / sautéed Paine farmes squab breast, honey roasted quince, wilted young chard, confit leg, “jus de grenadine” / pan-roasted rack of Millbrook farms venison, poached seckel pear, roasted chestnuts, sauce “au poivre” / Artisan cheese, fleur de maquis (sheep), capricious (goat), Montbriac (cow) / petit sorbet, ginger-orange-carrot “slurpee” / pear charlotte, carmelized pears, raspberries, blackberries, streusel, caramel sherbet.
Tous ces intitulés sont révélateurs de la volonté du chef. Il a réussi un repas de très grande qualité, valant au moins une étoile. Les accords avec les vins n’ont pas toujours été pertinents, mais cela n’a pas empêché de bien les déguster.
Le Champagne Cristal Roederer 1990 est une agréable surprise. Je ne bois pas fréquemment ce champagne, favori d’Elizabeth, et celui-ci me ravit. Donnant déjà des signes de maturité, il a des accents de fruit confit. Dense, typé, de forte personnalité, c’est un grand champagne.
Le Château Olivier, Graves blanc 1945 est d’une couleur d’un or presque mangue. Le nez est policé. En bouche, ce vin pourrait constituer une leçon de choses. Car trop de gens pensent qu’un vin blanc évolué est madérisé. On est en présence d’un vin élégant à qui la maturité a donné une autre personnalité, d’un talent certain. Ce vin de gastronomie est d’un immense plaisir.
Le Château La Gaffelière, Saint-Emilion 1959 est d’une jeunesse folle. Son nez est frais et expressif, et en bouche, on jurerait un 1986. Je suis tellement dérouté par sa jeunesse que je ne profite pas comme il conviendrait de son équilibre joyeux.
Le contraste est fort avec le Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1934 qui lui, fait vraiment son âge. Sa couleur est étonnamment claire, d’un rose maigrelet, mais en bouche, c’est un agréable témoignage de 1934. Pas le meilleur car il accuse une certaine fragilité, mais j’aime beaucoup sa façon de se présenter, l’acidité ne gênant pas le plaisir.
Le Château Carbonnieux 1928 que j’avais senti avec intérêt à l’ouverture affiche maintenant une odeur de bouchon. Ça m’énerve au plus haut point, car cela fait deux bouteilles faibles que je partage avec mon ami Steve, l’Issan 1899 fatigué et ce Carbonnieux 1928 bouchonné. Heureusement, la sauce au poivre du daim permet d’apprécier le vin qui en bouche ne se ressent pas trop de son nez de bouchon. Mais quand même, on ne peut le déguster comme il pourrait être, car il sait être brillant, l’un des beaux exemples de 1928.
L’Echézeaux Domaine de la Romanée-Conti 1964 me fait sourire en le sentant, car il y a cette signature poivrée qui n’appartient qu’au domaine. Le vin très bourguignon ne peut que me séduire. C’est un vin très agréable et complice même s’il manque un peu de coffre. Il compense par une belle joie de vivre.
Le Château Suduiraut 1929 avait un nez d’une puissance rare à l’ouverture. Il confirme maintenant. D’une couleur très foncée, il offre des arômes d’orange confite, de datte. C’est un vin exceptionnel de plénitude, de joie, de perfection. Il va très bien avec les saveurs de noix et de caramel.
Je n’ai pas fait voter l’ensemble de la table, mais j’ai recueilli le vote de Steve. Il classe ainsi : 1 – Château Olivier 1945, 2 – Château Suduiraut 1929, 3 – Echézeaux DRC 1964, 4 – Château La Gaffelière 1959.
Mon vote est : 1 – Château Suduiraut 1929, 2 – Champagne Cristal Roederer 1990, 3 – Château La Gaffelière 1959, 4 – Echézeaux DRC 1964.
La performance du Suduiraut que j’avais apporté compense ma vexation d’avoir apporté un vin bouchonné. Les vins furent tous très bons à part celui-là. Le chef a réussi son dîner et particulièrement le foie gras et le pigeon, le service fut impeccable. N’était l’absence d’aération de notre salle où nous étions cernés par des rangées de bouteilles de la cave et submergés par des odeurs de vin, ce fut un dîner très agréable, marqué par le désir de partage que nous avons structuré avec cet ami américain.