Le Grand Tasting démarre son premier jour et c’est toujours intéressant de voir les vignerons qui installent et débouchent leurs vins qui vont être livrés aux commentaires du public. L’assistance est nettement plus nombreuse que l’an dernier et paraît d’une grande qualité. Il y a de nombreux connaisseurs. La qualité du public répond à la qualité des vignerons, car il y a dans les stands de très grands noms du vin. On m’a proposé par amitié d’être à la table des conférenciers pour les « Master Class » de mon choix, pour apporter d’éventuelles anecdotes au-delà des commentaires brillants de Michel Bettane, Thierry Desseauve ou Bernard Burtschy. Je suis donc à la première session aux côtés de Marcel Guigal, Philippe d’Halluin de Mouton, Eric Rousseau, Mathieu Kaufmann de Bollinger, monsieur Humbrecht père et son chef de culture prénommé Alexandre pour déguster les vins en compagnie d’une assemblée de près de 200 personnes.
Le champagne Bollinger 2003 est le vin de toutes les anomalies. Il a donc reçu une étiquette qui diffère de celles des champagnes habituels. Il s’appelle 2003 by Bollinger et son carton d’emballage met en exergue les vignes sous la neige. En 2003, il a fait moins onze degrés le onze avril. 80% des grands crus ont eu des bourgeons brûlés par le froid. La récolte a été étonnamment précoce, sur seulement neuf jours du 21 au 30 août. L’acidité du vin est inférieure à la moitié de la norme habituelle, et, dernière anomalie, alors que Bollinger distribue en ce moment le millésime 1999, voilà que l’on sort en même temps le 2003. Mathieu Kaufmann dit que cela ressemble à ce qui s’est passé pour le millésime 1976. Il se pourrait donc que ce champagne hors norme vieillisse lui aussi. Je trouve son nez très racé, une belle fraîcheur en bouche, très peu d’acidité. On me souffle : compote, épices, fruits cuits, ce qui est vrai. La composition du vin a été faite avec seulement trois crus au lieu de quinze, mais ce sont les trois crus historiques de Bollinger. Je trouve à ce vin composé d’un tiers de chardonnay et de deux tiers de pinot noir une belle longueur vineuse.
Le Riesling Clos Windsbuhl Zind Humbrecht 2002, d’un domaine fondé en 1959, a un nez classique de pétrole auquel s’ajoutent les fleurs blanches. En bouche l’attaque est sucrée, puis le poivre s’installe avec des esquisses de violette et de rose. Le chef de culture Alexandre parle de biodynamie avec des mots enthousiastes mais mesurés ce qui rend le discours très crédible. Ce vin est très pur, mais on sentira mieux son talent dans quelques années.
Le Chambertin Clos de Bèze domaine Armand Rousseau 2004 est présenté par Eric, petit fils du fondateur de ce domaine en 1910. La robe est rose grenat, d’un rubis clair. Le nez est très pur. En bouche, c’est d’une clarté absolue. Le vin est magnifique et c’est bien la pureté qui est remarquable.
Le Château Mouton-Rothschild 2005 a une couleur très sombre. Le nez est d’une densité immense à côté de celui du Chambertin plus léger. Le nez est lourd. En bouche, c’est d’une densité incroyable et l’on comprend que ce vin ait été encensé par la critique. Plusieurs personnes parlent de l’extrême précision des tannins. Ce vin combine élégamment force et finesse et son final est aérien. Il y a là la promesse d’un très grand vin.
La Côte Rôtie La Turque Guigal 1999 qui n’est que le quinzième millésime de La Turque a une couleur de sang de pigeon, d’un beau rubis sur les parois du verre. Le nez est un parfum doucereux. L’attaque du vin est d’une fraîcheur incroyable. La finale est mentholée, aérienne. C’est beau comme tout. Marcel Guigal explique que la côte blonde est calcaire et la côte brune est oxyde de fer. La Turque est une côte brune, la seule ayant une exposition plein sud, et Marcel parle d’un vin androgyne. La fraîcheur est éblouissante.
Les trois expressions de vins rouges sont saisissantes. J’ai suggéré aux deux cents personnes présentes de ne pas dire : « j’ai préféré tel vin » car il faut aimer les trois, qui représentent ce qui se fait de mieux dans trois régions qui font des vins très différents. Nous avons goûté trois vins qui représentent l’extrême de la qualité possible. Trahissant les conseils que je donne, je dirais que j’ai adoré La Turque. J’en ai trop dit ?
La deuxième « Master Class » à laquelle j’assiste me place à côté de Véronique Boss-Drouhin qui parle avec un charme rare des vins de sa propriété.
Le Chablis Grand Cru Les Clos Joseph Drouhin 2002 a un nez très discret. La robe est déjà d’un jaune qui commence à se frotter d’or. L’attaque est ensoleillée et le vin est joyeux en bouche. Alors que Michel Bettane vante ses qualités de chablis, je le trouve plus rond et moins orthodoxe que le Bougros de William Fèvre. Son final enlevé est très beau. Ce vin doit bien vieillir.
Le Beaune Clos des Mouches blanc Joseph Drouhin 2004 a un nez minéral très proche des nez de Meursault. Le nez est intense et le pétrole se supporte bien. Il y a des arômes de noisette grillée. Le vin est beaucoup plus ample. Le vin est très frais, très fluide et sa finale est fraîche.
Le Nuits-Saint-Georges Richemones 1er Cru Joseph Drouhin 2005 provient d’une parcelle dont le vin n’est normalement pas vinifié sous son appellation mais intervient dans des assemblages. Il a été jugé tellement bon qu’il a été décidé de le sortir sous son nom. L’attaque est forte en bouche. Il y a du poivre, un goût assez âpre, mais il a du charme et de la séduction. Il a de la force et des tannins riches qui attaquent la bouche. Il va grandir. C’est un vin original qu’il faut laisser vieillir.
Le Clos Vougeot Joseph Drouhin 2001 a une belle couleur assez pâle. L’attaque en bouche est exceptionnelle. Très fruité, doté d’une palette aromatique large, il frappe par sa belle fraîcheur en bouche. Ce bel aperçu de la maison Joseph Drouhin fut convaincant.
Je suis allé ensuite dans les allées, plus pour parler que pour déguster de façon systématique. J’ai goûté un Château Gilette 1985 encore gamin mais très prometteur, le Clos de Tart 2006, un gamin déjà très doué et le Clos de Tart 2001 d’une réussite technique exemplaire, la cuvée Femme de Duval Leroy 1998 bien faite mais manquant peut-être d’un peu de folie, un très jolie cramant de Mumm, quatre champagnes de Jacquesson que j’ai adorés dont le 732, puis les millésimes 1996 et 1990. J’ai un faible pour le 1996. J’ai bu un champagne Philipponnat Clos des Goisses 1999 dont j’aime la pureté et une magnifique cuvée du champagne Mailly.
Je suis allé voir Hervé Bizeul, vigneron d’avant-garde au verbe aussi audacieux que ses vins, et sur quatre rouges que j’ai bus, dont un Clos des Fées vieilles vignes et un Clos des Fées auxquels j’ai du mal à adhérer car les pistes explorées dont je comprends le risque sont extrêmes pour moi, c’est la Petite Sibérie qui m’a enchanté, car même si l’on est à l’avant-garde de l’avant-garde, je respecte la démarche et mon palais l’accepte. J’aimerais que la pendule puisse s’accélérer pour que je boive ce vin dans vingt ans. Il devrait être spectaculaire.
Je suis de nouveau retourné en « Master Class » car Alain Senderens allait expliquer sa démarche gastronomique en faisant des travaux pratiques sur des vins que nous allions goûter. J’aurais aimé dialoguer avec lui sur ses propositions, car la confrontation de nos points de vue eût été enrichissante, mais Alain était trop dans son sujet et c’est un plaisir immense de l’entendre, quand on y arrive, car Alain changeait constamment son micro de place, le son se perdant quand il bougeait les bras ce qui fut fréquent. Alain a expliqué sa démarche dont la majeure est le vin que le plat doit suivre et non précéder. Il dit une chose qui mériterait d’être méditée : « les accords aromatiques sont les plus faciles. Les accords tactiles sont les meilleurs ».
Le Meursault Charmes Bouchard Père & Fils 2001 a un nez extrêmement parfumé. En bouche c’est aussi parfumé. Alain pense à une langoustine croustillante dont il ajouterait à la sauce épicée des zestes de citron. Je partage cette analyse si la langoustine est volumineuse. La chair d’un gros turbot irait sans doute aussi.
Le Riesling Grand Cru Kessler Heisse Wanne maison Dirler 1998 a un nez subtil. En bouche, c’est doux, fruité. Il y a une légère amertume de thé. L’idée d’Alain du foie gras poché dans un bouillon aux épices est lumineuse. Il pense aussi à homard et volaille cuite dans l’argile. J’aurais vu aussi un veau avec une sauce au thé.
Le Beaune Grèves rouge Chanson 2005 est dur. C’est beaucoup trop jeune, quelle que soit sa promesse. Alain dit qu’il faut faire disparaître la sécheresse du vin. Il pense à un perdreau au choux ou bien à « l’oreiller de la belle Aurore », pâté en croûte servi froid, plat légendaire de Brillat-Savarin que peut-être seulement quatre chefs font encore en France, et seulement sur commande. J’ai aimé le final extrêmement mentholé, mais j’ai considéré qu’il vaudrait mieux laisser vieillir ce vin que de lui trouver un compagnon culinaire.
Le Chateau Suduiraut 2002 a un nez superbe. Le final est salin ce qui est curieux. Le vin combine élégamment sucre et acidité. La suggestion tourne autour des agrumes, mais Alain passera plus de temps à éreinter l’ineptie de mettre sauternes et foie gras qu’à suggérer un plat.
C’est sur le Maury Mas Amiel, cuvée Charles Dupuy, vintage 2005 qu’Alain Senderens me parut le plus extraordinaire, car il pense à son célèbre canard Apicius. Et c’est sûr que ce vin bien jeune dégusté déjà la veille et que j’ai adoré trouverait sa voie auprès de ce canard.
Alain Senderens a parlé de sa relation au vin en disant : « le vin me parle, et c’est lui qui corrige mes plats ». Grand moment de connivence avec un chef de génie.
Je devais assister à un cocktail après cette journée, réunissant tous les vignerons qui partageraient leurs vins entre eux, sans public. La fatigue était trop forte. J’ai abandonné ce qui fut sûrement un grand moment de convivialité.