Le 95ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant de l’hôtel Bristol. Des amis italiens de passage à Paris ayant exprimé le souhait de participer à ce dîner, j’ai porté la taille de notre groupe à douze, ce qui semble la limite pour bien déguster des vins. Une table de douze serait difficile à placer dans la magnifique salle du restaurant d’hiver, aussi Eric Fréchon nous fit la gentillesse de nous accorder la salle du restaurant d’été que nous avons pour nous seuls. Lorsque j’arrive pour ouvrir les bouteilles déjà présentées sur une table en attente de cette opération je constate la beauté du lieu et le confort de disposer d’un si grand espace. Mon ami italien qui loge à l’hôtel vient voir comment se passe la cérémonie d’ouverture. Quand il sent le Mouton 1964 extrêmement poussiéreux et voit ma sérénité, il fait des yeux ronds. Il doit se demander si je suis sain d’esprit en restant calme devant un vin à l’odeur particulièrement inamicale. Il eut un large sourire quand il constata la perfection du parfum de ce vin au moment où nous le bûmes. Les bouchons ne me posent pas de difficulté particulière. Une fois de plus je vois que le bouchon de La Tâche 1964 est recouvert d’un sédiment noir poussiéreux qui sent la terre de la cave de la Romanée Conti. Les senteurs les plus belles à l’ouverture sont dans l’ordre : Yquem 1918, Clos Sainte-Hune 1990 qui est une bombe olfactive, et Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1974. Le Pétrus 1994 a une odeur très élégante, et le vin d’Algérie que j’avais annoncé d’un niveau très bas, en dessous de ce qui est considéré comme « vidange », et qui était surnuméraire, a une odeur très agréable, légèrement torréfiée.
Les convives arrivent presque tous à l’heure mais c’est le « presque » qui est gênant, car il est quasi impossible d’accueillir l’ensemble de la table à l’heure dite. Nous prenons l’apéritif debout avec un Champagne Laurent Perrier Grand Siècle années 60 qui est une belle introduction dans le monde des vins anciens. La couleur est très ambrée, la bulle est moyennement active. Le parfum est intense et en bouche c’est un vin délicat, avec des évocations de caramel. C’est délicieux si, comme je le suggère, on entre dans la logique d’un vin qui n’a pas grand-chose à voir avec un Grand Siècle actuel.
Nous passons à table et voici le menu créé par Eric Fréchon et Jérôme Moreau : Saint-Jacques à la plancha, gnocchi à la truffe noire, jus de mâche et beurre noisette / Macaronis farcis truffe noire, artichaut et foie gras de canard, gratinés au vieux parmesan / Oignon rosé de Roscoff carbonara, royale de lard fumé, truffe noire et girolles / Parmentier de queue de bœuf, sauce vin rouge / Pamplemousse en sorbet, écume de combava, meringue à la poudre d’amande / Café, friandises et chocolats. Lorsqu’Eric Fréchon m’a envoyé son projet de menu, il a considérablement chamboulé l’ordre des vins que j’avais indiqué. Il y a dans son schéma des séries particulièrement osées. Je me suis dit : « pourquoi pas ? ». Il faut savoir oser de telles nouveautés pour vérifier si mes repères peuvent être élargis.
La table est particulièrement jeune et enjouée, quatre femmes illuminant la pièce de leur beauté. Les compétences œnologiques sont variées, la moitié de la table étant formée d’habitués et l’autre de novices de ces exercices.
Sur le premier plat, le Champagne La Grande Dame, Veuve Clicquot Ponsardin 1990 est présenté en même temps que le Champagne Dom Ruinart Blanc de Blancs 1961. Le plus jeune est d’un jaune clair et fait gamin, alors qu’il a 17 ans, à côté de son aîné qui est ambré comme le Laurent Perrier, avec un peu plus d’orangé clair. Le champagne la Grande Dame est très bon, mais l’intérêt se concentre sur le Dom Ruinart dont j’aime la bouteille de toute beauté, qui représente, à mon sens, la perfection du champagne. Tout est exact dans le goût de ce champagne évolué mais parfaitement équilibré. Ce pourrait être le sauvage compagnon de folies gastronomiques car je le sens prêt à s’adapter à toutes les situations. Il est long en bouche, imprégnant, et je l’adore.
Au lieu des blancs qui suivent généralement les champagnes, nous allons démarrer par une première série de rouges, et c’est particulièrement étonnant que l’on mette en scène aussi tôt un vin de la Romanée Conti. Le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1974 est associé, pour mon plus pur plaisir au Morgon Champy 1970. J’aime ces unions morganatiques et ce d’autant plus qu’un ami à qui j’avais montré la liste des vins de ce dîner auquel il n’assisterait pas m’avait prédit que le beaujolais n’aurait pas d’intérêt. Il faut tuer les préjugés. Le Grands Echézeaux a un nez qui est typiquement de la Romanée Conti. Nous en sourions avec un convive dijonnais qui connaît bien les vins du Domaine. Le nez est subtil, raffiné et en bouche les évocations partent dans d’innombrables directions feutrées. Tous les convives qui boivent leur premier vin du Domaine en sont émerveillés. Le sel, la terre, sont des racines du goût de ce vin bien épanoui. Pendant ce temps là, le Morgon montre une joie de vivre, une assise en bouche d’une folle jeunesse. Il y a tant de gouleyant dans ce vin simple que l’on est séduit. Ah, bien sûr, on est loin de la complexité du bourguignon, mais c’est joyeusement bon. Le plat de macaronis est divin, dionysien, et l’accord est d’une franchise rare.
Oser l’association de trois stars aussi disparates est un moment que je suis content d’avoir vécu, même s’il faut une flexibilité du palais particulièrement affutée. C’est un peu comme mettre sur scène en même temps Diam’s, Lino Ventura et Sarah Bernhardt. Ça pulse ! J’ai cependant retardé l’arrivée sur scène du troisième, pour qu’il n’écrase pas les deux premiers. Sur l’oignon se présente le Pétrus 1994 qui a un nez d’une délicatesse folle. En bouche, ce sont des gymnopédies. Il déroule tant de finesse que l’on est emporté comme dans une valse étourdissante. Quand on passe au Montrachet Bouchard Père & Fils 1999 il faut attacher sa ceinture, car ça démarre en trombe, avec une palette aromatique dont il est impossible de faire le tour. Ça change tout le temps. On peut y voir des milliers d’évocations de fleurs blanches, de fruits frais, et c’est, malgré la puissance, d’une délicatesse particulière. Aussi, quand le Riesling Clos Sainte Hune Trimbach 1990 arrive, c’est une bombe aromatique et gustative dont le potentiel s’exprime en mégatonnes. S’il y a une belle distribution complexe, la première impression est quand même monolithique. C’est le pack de rugby qui avance sans se poser de question. Je suis amoureux de ce vin parfait, envahisseur du palais au-delà de l’imaginable. Alors, repasser de l’un de ces vins à l’autre est un exercice de gymnastique difficile, mais je suis reconnaissant à Jérôme Moreau de nous avoir suggéré de le tenter. Ces trois vins sont si différents qu’il est très difficile de juger de leur adaptation au plat d’autant qu’ils ont un calibre supérieur au sien. C’est sans doute le Pétrus qui convient le mieux.
J’expliquais à des convives la différence que je fais entre les « accords de surf » et les « accords de boxe », ceux où vins et mets voguent ensemble ou au contraire se provoquent et j’en fis discrètement l’expérience en goûtant un peu du Parmentier avec le Sainte-Hune. C’est tout simplement prodigieux. Mais ce plat est conçu pour d’autres vins.
La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1964 a un nez salin qui ressemble à celui du Grands Echézeaux, mais il fait plus fatigué. Ma voisine qui est avec son époux une fidèle parmi les fidèles considère les vins du Domaine comme des mythes dont elle est l’adoratrice. Aussi est-elle un peu frustrée de voir que certains de ces vins peuvent ne pas être au firmament. Moins gênés que d’autres, le dijonnais et moi savons lire entre les lignes et nous en profitons. Mais La Tâche est ici en jeu un peu faible. Tout-à-coup, comme si un réveil avait sonné, La Tâche se met à délivrer des fulgurances de perfection qui sauvent l’opinion que je commençais à me forger. A côté de lui, le Château Mouton-Rothschild 1964 au parfum totalement opposé à ce qu’il avait délivré il y a six heures, déborde de joie folle. Il m’évoque le velours et une goûteuse confiture de fruits rouges. Il est joyeux, juteux, jeune d’esprit et se complait en bouche. On le boit comme on goûte un bonbon. Pas franchement dans le style de Mouton il a cependant une caractéristique de ce vin : il ne laisse pas indifférent, et quand on l’aime, on l’adore.
Le vin de la même série mais servi en léger décalage est un Osmara Dom. De Feudeck, Comte Hubert d’Hespel Prop. à Jemmapes (Algérie) 1945. J’avais annoncé son niveau très bas ce qui fait que Jérôme Moreau n’avait même pas fait imprimer son nom sur le menu. D’une odeur agréable à l’ouverture, il se présente comme un grand vin au moment où nous le buvons. Il serait servi seul dans un repas, on l’apprécierait énormément. A côté des deux autres il fait même belle figure. Il évoque un peu un porto légèrement sec, en donnant au mot sec une connotation qui n’est pas péjorative. Très goûteux, très dense, légèrement fumé, il ressemble à un vin lourd du Rhône. Si le Mouton évoque les fruits rouges, l’Osmara rappellerait un peu la figue. Sa longueur en bouche ne dévie pas ce qui démontre que sa baisse de niveau ne l’a pas blessé. C’est un vin particulièrement intéressant car on a peu de repères. Le Parmentier est un joyau de cuisine bourgeoise.
Le dessert qui accompagne le Château d’Yquem 1985 est une merveille d’intelligence. La justesse de ton pour cet agréable Yquem est remarquable. On sent tout le travail qui est fait entre Eric Fréchon et Jérôme Moreau pour coller aux vins. Certains novices qui découvrent Yquem sont conquis. C’est un Yquem classique, très rassurant.
De convention entre Eric et moi, le Château d’Yquem mise Van der Meulen 1918 est servi seul comme un dessert à part entière. Au moment où nous l’appréhendons, le vin confirme le parfum inoubliable qu’il disperse autour de nous, halo de bonheur. Nous sommes à un sommet de ravissement. En bouche, l’agrume et le thé sont si présents que je demande à Sébastien, le maître d’hôtel particulièrement zélé de nous faire apporter des tranches de pamplemousse rose. Et l’association est divine. L’Yquem est d’un or d’airain, tout en agrumes et en thé, peu sucré et le bonheur de boire cet Yquem est comparable au charme d’une geisha pratiquant l’art de la conversation.
La tradition du vote a été particulièrement intéressante, car aucun des convives n’aurait pu imaginer une telle diversité des votes. Cela devrait donner beaucoup d’humilité aux experts qui pensent qu’il y a un goût universel ou pour le moins consensuel. Car sur les treize vins du repas, onze ont figuré dans les quartés. Et les deux qui n’y figurent pas sont de très bons vins : le Veuve Clicquot la Grande Dame 1990 qui brillerait en un autre endroit a été étouffé par le Dom Ruinart 1961, et le délicieux Morgon 1970 était entouré de trop de merveilles. Autre sujet d’étonnement et de fierté pour moi, sept vins ont eu droit à un vote de premier. Ce qui fait que sur douze convives, sept ont choisi différents chouchous pour leur soirée. C’est une leçon sur la diversité des goûts. Les vins qui furent nommés premiers sont : Yquem 1918 quatre fois, Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1974 et Pétrus 1994 deux fois, Dom Ruinart 1961, Clos Sainte-Hune 1990, Montrachet Bouchard 1999, Yquem 1985 une fois. Le vin le plus fréquent dans les votes est le Grands Echézeaux, suivi du Mouton. Le vin d’Algérie au niveau bas a figuré dans quatre votes, ce qui est spectaculaire.
Le vote du consensus serait : 1 – Yquem 1918, 2 – Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1974, 3 – Clos Sainte-Hune 1990, 4 – Mouton-Rothschild 1964.
Mon vote a été beaucoup plus difficile que d’habitude. Car il y a tellement de vins que je voudrais encourager comme le Pétrus 1994 si joli, le Montrachet ou le Grands Echézeaux. J’ai eu comme mes convives de longues hésitations. Le vote que j’ai retenu est : 1 – Yquem 1918, 2 – Clos Sainte-Hune 1990, 3 – Mouton-Rothschild 1964, 4 – Dom Ruinart 1961. Tout le monde a compris qu’il y a une cohérence entre le fait de demander de ne pas juger les vins lorsqu’on les boit et de procéder à des votes, car ces votes ne constituent en aucun cas une critique des vins. C’est un exercice ludique qui montre sur quels vins chacun a le plus vibré. La personne qui a voté en numéro un pour Yquem 1985 et n’a pas cité dans son quarté Yquem 1918 a un palais différent du mien. Vive la différence ! Une autre question que l’on peut se poser : si pour des vins très disparates les préférences sont aussi variées, à quoi cela sert-il de donner des descriptions analytiques d’une précision confondante, si cela ne sera pas perçu de la même façon par des dégustateurs ?
Nous avons eu ce soir la cuisine épanouie d’un Eric Fréchon au sommet de son art. Les goûts sont francs, lisibles, et cela convient parfaitement aux vins anciens. Jérôme Moreau a suggéré des audaces et je lui en suis reconnaissant. Dans cette belle salle que nous avions pour nous tous seuls, au milieu des rires, nous avons passé une soirée raffinée et mémorable. Une preuve de plus : plus d’une heure après la fin du repas, personne ne voulait quitter la table.