A l’heure dite, deux amis fidèles qui avaient assisté au centième repas et leurs épouses, ainsi que le fils de l’un des couples se retrouvent au bar de cette belle maison.
J’avais repéré sur la carte un Champagne Clos des Goisses Philipponnat 1980 d’une année qui normalement n’inspirerait pas beaucoup d’amateurs, mais que j’avais adorée lorsque je suis allé visiter le champagne Philipponnat. Ce champagne dégorgé en février 2006 me donne un coup de poing au cœur dès la première gorgée. Le nez est splendide, mais c’est surtout un miel chatoyant qui conquiert mon esprit. Le Winston Churchill avait la classe. Le Clos de Goisses a un charme à succomber. C’est immense.
Nous avons pris un menu dégustation qui est normalement prévu pour s’associer aux vins de la maison Moët & Chandon. Comme nous avons été immergés dans des délices incommensurables de cette maison, nous choisissons de ne pas écorner l’irréalité de notre expérience par des champagnes trop récents. Lorsqu’il s’agit de choisir les vins, le jeune sommelier extrêmement sympathique qui avait lu les intitulés de quelques dîners que j’ai organisés faillit tomber par terre quand je lui dis que nous ne chercherons pas des accords mets et vins. C’est un petit peu comme si Zidane disait à un de ses fans qu’il n’aime pas le football. La raison que je n’ai pas commentée outre mesure, c’est que l’on sent que la cuisine de Didier Elena est autiste. Il ne sera pas possible dans le foisonnement de saveurs contraires de faire surgir des accords. Alors faisons vivre les plats et les vins chacun dans leur monde.
La lecture du menu est éclairante pour justifier mon pessimisme : foie gras de canard aux champignons blancs et amandes, truffes noires et vin d’orange / lard fermier du pays basque à la broche, calamars farcis d’herbes, praire, poulpe, et haricots blancs cuisinés ensemble / homard bleu au beurre de crustacés, macaroni gratinés et coquillages, sucs de tomates truffés / bar de ligne, oursin, citron-fenouil au goût légèrement aillé / veau de lait en fines escalopes roulées dans une concassée de noix, asperges vertes, sabayon de Macvin et vieux gouda / fromages (préférés au dessert à la pomme qui n’irait pas avec mon vin) / pamplemousse rose en amertume, douceur d’un biscuit rose de Reims. On comprend à ces intitulés pourquoi je n’ai pas cherché à concilier l’inconciliable.
Le Champagne Alfred Gratien Brut Cuvée Paradis n’arrive pas du tout à se positionner après le génial Clos des Goisses 1980. Quand nous avions passé la commande, nous ne pensions pas boire autant. Il était évident qu’il eut fallu inverser l’ordre des champagnes, car cet Alfred Gratien est trop désavantagé. Un certain manque d’imagination apparaît dans ce contexte, alors que nous aurions sans doute aimé ce champagne s’il avait débuté.
Le Meursault les Rougeots J.F. Coche Dury 2001 est un hymne à la joie. Le tuner est mis sur le volume maximum. Il y a la joie de vivre, la puissance et l’explosion aromatique d’un vin riche et tout fou. J’adore ce vin totalement sans complexe.
Rien dans le menu ne pouvait justifier que nous buvions un Chambertin Clos de Bèze Domaine Armand Rousseau 2001. Seules l’opportunité et l’envie ont commandé ce choix. Quelle grâce, quelle finesse se montrent à nos papilles conquises. Bien sûr c’est jeune. Mais la jeunesse a aussi du charme du fait de la naïve exposition de tous ses trésors gustatifs, sans chercher à les ordonner. Vin de charme, de plaisir, il est d’une immense séduction.
J’avais apporté au château de Saran quatre bouteilles supplémentaires, « pour le cas où ». Aucune n’ayant été nécessaire, compte tenu de l’amitié qui me lie à ces deux amateurs, j’ai décidé de leur offrir ce vin dit « de réserve », Château d’Yquem 1959. Le vin est d’origine, jamais rebouché et d’un niveau parfait. La couleur est d’un orange ambré soutenu. Le parfum est renversant et l’un de mes deux amis se pâme. Il considère que c’est l’un de ses plus grands Yquem. Je lui fais remarquer que ce 1959 sublime est quand même nettement surpassé par le 1904 de la veille, mais je n’insiste pas trop, car je sens que mon ami vit une extase. Cet Yquem aux tons de pamplemousse, d’un charme totalement équilibré est d’une race absolue. C’est la définition du grand Yquem quand il a cinquante ans alors qu’hier c’était la perfection de l’Yquem centenaire. Il va sans dire que ce vin surpasse les vins de ce dîner. Nous n’avons pas voté, car ce n’était pas l’endroit, mais les deux plus beaux de ce soir sont l’Yquem 1959, de très loin, que je ferais suivre du Clos des Goisses 1980.
Le matin au réveil je lis l’article de François Simon qui critique le choix qui a été fait des cinquante plus grands restaurants de la planète par une revue anglaise. J’aime la pertinence des remarques parfois acerbes, et je les confronte à mon impression sur la cuisine de Didier Elena.
La première remarque concerne la générosité. Je trouve absolument anormal que les deux tiers de la charge calorique du repas viennent d’éléments que l’on n’a pas commandés. Une jeune fille absolument charmante vient en début de repas nous proposer une dizaine de pains différents. On les prend comme on se choisirait des macarons, et en y ajoutant un peu de beurre, on est déjà saturé avant même que n’arrive le premier plat. La seconde remarque concerne le patchwork gustatif de tous les plats. Le palais est perdu au milieu de ces compositions hétéroclites. Ce chef a sans doute du talent. Mais je crois qu’une certaine forme de restauration excessive se doit d’être déclarée obsolète. Je souhaite malgré ces remarques beaucoup de succès à ce chef qui est un peu l’enfant chéri des critiques.
Notre jeune sommelier a été parfait. Le service est irréprochable. Le petit déjeuner du lendemain est délicat, ce qui est bon baromètre pour juger d’un hôtel. La chambre est spacieuse, le soleil nous a permis de profiter du parc. Ce prolongement du centième dîner dans une chaude amitié fut un grand moment.